Les pieds englués dans la vase, Caroline avançait prudemment entre les palétuviers. L'eau tiède et poisseuse jusqu'aux genoux, elle frôlait de ses doigts fins la substance verte qui habillait le ... [+]
Métro San Antonio : 7h33
Le quai était bondé comme chaque matin. Mais aujourd'hui, Clara n'entendait pas le cliquetis des portables, les soupirs fatigués, les pieds qui trépignent : un mal de ventre la tenaillait. La bouche géante du panneau publicitaire d'en face s'animait et Clara était hypnotisée. Ces lèvres lui rappelèrent soudain qu'elle s'était réveillée avec une furieuse envie de crier.
"Réveillez-vous bandes d'abrutis ! Les bleus partent ! Ils désertent vos corps reconditionnés ! Bientôt vous n'serez plus qu'un tas de pantins ! Reprenez-vous ! "
Clara leva les yeux au ciel en soufflant, tourna la tête et aperçut la jeune fille qui vociférait. Putains d'ados ! Y en avait tous les coins de rue, avec leur chapeau noir et leur fleur de tulipe cousue sur le rebord. Avant le Grand Reseat, ils pullulaient déjà, hurlant à la fin du monde. Clara se demandait quand le gouvernement allait enfin les enfermer une bonne fois pour toutes.
"Écoutez-moi bien ! Notre seule chance est de sauver les tulipes ! Il est encore temps ! "
— Me casse les oreilles, celle-la, avec ses tulipes !
— Laisse-nous donc aller bosser tranquilles, espèce de tarée ! Y a déjà assez à faire avec nos vies !
"Vos vies de moutons parqués sur les quais !" se moqua l'adolescente.
— T'entends le bruit des bottes, elles viennent pour toi, espèce de folle !
— C'est pas trop tôt ! Qu'on la foute au Dortoir !
« Votre attention s'il vous plait. Le prochain train à destination de San Javier entrera en gare dans une minute. Eloignez-vous de la bordure du quai »
L'annonce automatique agita la foule tandis que la police la fendait sans ménagement pour atteindre l'adolescente. Clara, piégée par le mouvement, glissa plus près de la jeune femme et de ses hurlements. L'attroupement jouait des poings, le brouhaha montait et Clara trébucha. Une main la releva et on lui enfonça quelque chose sur la tête. Un coude se logea douloureusement dans ses côtes, lui faisant presque oublier son mal de ventre. Surgi de la masse, un policier fondit sur elle et lui attacha les mains dans le dos pendant qu'un autre la bâillonnait :
— Allez hop ! Au Dortoir !
Le métro arriva enfin et les gens se pressèrent d'y monter. Alors qu'elle se débattait et criait à l'erreur, les portes du train se fermèrent. Elle aperçut son reflet dans la vitre : un chapeau noir à tulipe trônait sur sa tête.
Fourgon : 7h56
Dans la camionnette, le jeune homme assis à côté de Clara se balançait d'avant en arrière et murmurait sans s'arrêter : « Tulipa ! Tulipa ! Tulipa ! ». Elle aurait aimé lui dire de la fermer, mais le bâillon l'en empêchait. Elle tourna la tête vers la vitre pour éviter ses yeux hagards.
Le paysage défilait et Clara songeait au bâtiment de béton aux façades aveugles vers lesquels elle se dirigeait. Jamais elle n'aurait pensé se retrouver enfermée un jour dans le Dortoir des fêlés. La rumeur disait qu'on les piquait pour endormir leur cerveau avant de les relâcher. Ils redescendaient en ville, groggy, traînant les pieds, les yeux figés. Il n'était pas rare que Clara croise l'une de ces loques avachie sur un trottoir un jour, puis, perchée sur un caisson en bois le lendemain, criant la fin du monde. Elle ne savait pas comment, mais ils finissaient toujours par se ranimer.
Sur les hauteurs de San Domingo, Clara découvrit un nouveau point de vue de sa cité grise aux cheminées fumantes. Seuls quelques points rouges égayaient encore le paysage. Mais les champs de tulipes ne formaient plus au loin que des taches noires aux pétales flétris. Son mal de ventre la fit grimacer.
Le Dortoir : 8h47
— Messieurs, vous faites erreur ! Tenez ! Ma pièce d'identité ! Je suis Clara Fritz ! Journaliste à Informacia ! avait crié Clara une fois la bouche libérée.
— C'est ça ! C'est ça ! Ferme-la ou c'est moi qui vais fermer ta grande bouche à tout jamais.
— Appelez George Santanos, il vous confirmera !
En entendant le nom du Directeur du journal officiel du gouvernement, le policier saisit finalement le portefeuille de Clara, avant de la pousser dans la grande salle commune où s'entassaient la jeune bande des chapeaux à tulipes. Clara jeta le sien par terre.
Un jeune homme à l'acné florissante s'approcha d'elle, les yeux fixes et le doigt pointé juste au-dessus de son nombril :
— Ton bout de bleu, là, protège-le !
Clara ferma ses deux bras sur son ventre pour éviter d'être touchée par ce jeune fou. Elle s'éloigna dans un coin de la pièce et se retrouva à côté d'un grand type sans chapeau :
— Faut pas avoir peur d'eux. Ils essaient juste de vous prévenir.
— De la fin du monde ? se moqua Clara.
— Depuis le Grand Reaset, ils essaient de sauver ceux qui peuvent encore l'être.
— Je ne comprends pas. Des reasets, y en a tous les ans. On se débranche. On se rebranche. Et on est de plus en plus performants !
— Ou de moins en moins. Ça dépend du point de vue.
— Je ne comprends pas.
— Vous, vous êtes encore sauvable. C'est le morceau de bleu dans votre ventre qui nous le dit.
— De quoi vous parlez ? Les bleus n'ont jamais existé.
— Allons, allons. Détrompez-vous. Les bleus ont toujours été en nous. Vous souvenez-vous de la fin de la comptine ?
— Quelle comptine ?
— Ils vous l'ont fait oublier, comme à tout le monde, depuis le début des reasets. "Protège ton âme, au bleu profond, et les portes s'ouvriront".
— Quelles portes ?
— Celles vers l'éternité.
Clara leva les yeux au ciel :
— Vous croyez à ces sornettes, vous ?
— Aujourd'hui plus que jamais. C'était le dernier Grand Reaset avant la Page Blanche. Bientôt ils nous débrancheront pour de bon, ils finiront de détruire les tulipes et l'univers se brisera petit à petit.
— Clara Fritz ! gueula un infirmier en blouse blanche.
Clara se leva d'un bond :
— Pas trop tôt !
L'homme saisit sa main :
— Cherchez, et vous comprendrez.
— Oui, oui, bien sûr ! Allez, bon courage !
— Si un petit morceau se casse, tout l'univers se casse !
À ces mots, le ventre de Clara se tordit de plus belle. En sortant de la pièce, elle sentit le papier qu'il avait glissé dans sa paume.
127 rue des Miraflores : 10h36
Postée devant l'interphone, Clara ne savait pas où sonner. À part l'adresse, le papier n'indiquait rien. Elle faillit se raviser et rentrer chez elle, quand son regard fut attiré par la sonnette sans nom. Elle appuya.
— Mot de passe ? surgit une voix lointaine.
Surprise, Clara bafouilla.
— Mot de passe ? répéta la voix ferme.
— J'en sais foutre rien, moi ! râla Clara en tournant les talons, exaspérée.
En s'éloignant du bâtiment, elle se demanda ce qu'il lui avait pris de se rendre à cette adresse donnée par un fou dans une maison de fous. Que foutait-elle dans le quartier des chapeaux à tulipes ?
— Tulipa ! cria Clara dans un éclair de lucidité.
Elle courut vers l'interphone, sonna à nouveau, et livra le mot de passe.
— Troisième étage à gauche.
Un adolescent l'attendait sur le palier, devant une porte ouverte. Clara hésita à entrer, mais l'odeur irrésistible des fleurs envahissant ses narines la poussa malgré elle à l'intérieur. Des milliers de tulipes étaient cultivées là, hors sol. Clara pencha son nez au-dessus de l'une d'elles. Son ventre fourmilla et le mal qui la tenaillait depuis le matin se dispersa dans l'air. Un corps invisible se forma sous sa peau, pris le temps de l'étreindre comme pour la remercier, puis se dilata lentement jusqu'à se confondre avec le vide. Ou était-ce le plein ? Clara ne distinguait plus rien. Elle transcendait l'espace. Elle transcendait le temps. Comme lorsqu'elle était petite fille. Elle s'en souvenait à présent : elle était une âme bleue, un petit morceau d'un très grand univers.
Métro San Antonio : 7h33
La majorité des corps debout sur le quai étaient gris et abandonnés. Mais certains, encore bleutés, pouvaient être sauvés.
Clara se percha sur l'un des sièges vides, posa son chapeau noir et rouge sur sa tête et hurla depuis son ventre :
— Réveillez-vous bandes d'abrutis ! Les bleus partent ! Ils désertent vos corps reconditionnés ! Bientôt vous n'serez plus qu'un tas de pantins ! Reprenez-vous !
Le quai était bondé comme chaque matin. Mais aujourd'hui, Clara n'entendait pas le cliquetis des portables, les soupirs fatigués, les pieds qui trépignent : un mal de ventre la tenaillait. La bouche géante du panneau publicitaire d'en face s'animait et Clara était hypnotisée. Ces lèvres lui rappelèrent soudain qu'elle s'était réveillée avec une furieuse envie de crier.
"Réveillez-vous bandes d'abrutis ! Les bleus partent ! Ils désertent vos corps reconditionnés ! Bientôt vous n'serez plus qu'un tas de pantins ! Reprenez-vous ! "
Clara leva les yeux au ciel en soufflant, tourna la tête et aperçut la jeune fille qui vociférait. Putains d'ados ! Y en avait tous les coins de rue, avec leur chapeau noir et leur fleur de tulipe cousue sur le rebord. Avant le Grand Reseat, ils pullulaient déjà, hurlant à la fin du monde. Clara se demandait quand le gouvernement allait enfin les enfermer une bonne fois pour toutes.
"Écoutez-moi bien ! Notre seule chance est de sauver les tulipes ! Il est encore temps ! "
— Me casse les oreilles, celle-la, avec ses tulipes !
— Laisse-nous donc aller bosser tranquilles, espèce de tarée ! Y a déjà assez à faire avec nos vies !
"Vos vies de moutons parqués sur les quais !" se moqua l'adolescente.
— T'entends le bruit des bottes, elles viennent pour toi, espèce de folle !
— C'est pas trop tôt ! Qu'on la foute au Dortoir !
« Votre attention s'il vous plait. Le prochain train à destination de San Javier entrera en gare dans une minute. Eloignez-vous de la bordure du quai »
L'annonce automatique agita la foule tandis que la police la fendait sans ménagement pour atteindre l'adolescente. Clara, piégée par le mouvement, glissa plus près de la jeune femme et de ses hurlements. L'attroupement jouait des poings, le brouhaha montait et Clara trébucha. Une main la releva et on lui enfonça quelque chose sur la tête. Un coude se logea douloureusement dans ses côtes, lui faisant presque oublier son mal de ventre. Surgi de la masse, un policier fondit sur elle et lui attacha les mains dans le dos pendant qu'un autre la bâillonnait :
— Allez hop ! Au Dortoir !
Le métro arriva enfin et les gens se pressèrent d'y monter. Alors qu'elle se débattait et criait à l'erreur, les portes du train se fermèrent. Elle aperçut son reflet dans la vitre : un chapeau noir à tulipe trônait sur sa tête.
Fourgon : 7h56
Dans la camionnette, le jeune homme assis à côté de Clara se balançait d'avant en arrière et murmurait sans s'arrêter : « Tulipa ! Tulipa ! Tulipa ! ». Elle aurait aimé lui dire de la fermer, mais le bâillon l'en empêchait. Elle tourna la tête vers la vitre pour éviter ses yeux hagards.
Le paysage défilait et Clara songeait au bâtiment de béton aux façades aveugles vers lesquels elle se dirigeait. Jamais elle n'aurait pensé se retrouver enfermée un jour dans le Dortoir des fêlés. La rumeur disait qu'on les piquait pour endormir leur cerveau avant de les relâcher. Ils redescendaient en ville, groggy, traînant les pieds, les yeux figés. Il n'était pas rare que Clara croise l'une de ces loques avachie sur un trottoir un jour, puis, perchée sur un caisson en bois le lendemain, criant la fin du monde. Elle ne savait pas comment, mais ils finissaient toujours par se ranimer.
Sur les hauteurs de San Domingo, Clara découvrit un nouveau point de vue de sa cité grise aux cheminées fumantes. Seuls quelques points rouges égayaient encore le paysage. Mais les champs de tulipes ne formaient plus au loin que des taches noires aux pétales flétris. Son mal de ventre la fit grimacer.
Le Dortoir : 8h47
— Messieurs, vous faites erreur ! Tenez ! Ma pièce d'identité ! Je suis Clara Fritz ! Journaliste à Informacia ! avait crié Clara une fois la bouche libérée.
— C'est ça ! C'est ça ! Ferme-la ou c'est moi qui vais fermer ta grande bouche à tout jamais.
— Appelez George Santanos, il vous confirmera !
En entendant le nom du Directeur du journal officiel du gouvernement, le policier saisit finalement le portefeuille de Clara, avant de la pousser dans la grande salle commune où s'entassaient la jeune bande des chapeaux à tulipes. Clara jeta le sien par terre.
Un jeune homme à l'acné florissante s'approcha d'elle, les yeux fixes et le doigt pointé juste au-dessus de son nombril :
— Ton bout de bleu, là, protège-le !
Clara ferma ses deux bras sur son ventre pour éviter d'être touchée par ce jeune fou. Elle s'éloigna dans un coin de la pièce et se retrouva à côté d'un grand type sans chapeau :
— Faut pas avoir peur d'eux. Ils essaient juste de vous prévenir.
— De la fin du monde ? se moqua Clara.
— Depuis le Grand Reaset, ils essaient de sauver ceux qui peuvent encore l'être.
— Je ne comprends pas. Des reasets, y en a tous les ans. On se débranche. On se rebranche. Et on est de plus en plus performants !
— Ou de moins en moins. Ça dépend du point de vue.
— Je ne comprends pas.
— Vous, vous êtes encore sauvable. C'est le morceau de bleu dans votre ventre qui nous le dit.
— De quoi vous parlez ? Les bleus n'ont jamais existé.
— Allons, allons. Détrompez-vous. Les bleus ont toujours été en nous. Vous souvenez-vous de la fin de la comptine ?
— Quelle comptine ?
— Ils vous l'ont fait oublier, comme à tout le monde, depuis le début des reasets. "Protège ton âme, au bleu profond, et les portes s'ouvriront".
— Quelles portes ?
— Celles vers l'éternité.
Clara leva les yeux au ciel :
— Vous croyez à ces sornettes, vous ?
— Aujourd'hui plus que jamais. C'était le dernier Grand Reaset avant la Page Blanche. Bientôt ils nous débrancheront pour de bon, ils finiront de détruire les tulipes et l'univers se brisera petit à petit.
— Clara Fritz ! gueula un infirmier en blouse blanche.
Clara se leva d'un bond :
— Pas trop tôt !
L'homme saisit sa main :
— Cherchez, et vous comprendrez.
— Oui, oui, bien sûr ! Allez, bon courage !
— Si un petit morceau se casse, tout l'univers se casse !
À ces mots, le ventre de Clara se tordit de plus belle. En sortant de la pièce, elle sentit le papier qu'il avait glissé dans sa paume.
127 rue des Miraflores : 10h36
Postée devant l'interphone, Clara ne savait pas où sonner. À part l'adresse, le papier n'indiquait rien. Elle faillit se raviser et rentrer chez elle, quand son regard fut attiré par la sonnette sans nom. Elle appuya.
— Mot de passe ? surgit une voix lointaine.
Surprise, Clara bafouilla.
— Mot de passe ? répéta la voix ferme.
— J'en sais foutre rien, moi ! râla Clara en tournant les talons, exaspérée.
En s'éloignant du bâtiment, elle se demanda ce qu'il lui avait pris de se rendre à cette adresse donnée par un fou dans une maison de fous. Que foutait-elle dans le quartier des chapeaux à tulipes ?
— Tulipa ! cria Clara dans un éclair de lucidité.
Elle courut vers l'interphone, sonna à nouveau, et livra le mot de passe.
— Troisième étage à gauche.
Un adolescent l'attendait sur le palier, devant une porte ouverte. Clara hésita à entrer, mais l'odeur irrésistible des fleurs envahissant ses narines la poussa malgré elle à l'intérieur. Des milliers de tulipes étaient cultivées là, hors sol. Clara pencha son nez au-dessus de l'une d'elles. Son ventre fourmilla et le mal qui la tenaillait depuis le matin se dispersa dans l'air. Un corps invisible se forma sous sa peau, pris le temps de l'étreindre comme pour la remercier, puis se dilata lentement jusqu'à se confondre avec le vide. Ou était-ce le plein ? Clara ne distinguait plus rien. Elle transcendait l'espace. Elle transcendait le temps. Comme lorsqu'elle était petite fille. Elle s'en souvenait à présent : elle était une âme bleue, un petit morceau d'un très grand univers.
Métro San Antonio : 7h33
La majorité des corps debout sur le quai étaient gris et abandonnés. Mais certains, encore bleutés, pouvaient être sauvés.
Clara se percha sur l'un des sièges vides, posa son chapeau noir et rouge sur sa tête et hurla depuis son ventre :
— Réveillez-vous bandes d'abrutis ! Les bleus partent ! Ils désertent vos corps reconditionnés ! Bientôt vous n'serez plus qu'un tas de pantins ! Reprenez-vous !
les pays bas seront ou non le berceau d'une nouvelle civilisation.