Trente-deux

Toute histoire commence un jour, quelque part. Et à jour-j moins un de cet évènement, fait pour marquer les âges, le centre-ville était désert. La fourmilière des jours ordinaires avait disparu. Mais en longeant l’avenue du Conseil de l’Union, puis en tournant au rond-point des Poètes, on se retrouve devant la Place de la Liberté. On aurait dit que la fourmilière y avait emménagé.
Dans d’autres artères de la ville aussi, la lourdeur du moment transpirait à vue d’œil. Des pneus cramés à même le bitume, des tags tout le long de l’échangeur de l’Ouest, sur le moindre rond-point de la moindre ruelle ; on en avait même trouvés sur le mur de la Cathédrale centrale, et dans un humour morbide, certains plaisantaient en affirmant que Dieu lui-même avait choisi son parti, puisque de la fumée ou de la cendre, de la craie ou du feutre, transparaissait un message qui traversait les veines de la ville, dont la fièvre, degré après degré augurait de la déliquescence du corps social.
Au cours de la journée, nous avions sonné la mobilisation, ralliant jeunes et adultes qui s’opposaient au projet en cours. Notre association n’était qu’une parmi une vingtaine à être présent sur cette Place historique, située à deux kilomètres de l’Assemblée Nationale, où devait avoir lieu le vote. Ce vote contre le peuple, visant à donner au moins trois mandats supplémentaires à l’actuel président.
J’y étais, au milieu des miens, les membres du Collectif Boly Bannan Bi (3B). Jamais de mémoire d’homme, une aussi importante foule républicaine ne s’était rassemblée au cœur de la ville. Pendant les vingt-sept ans de règne, on aurait cru que le peuple s’était résigné, convaincu de mériter son sort. Mais peu à peu, des mutations s’opéraient et on commença à voir de plus en plus de graffitis contre le régime, des prises de positions fermes dans les medias, des conversations courageuses. Les opinions avaient évolué, forgées par l’épreuve de la privation, de la faim et du déshonneur.
Ce soir-là, il se susurrait que le pouvoir avait ses espions, nombreux parmi les manifestants, qui épiaient, écoutaient et n’hésiteraient pas à frapper au nom du maintien du statu quo. Déjà sur les réseaux sociaux, l’informaticien de notre Collectif était arrivé à déceler certains profils de ces acquis. C’est dire que le régime sentait que cette mobilisation n’était pas comme celles connues jusqu’alors, sectorielle ou corporatiste, fébrile ou éphémère. A lui seul, notre collectif était déterminé à secouer les colonnes de ce pouvoir, vermoulues par des années de mauvaise gouvernance.
Certains avaient prévu de dormir ; d’autres s’étaient résolus à veiller pour ne pas être surpris par une intervention musclée des forces de l’ordre. Mais à l’évidence, personne ne ferma l’œil. On devisait sur la mobilisation, ses conséquences, et jusqu’où le peuple serait prêt à aller pour gagner sa lutte.
— As-tu des nouvelles des mobilisations dans les autres régions ? demanda Loumou, le coordonnateur du Collectif.
J’étais la coordonnatrice chargée des mobilisations.
— Oui, dis-je. Dans les autres régions, des tracts continueront d’être distribués jusqu’à minuit pour inviter les populations à manifester demain. Seule la région du Sud entend aussi veiller sur la Place Guimbi comme ici dans la capitale.
— OK. Ça se passe donc comme prévu.
Loumou était de ces idéalistes qui ne transigent pas sur les principes démocratiques. On sentait une gaité mêlée d’une colère qui l’habitait en cette veille. Après que nous nous fumes assis, il reprit :
— Connais-tu la parabole du roi et du rocher ?
— Non, répondis-je.
— C’est l’histoire des usagers d’un chemin, obstrué par un rocher. Pendant longtemps donc, ces passants préféraient le contourner afin de continuer leur chemin. Jusqu’au jour où un d’entre eux pensa qu’il serait plus court et moins pénible d’enlever le rocher sur le sentier au lieu de devoir toujours le contourner. Alors, il convainquit les autres, et unis, ils déplacèrent le rocher. Le roi qui s’érige en obstacle au bien collectif est à cette image.
— Belle illustration du pouvoir par le peuple. Mais est-ce que tu penses que notre président la connait.
— Ça m’étonnerait. Il n’a pas fini de méditer sur ses tripatouillages constitutionnels pour songer à lire des histoires de ce genre.
Nous en rîmes à gorge déployée. Alertés, de plus en plus de manifestants se regroupèrent autour de nous.
— Tiens ! voilà une autre image selon un écrivain, s’exclama Ludovic, un membre du Mouvement Anti-Révision. Celle du roi qui se prosterne pour quémander le pouvoir, qui se redresse pour être intronisé et qui dès ce moment, exige que le peuple rampe à son pied.
— Mais là, c’est oublier d’où vient le pouvoir, s’offusqua un militant, habillé en tee-shirt portant l’effigie de Thomas SANKARA, et oublier même jusqu’à sa nature humaine à égalité avec les autres, poursuivit-t-il.
— C’est la réalité du pouvoir. Une machine à dénaturer, conclut Ludovic.
— Pas si sûr, riposta le disciple de SANKARA. Un politologue affirme que le pouvoir n’a pas de nature propre. Celui qui s’y mire voit en réalité ce qu’il est lui-même.
La nuit fut ainsi colorée : en contes de résistance.
A l’aurore, un moment de quasi-silence nous laissait mesurer la grandeur du jour qui se levait. Apres une semaine de paralysie de la capitale, nous espérions que la veillée organisée en centre-ville, aurait un effet présidentiel : le retrait pur et simple du projet de révision. Mais hélas ! Le jour et l’espoir ne sont pas arrivés à mettre fin à la nuit.
Il y avait sur la Place force groupes qui devisaient à voix basse, et à l’affut du moindre bruit. C’est à peine si certains ne posaient pas l’oreille sur le sol pour épier le moindre battement de cil de cette ville qui s’apprêtait à trembler. A sept heures, un de nos éclaireurs arriva sur la Place, tout essoufflé, et d’une voix qui fit tressaillir même les plus courageux, il s’écria :
— Les députés sont arrivés !
Ce mot eut l’effet d’une grenade au milieu d’une armée compacte, et au même moment, comme un seul homme, tous se dressèrent en ordre de bataille, le torse haut en direction de l’Assemblée Nationale.
La multitude se mit en rang, au pas, en entonnant en chœur l’hymne national. Les soldats qui entouraient la Place s’écartèrent, comme terrifiés par cette foule sacrée. A cinq cent mètres de la bâtisse du Senat, des éléments de la Compagnie républicaine de sécurité (CRS) s’avancèrent lentement, comme pour imiter notre mouvement dans un ton narquois. Mais, les visages graves trahissaient le feu qui couvait dans chaque poitrine.
C’est alors qu’à leur approche, Loumou se détacha de la foule de trois pas, et avec son speaker, il s’époumona :
— chers policiers, nous sommes vos frères. Les députés sont nos frères, et l’Assemblée Nationale est notre maison. Nous souhaitons simplement passer un message à nos élus. S’ils sont précieux, nous le sommes aussi, si nous ne sommes pas précieux, ils ne le sont pas non plus. S’ils veulent nous empêcher l’accès de leur Assemblée Nationale parce qu’elle est sacrée pour eux, notre constitution est aussi sacrée pour nous, si elle n’est pas sacrée pour eux, alors nous allons prendre leur Assemblée.
A ces paroles, la police resta insensible. Et en un temps record, toute la voix menant à l’Assemblée Nationale fut obstruée.
— En marche, camarade ! tempêta Loumou, le poing en l’air.
Du gaz lacrymogène s’éleva de tous les côtés. L’ordre de marche se brisa et tandis que certains se bouchaient les narines, d’autres ramassaient ces bouteilles pour les retourner à leurs expéditeurs. La détermination ne faiblissait guère. Consciente qu’elle devrait aller plus vite, la foule pressa le pas. Un coup de feu retentit et domina le tumulte. D’autres suivirent. Certains leaders de la première ligne s’écroulèrent, laissant comprendre ce qui se passait. Loumou lui-aussi, perdit l’équilibre.
Je m’écriai :
— Non !
— Le cadavre est à terre, mais l’idée est debout, murmura-t-il dans un râle qui se voulait toujours insoumis. Puis il ferma les yeux. Il affectionnait tant cette citation de Victor Hugo.
Ludovic saisit son pouls, ravala une larme qui scintillait dans ses yeux, et se retournant vers la foule :
— A l’Assemblée !
La foule répondit par des hurlements, un mouvement, ou se lisait mille envie de vengeance et mille poitrines hautaines haussées vers les canons. La foule ne marchait plus, elle courait ; elle ne respirait plus, elle mugissait. La répression recula d’un pas, d’un autre, et baissant les armes, se dissipa comme de la poudre soufflée par le vent. Enjambant les pick-up dressés en barricade, la rage enfonça les portails du sanctuaire fortifié, s’éparpilla en envahisseur dans son enceinte.
L’assaut avait commencé. En une minute, l’Assemblée Nationale fut mise à sac. La minute d’après, dans un ciel ensoleillé, s’élevèrent ces flammes dignes d’un incendie de mille forets abritant mille châteaux. Jamais flamme n’était montée si haut, caressant la cime des nuages, et donnant l’impression d’un soleil qui saignait. Du sang de Loumou et de huit autres martyrs.
Subitement, de sinistres sirènes sifflèrent devant l’Assemblée Nationale, du côté nord, du côté sud. Venues en renfort, la CRS soutenue par l’armée encerclait l’Assemblée Nationale, estimant nous prendre en souricière afin de procéder à des arrestations. Nous fumes ébahis par ce déferlement de casques, de matraques et de terreur. Ainsi donc, le régime surpris par la ténacité de la multitude, pensait pouvoir la contenir dans l’Assemblée et repousser les autres. Pourtant, la foule gazée se dispersait, et la foule dispersée se rassemblait, et la foule rassemblée avançait. Elle souffrait la fumée, l’eau chaude et violente, les balles. Onze insurgés tombèrent. Mais bientôt lasse, saturée, désarmée, la lâche armée de répresseurs leva le drapeau blanc. Le peuple triomphait.
La rue venait d’emporter une grande bataille. A l’intérieur de l’Assemblée Nationale ou nous étions, un journaliste s’approcha de moi et de Ludovic, cria assez fort pour se faire entendre dans ce prodigieux vacarme :
— Le président retire son projet et dissout le gouvernement. Il vient de faire une déclaration à la radio nationale.
— La révision de l’article 73 est partie en fumé avec l’Assemblée Nationale, lui répondis-je. Cela ne se discute donc plus. Nous exigeons maintenant qu’il dégage.
Se retournant vers la multitude, Ludovic cria de toutes ses forces :
— Nous ne bougerons pas avant le départ du président.
Elle ne demandait qu’à franchir cette étape ultime. C’est alors qu’une partie se détacha, et pris l’initiative de marcher sur le palais présidentiel. Sur le chemin, douze des nôtres perdirent la vie sous les balles de tireurs embusqués.
Mais enfin... Sûr de ne plus pouvoir renverser la vapeur, le président annonça sa démission. Sur le chemin de la province de Rida, aux alentours de treize heures, les habitants observèrent une procession de véhicules blindés qui roulaient à bonne vitesse vers la frontière côtière.
Le lendemain, toujours sur la Place de la Liberté, les leaders des organisations de la société civile (OSC), ainsi que de partis politiques ayant pris une part active au combat, se réunirent pour échanger sur les nouvelles pages à écrire. Nous étions loin de penser que les tiraillements seraient aussi envenimés que les débats sur la révision constitutionnelle.
— Notre parti est le premier parti d’opposition. Nous devons donc prendre les rênes du gouvernement provisoire qui organisera les élections.
— Demande aux martyrs tombés et aux milliers d’autres ici rassemblés de quel parti ils sont. C’est un peuple sans parti politique que tu vois là. Les OSC sont neutres, et doivent donc mener cette transition.
— Pas question, pour achever la révolution, il faut un gouvernement révolutionnaire. Seule le parti révolutionnaire communiste peut terminer ce qui a commencé.
— Mais c’est un parti clandestin dont on ne connaît officiellement aucun membre, encore moins les leaders!
— Et alors ?
— Et alors à bas ta fichue révolution à deux balles.
Colère et invectives se mêlaient. Un journaliste vint nous interrompre.
— Écoutez la radio nationale. Le chef d’État-major des armées déclare prendre le pouvoir afin d’assurer la stabilité de la nation.
Les débats prirent fin et encore unis, les insurgés dirent non à cette confiscation par le même système, la même hydre...
Nous, au Collectif 3B, étions convaincus qu’une victoire d’étape avait été gagnée. L’histoire s’écrit en dynamique, en décennie, en siècle. Nos trente-deux ont semé la graine de la force du peuple. Ainsi, que celui qui passera dans le périmètre couvrant la place de la Liberté à l’Assemblée Nationale, tende l’oreille. Il entendra s’élever les cris de guerre des insurgés : puisse le sang qui a coulé sur ce sol être levain de patriotisme.