Tri sélectif

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J'écris parce que je ne sais pas lire.

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L'impact des gouttes sur le métal me ramène à la réalité. Il pleut.
Je déteste en vrac la pluie, les gens, le tri sélectif, et diverses autres petites choses sans importance, mais par-dessus tout les trois premières, surtout quand il pleut !

J'ai détesté le tri sélectif dès sa mise en application. La seule vision matinale de ces troupeaux hideux de containers, ruminants modernes de notre indigeste surconsommation, suffit à gâcher ma journée. Je ne supporte guère plus la collecte cyclique des encombrants, les cimetières, les incinérations, la crémation. Au fond, c'est sans doute l'idée même de « déchet » et de son traitement, quel qu'il soit, qui m'est insupportable.
C'est d'ailleurs probablement pour une de toutes ces excellentes raisons que j'ai précipité mon tout premier cadavre du haut d'une décharge sauvage ouverte à ciel ouvert, à des kilomètres de mon domicile, par une nuit sans lune. N'allez pas pour autant en conclure que je suis asocial ou allergique à la moindre contrainte ; je sais parfaitement m'en accommoder et la contourner s'il le faut, pour conserver l'apparence d'un sens relationnel approprié dès qu'il s'avère nécessaire.

Deux interminables mois après cette brutale séparation nocturne, je déambulais, rêveur, lorsqu'au détour d'une allée, je tombais nez à nez sur celle qui allait prendre la relève. Le coup de foudre fut immédiat ! Nous étions faits l'un pour l'autre. Brillante, moderne, elle ne manquait pas d'arguments. Sous ses airs « nouvelle vague », elle affichait une énergie insoupçonnée, malgré un tempérament économe. Deux jours plus tard, elle s'installait chez moi.
Ainsi commença notre vie commune. Toujours disponible, laborieuse à la tâche, attentive et appliquée, elle ne ménageait pas ses efforts. L'entendre ronronner et la sentir vibrer me comblait d'aise. Ses longs moments de silence étaient un pur bonheur. Sous son regard médusé et sa bouche gourmande, je me livrais quelquefois à un numéro de chippendale dont j'avais le secret. Et les années s'écoulèrent, paisibles.
Jusqu'à, coïncidence, la veille de nos noces de laine... Elle commença alors à geindre, à devenir capricieuse. Ses vibrations se firent plus chaotiques. Elle manqua progressivement de chaleur. À sa décharge, pris par mes habitudes, j'avais fini par la délaisser. Je fis donc preuve de patience, espérant des jours meilleurs. Rien n'y fit. Ma patience devint colère, ma colère rage. Premières insultes, inutiles coups de poing ; elle ajouta des incontinences sporadiques à la manifestation de son insatisfaction.
Dès lors, ce n'est qu'aux heures creuses que je m'intéressais à elle. Mais elle n'aimait plus nos nuits. De sursauts en gémissements, de fureur en tremblement, elle devenait insupportable. Je fermais les portes. En vain, le bruit monte...
À l'aube du troisième jour, ma voisine du dessus, sens dessus dessous, probablement insomniaque et certainement dérangée, vint sonner. Son intervention fut rapide : « Monsieur, si vous pouviez faire en sorte de ne pas perturber votre entourage avec vos bruits intempestifs et inconvenants, je vous en serais reconnaissante. La prochaine fois, c'est la police. » Polie la dame, et convaincante. En signe d'apaisement, elle me tendit une main flasque, aux doigts boudinés ornés de bagues de pacotille aussi volumineuses que de mauvais goût. La sensation d'avoir serré le tentacule d'une pieuvre m'effleura, tout en la regardant repartir dans sa robe de chambre défraîchie, suivie de son parfum nauséabond. Pour sûr, une vieille fille comme elle, sans parent, sans ami, n'avait rien d'autre à foutre, hormis s'occuper de son chat, que d'emmerder ses voisins. Je déteste le tri sélectif, la pluie, les gens. Je hais les chats. C'est physique !
Il était inutile d'insister. Il me fallait reprendre la relation comme avant, dans la journée.
Je me hasardais donc à nouveau, dès l'aube, sans conviction, à une séance de chippendale. Lentement, elle ronronna, puis surchauffa et soudain disjoncta. C'est à cet instant précis que je pétai les plombs.
Le premier coup de tournevis fut le bon. D'autres suivirent.
Quelques couinements plaintifs. La « Bruyante » gisait là, éventrée, les entrailles à l'air, en travers de la salle de bain. Sa vieille carcasse ne m'était jamais apparue aussi encombrante. Dans un ultime épanchement, elle se vida de ses dernières humeurs visqueuses et fétides sur le tapis de douche.
Agir avec méthode, attaquer au marteau, finir à la scie électrique. Le reste ne serait qu'un jeu d'enfants ; un cadavre n'est encombrant que lorsqu'il est entier. En pièces détachées, il peut passer tout à fait inaperçu, pourvu que l'on mette toutes les chances de son côté en les dispersant aux quatre points cardinaux.
L'avantage d'un ensemble résidentiel avec une dizaine d'immeubles aux nombreuses entrées réside dans la quantité invraisemblable de containers disséminés aux quatre vents : verre, papier, carton, plastique... Une vraie forêt « verte » bienveillante, offerte à un Petit Poucet soucieux d'y éparpiller ses jouets cassés. Si on y ajoute la multitude de locaux à poubelles, planques obscures et isolées, antres clandestins de tous les interdits, le terrain de jeu prend des proportions de royaume.

L'important c'est la méthode, et la discrétion. Je déteste les excès. J'adore la discrétion ! J'avais d'ailleurs précautionneusement enveloppé le moteur de ma scie électrique d'un lourd tissu épais pour en réduire les nuisances sonores (chat échaudé craint l'eau froide), et j'en étais là de mon bilan d'ordre pratique, le marteau à la main, quand...
Un grattement timide à la porte d'entrée. J'ouvre. Le chat de la voisine. « Mais rentre donc, saloperie de vieux matou. Tu veux du lait ? » Aussitôt dit, aussitôt fait. Avez-vous déjà observé la délicate teinte rosée dont se colore la soucoupe pleine quand le chat de votre voisine vient de prendre un violent coup de marteau sur le museau ?
Je range la dépouille tiède de l'animal défiguré derrière le canapé en attendant la suite des événements, le marteau à proximité. Deux heures plus tard, sonnerie. Dans sa vieille robe de chambre qui baille encore de sommeil, la madame au chat, ma voisine affolée, la main pleine de ses doigts boudinés, baguée comme un troupeau de pintades, s'accroche au chambranle de la porte, pour m'empêcher de la refermer violemment sur son nez lourdement fardé.
— Z'auriez pas vu mon chat ?
Des prémices inexplicables d'érection me rendent soudainement aimable.
— Absolument pas, chère madame. Mais entrez donc, je vous prie. Mettez-vous à l'aise sur le canapé. Reprenez vos esprits et nous irons le chercher ensemble, si vous voulez. Je peux vous proposer un café ?
Le marteau est à portée de main. Il n'y a que le premier pas qui coûte...

Je suis retourné déambuler dans les allées. Un vendeur a enregistré ma nouvelle commande, m'a parlé d'obsolescence, du code de l'environnement, et m'a demandé si je souhaitais me débarrasser de l'ancien modèle lors de la livraison.
Selon les potins avisés de mon ancien voisinage, et de source sûre, la dame au chat du sixième étage de mon immeuble serait partie refaire sa vie avec le fils du concierge du bâtiment G.
Aux dernières nouvelles, une main tranchée, aux doigts boudinés chargés de bagues, aurait été retrouvée sur le tapis roulant d'une usine de recyclage de verre, dans le nord de la France.

L'impact des gouttes sur le métal me ramène à la réalité. Il pleut.
Je déteste la pluie, les gens, le tri sélectif. Je hais les chats, j'ai horreur des excès. J'abhorre les emmerdeurs et les empêcheurs de tourner en rond...
Mais je vénère l'inventeur de la scie électrique.
Ah ! Au fait ! Je viens d'emménager loin, très loin de mon dernier domicile. Je suis peut-être votre nouveau voisin.

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