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« Hé, attention ! Tu te prends pour Ayrton Senna, ou quoi ? » j’ai crié.
Le type, un Descendant, est passé à deux centimètres de moi, à toute bringue. Ne s’est pas
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Henri s’arrête devant le portail ouvert, sa grosse valise dans une main, un bocal vide et hermétiquement fermé dans l’autre. Au bout de l’allée se dresse la Résidence, un rectangle rose pâle régulièrement percé de fenêtres carrées et coiffé d’une toiture inutilement tarabiscotée, comme si on avait collé ensemble vingt pavillons de banlieue identiques.
Son fils Bruno avait proposé de l’accompagner, mais Henri a choisi d'arriver seul. Il a toujours préféré la solitude. Seul, il pense plus juste, il fait les bons choix. La première fois qu’on lui a dit : Monsieur Charrière, ce n’est pas bien de rester tout seul à votre âge, il a ri, comme si cette affirmation n’avait aucun sens. Pas bien, qu’est-ce que ça veut dire ? Et puis la phrase est revenue, dans la bouche de Bruno, dans celle du facteur, celle de sa voisine à peine plus jeune que lui. Et la pensée des autres a commencé à brouiller la sienne. A coups de visites courtoises, puis de remarques anodines, et enfin d’arguments imparables, ils lui ont fait baisser la garde. Alors un matin, il a appelé la Résidence que Bruno avait sélectionnée pour lui (loyer raisonnable, personnel qualifié, proche toutes commodités), rempli des kilomètres de paperasse, mis sa maison en vente, fait sa valise. Et au moment de quitter pour toujours le coin de paradis où Bruno avait grandi, où il avait accompagné Rosie jusqu’à ses derniers instants, où chaque mètre carré de mur portait la trace de leurs mains, dans cet ultime moment de solitude, il avait pensé par lui-même une dernière fois. Il avait attrapé un bocal de confiture dans le sas d’entrée, escaladé la colline derrière son terrain, ouvert le bocal pour qu’il se remplisse à ras-bord de l’air d’ici, et l’avait soigneusement fermé.
A l’heure de son dernier soupir, c’est cet air-là qu’il voudrait respirer.
Henri se tient devant le portail. Au bout de l’allée, une dame au sourire professionnel l’attend. Il serre son bocal contre lui, et s’avance vers elle d’un pas qu’il voudrait décidé. Ne pas avoir l’air vieux. Ne pas avoir l’air dépendant.
« Bienvenue, monsieur Charrière. Entrez, vous serez bien ici, vous verrez. »
Bien, qu’est-ce que ça veut dire ? pense Henri.
« Pourriez-vous m’indiquer les toilettes ?
- Bien sûr. Au début de ce couloir, sur la droite. Laissez vos affaires ici, je vous les surveille. »
Une dame plus jeune rejoint la première.
« C’est le nouveau ?
- Oui.
- Il n’a pas l’air dans son assiette.
- Ils sont tous comme ça, au début, et puis ils s’habituent.
- Si je posais un bouquet de fleurs dans sa chambre, ça lui ferait plaisir ?
- Certainement.
- Tu sais où je pourrais trouver un vase ?
- Oh, tu n’as qu’à les mettre dans ce vieux bocal qu’il a apporté. Après tout, c’est le contenu qui est important, pas le contenant. »
Son fils Bruno avait proposé de l’accompagner, mais Henri a choisi d'arriver seul. Il a toujours préféré la solitude. Seul, il pense plus juste, il fait les bons choix. La première fois qu’on lui a dit : Monsieur Charrière, ce n’est pas bien de rester tout seul à votre âge, il a ri, comme si cette affirmation n’avait aucun sens. Pas bien, qu’est-ce que ça veut dire ? Et puis la phrase est revenue, dans la bouche de Bruno, dans celle du facteur, celle de sa voisine à peine plus jeune que lui. Et la pensée des autres a commencé à brouiller la sienne. A coups de visites courtoises, puis de remarques anodines, et enfin d’arguments imparables, ils lui ont fait baisser la garde. Alors un matin, il a appelé la Résidence que Bruno avait sélectionnée pour lui (loyer raisonnable, personnel qualifié, proche toutes commodités), rempli des kilomètres de paperasse, mis sa maison en vente, fait sa valise. Et au moment de quitter pour toujours le coin de paradis où Bruno avait grandi, où il avait accompagné Rosie jusqu’à ses derniers instants, où chaque mètre carré de mur portait la trace de leurs mains, dans cet ultime moment de solitude, il avait pensé par lui-même une dernière fois. Il avait attrapé un bocal de confiture dans le sas d’entrée, escaladé la colline derrière son terrain, ouvert le bocal pour qu’il se remplisse à ras-bord de l’air d’ici, et l’avait soigneusement fermé.
A l’heure de son dernier soupir, c’est cet air-là qu’il voudrait respirer.
Henri se tient devant le portail. Au bout de l’allée, une dame au sourire professionnel l’attend. Il serre son bocal contre lui, et s’avance vers elle d’un pas qu’il voudrait décidé. Ne pas avoir l’air vieux. Ne pas avoir l’air dépendant.
« Bienvenue, monsieur Charrière. Entrez, vous serez bien ici, vous verrez. »
Bien, qu’est-ce que ça veut dire ? pense Henri.
« Pourriez-vous m’indiquer les toilettes ?
- Bien sûr. Au début de ce couloir, sur la droite. Laissez vos affaires ici, je vous les surveille. »
Une dame plus jeune rejoint la première.
« C’est le nouveau ?
- Oui.
- Il n’a pas l’air dans son assiette.
- Ils sont tous comme ça, au début, et puis ils s’habituent.
- Si je posais un bouquet de fleurs dans sa chambre, ça lui ferait plaisir ?
- Certainement.
- Tu sais où je pourrais trouver un vase ?
- Oh, tu n’as qu’à les mettre dans ce vieux bocal qu’il a apporté. Après tout, c’est le contenu qui est important, pas le contenant. »