Toute histoire s'achève un jour ...

Toute histoire commence un jour, quelque part. Un autre jour, quelque part ailleurs, elle se termine inexorablement. C'est ce que le voyageur redoutait le plus lorsqu'il établissait son bivouac pour passer la nuit. Ses paupières se rouvriraient-elles aux premiers rayons de soleil ? Il ne pouvait que l'espérer du plus profond de son âme. Il ne dormait jamais réellement d'un sommeil profond, gardant sa main dextre fermement accrochée au pommeau de son épée. Non pas qu'elle lui serait d'une quelconque aide face à la menace qui le guettait mais sentir son arme à ses côtés le rassurait.

Cette nuit-là fut comme toutes les autres, elle parut ne jamais toucher à sa fin. Epuisé mais non moins satisfait d'être encore en vie, le voyageur étouffa le feu dont les quelques flammes encore visibles crépitaient. Il scella sa monture et la talonna pour qu'elle se mette en route en direction du Sud. Tandis que sa jument avançait, il jeta un regard en arrière, comme il le faisait toujours. Il avait faim, terriblement faim mais la menace avait gagné du terrain, il la voyait de bien trop près. Il devrait se contenter d'un morceau de viande cuit la veille, qu'il avait soigneusement emballé dans un tissu richement décoré. Il en avait l'habitude désormais, jamais plus il ne pourrait savourer un repas opulent au cœur de son insouciant foyer.

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Une éternité lui semblait s'être écoulée depuis qu'il avait quitté sa terre natale. Quand cette brume sombre s'était approchée de son domaine à l’extrémité du Royaume de l'Est, tous crurent à un brouillard plus épais que d'ordinaire. Les premiers qui furent avalés par ce monstre ne revinrent jamais pour témoigner de ce qu'il se trouvait en son sein. Des villageois avaient bien tenté d'attacher une corde autour d'un jeune apprenti mais, quand il ne répondit plus aux appels et qu'ils tirèrent pour le ramener, c'est son cadavre qu'ils découvrirent. Son corps était d'ailleurs étrange à bien des égards. Outre le fait qu'il dégageait une chaleur propre aux vivants, ses iris étaient entièrement blancs et sa peau craquelait de-ci de-là comme un œuf qui se brise sous les coups d'un poussin.

Bientôt ce fut le domaine tout entier qui se couvrit de ce manteau meurtrier. Le voyageur perdit de nombreux amis. Eux n'avaient pas eu l'esprit assez affûté pour quitter ces terres et abandonner tout ce qu'ils possédaient. Leur bétail, leur ferme, leur argent, la mort ne les leur rendrait pas une fois son œuvre accomplie. Lui avait été plus malin. Du moins c'est ce qu'il pensait.

Arrivés dans la capitale du Royaume de l'Est accompagnés de sa femme et de ses deux fils ainsi que de son cousin, il demanda au Roi le gîte et le couvert. Il savait que le Roi ne lui refuserait pas, il était, avant d'être une tête couronnée, son neveu depuis la naissance. Il avait perdu ses terres mais sa famille se trouvait désormais en sécurité. Il récupérerait son domaine une fois la menace dissipée et il comptait bien sur son cher neveu pour l'aider à relancer l'économie de sa région. La brume, toutefois, gagnait encore du terrain.

Durant la troisième nuit à la capitale, il entendit des cris venant de l'intérieur du château. Surpris, son épouse et lui-même quittèrent leur couchage et s'aventurèrent dans les couloirs. Un nuage noir bloquait le passage du côté droit, celui menant à la chambre de ses fils. Sa femme, guidée par la folie de son instinct de mère, s'empressa d'accourir auprès de ses enfants. Il tenta de lui retenir le bras en le saisissant de toutes ses forces mais elle se dégagea d'un geste sec. Il ne la suivrait pas. N'avait-elle pas compris ? Les enfants devaient déjà être morts. Il s'engouffra dans la partie dégagée du couloir, se dirigeant vers l'écurie royale. À chaque fois qu'il passait devant une fenêtre, il pouvait observer la brume se répandre. Il s'empara d'un cheval et s'équipa d'une épée de garde laissée à même le sol. En hâte, il s'éloigna de la capitale, sa monture galopant en direction de l'Ouest. Avant de franchir les fortifications de la ville, il jeta un dernier regard vers l'Est : son cousin le poursuivait, monté sur un grand bourrin albâtre.

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— Cette putain de brume ne nous laissera donc jamais de répit ?!

— Si tu as assez d'énergie pour te plaindre tu ferais bien de presser le pas, rétorqua le voyageur.

— N'as-tu pas la moindre compassion Bërron ?

— Je n'en ai pas assez à revendre pour la distribuer à tout va.

— Pas même à tes enfants, souffla Eibert d'une voix discrète.

Bërron lui adressa un regard plein de mépris.

— Pfff ! Tu n'as même pas de quoi leur accorder une larme !

Les deux hommes se turent. Ils ne s'étaient jamais réellement appréciés bien qu'ils partageaient le même sang. De plus, si la compagnie de son cousin lui était tout à fait dispensable, Bërron préférait, en ces temps obscurs, le garder à ses côtés. Eibert avait un sale caractère et n'hésitait pas à user de sa langue lorsqu'une chose lui déplaisait. Fort heureusement pour lui, il était également très adroit dans le maniement de l'épée. Si des brigands venaient à attaquer, il serait bien heureux de pouvoir compter sur les talents guerriers de ce cousin encombrant.

À pieds depuis plusieurs jours suite à la fuite de leurs montures durant la nuit, les deux hommes, aussi fatigués pouvaient-ils être, augmentèrent la cadence. La brume se rapprochait et avec elle la certitude d'un trépas... ou pire chose encore. Si ce n'était pas cette masse sombre qui avait raison d'eux, la faim s'en chargerait. Ils n'avaient plus rien avalé de consistant depuis au moins deux lunes. Si bien qu'ils peinaient à tenir debout, seul la peur leur permettait d'avancer. Après plusieurs heures de marche et une fois la brume distancée suffisamment, ils se permirent une halte. Prostrés aux bords du promontoire qu'ils venaient de traverser à l'aide d'un pont en bois étonnement encore en place, ils guettaient à l'entour arbres et hautes herbes. De petits animaux, des fruits, des plantes, même des graines pouvaient s'y cacher et il leur fallait à tout prix manger.

Un mouvement, soudain, fit craquer les branches qui jonchaient le sol. Bërron redressa sa tête, cherchant la cause de ce bruit. De la nourriture potentielle ? Une ombre large comme deux hommes vint avaler la sienne, empêchant les quelques rayons du soleil qui parvenaient à se frayer un chemin à travers le ciel nuageux d'atteindre sa peau. Il se tourna et fut saisi d'une vive douleur au front. Sa vision se troubla et, bientôt, ce furent les ténèbres qui s'emparèrent de lui.

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Son corps semblait vaciller, allant tantôt à droite, tantôt à gauche. Il ouvrit les yeux et aperçut un plafond fait de vieilles planches de bois. Il était allongé dans un lit sommaire, un drap le couvrait jusqu'à la taille. Une lanterne à la flamme discrète était accrochée au mur. Elle aussi paraissait se balancer d'un coté à l'autre de la pièce. Il se leva et s'approcha, la tête toujours douloureuse, de la minuscule fenêtre. Rien, rien mis à part une vaste étendue d'eau légèrement agitée.

— Cher Duc, vous êtes enfin réveillé !

Un homme de forte corpulence qui peinait à se faufiler dans l’entrebâillement étroit de la porte le surprit. La faible luminosité des lieux ne lui permettait pas d'apercevoir le visage de l’inconnu.

Toutefois, sa silhouette et sa voix aussi puissante qu'un orchestre de grande foire le mirent sur une piste. Quand il entra plus encore dans la pièce le doute ne fut plus permis, impossible de se tromper sur son identité.

— Seigneur Galaad qu'est-ce...

— Mes troupes vous ont trouvés au-delà du pont reliant l'Est à l'Ouest, le coupa-t-il.

— Vos troupes, Seigneur, nous ont attaqués mon cousin et moi.

— Sur mes directives mon bon Duc et j'en suis navré. Vous n'êtes pourtant pas sans savoir qu'il vous faut une autorisation signée de ma main pour franchir ce pont. Mes hommes ont ordre d'arrêter quiconque brave cet interdit.

— Certes Seigneur, veuillez accepter mes excuses pour le désagrément, il se courba plus que de raison. S'agissant de cet endroit, où sommes-nous ?

— Sur un rafiot tout juste bon à flotter j'en ai bien peur !

— Si je puis me permettre... pour quelle raison sommes-nous ici ?

— Pour quelle raison ? Mon ami, n'avez-vous pas vu ce foutu brouillard qui se répand comme la peste ? L'Ouest n'est plus qu'une terre sans âme qui vive depuis que cette saloperie est arrivée ! J'étais sur le point d'embarquer quand ils vous ont amené, je ne pouvais pas vous laisser à votre triste sort !

— Ainsi donc l'Ouest est également tombé, déplora Bëren. Et mon cousin, se trouve-t-il à bord lui aussi ?

— Malheureusement nous n'avons pu porter monsieur votre cousin jusqu'ici cher Duc. C'est qu'il a mal pris qu'on vous cogne sur le crâne et il a attaqué mes troupes. Rassurez-vous, sa tête a été brûlée avec le reste du corps.

Bëren ne réagit pas. Il se contenta de jeter un œil par la fenêtre pour confirmer ses soupçons, la mer s’agitait de plus en plus. Il fixa Galaad qui semblait attendre une réaction plus importante, du moins à la hauteur de la nouvelle qu’il venait de rapporter. Le Duc jugea bon de diriger son regard son sur hôte. La mort d’Eibert l’agaçait quelque peu car il y perdait une main armée prête à le défendre. Cela dit, il avait échoué dans sa tâche, son sort était peut-être mérité. Bëren pourrait, à présent, sans doute compter sur les hommes du Seigneur de l’Ouest, plus à même d’effectuer des tâches guerrières.

— Que le chemin de la mort le conduise à nos pères, répondit finalement Bëren. Sans vouloir me montrer impoli, Seigneur, je m’arroserais bien le gosier d’un bon vin !

— Ah ah ! Suivez-moi Bëren, j’ai quelque chose qui devrait vous plaire !

Les deux hommes se rendirent dans la cabine de Galaad où ils s’adonnèrent plusieurs heures au plaisir de la boisson avant que la calamité ne les rattrape.

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Le Sud n’était plus très loin. Ce lieu reculé du monde constituait son dernier espoir de survie. Il avait d’ores et déjà parcouru toutes les autres terres sans y trouver la solution. La mer n’avait pas donné plus de succès, pire encore, il faillit mourir noyé sous le poids de la jument qu’il montait présentement. Une chance que la rive ne fut pas trop éloignée à ce moment-là.

Après le naufrage, il s’était retrouvé à la tête d’un petit groupe d’hommes et de femmes qui avaient réussi à rester en vie. Une attaque de sauvageons du Nord plus tard, il ne put décompter que deux survivants à ses côtés. Un noble chevalier qui n’allait pas tarder à trépasser au vu de sa blessure et une frêle greluche qui ne cessait de pleurer et de hurler. Un matin, il la trouva étrangement silencieuse. Il aura fallu à la mort passer durant son sommeil pour lui coudre les lèvres. Trop peu attaché et préférant conserver les forces qu’il lui restait, Bëren laissa son corps à la merci des animaux en lieu et place d’un feu rituel.

Les portes majestueuses du Royaume du Sud étaient désormais visibles, il ne lui restait plus qu’une centaine de mètres à parcourir pour y parvenir. Il était proche... et dans son dos la brume le taquinait. Les habitants du royaume étaient-ils au courant de ce qu’ils se passaient à l’extérieur de leur imposant mur de pierres ? Ces imbéciles du Sud avaient toujours préféré s’isoler du monde, à tel point que Bëren n’y connaissait personne et n’avait que peu de savoirs sur les coutumes qui y étaient pratiquées. Le laisserait-on seulement entrer ?

— Halte ! Déclinez votre identité et la raison de votre venue, l’apostropha un garde.

— Bëren Thygarr, Duc d’Isumard, parent du Roi de l’Est. Je cherche à préserver ce qui partout ailleurs a été enlevé : la vie.

Les gardes se figèrent, ils n’avaient pas l’habitude de recevoir des étrangers. Le cas était d’autant plus particulier que Bëren devait être le dernier homme vivant en dehors du Royaume du Sud, et cet homme se voyait doté d’un titre de noblesse ! L’un des gardes frappa à la porte qui s’entrouvrit aussitôt, il glissa quelques mots à l’oreille d’un gamin qui partit en courant. Plusieurs minutes passèrent avant, qu’enfin, on ne le laisse pénétrer au sein du Royaume.

Il dût voyager quelques jours encore pour s’enfoncer plus en profondeur dans le Sud, jusqu’à la capitale où siégeait le jeune Roi Raga. Sa mère, la Reine régente, était une femme magnifique, bien plus belle que feu son épouse. Elle était, tout comme lui, seule et jouissait d’une situation confortable. Si le monde était autre que ce qu’il était désormais, il aurait sans doute entreprit de la séduire.

Dans un souci de bonté, la Reine lui procura une habitation ainsi qu’une servante. S’il n’avait été Duc jadis, qui sait le sort qui lui aurait été réservé. Hélas, il ne pouvait profiter de la situation, chaque jour, des nouvelles des villes plus avant parvenaient à la Capitale. Le nombre de morts ne faisait que croître et les cités se transformaient en réserves à cadavres. Il ne fallut pas patienter longtemps pour que la brume apparaisse et ne commence à dévorer les citadins. Raga et la Reine mendièrent bientôt sa présence au château, lui qui avait survécu maintes fois à cette mort inéluctable.

— Bëren, dites-nous ! Dîtes-nous comment combattre cette chose ! l’implora la Reine. Vous avez parcouru tant de chemin, croisé si souvent cette malédiction et pourtant vous êtes toujours là. Dites-nous comment faire, je vous en supplie !

— Je n’ai fait que fuir cette brume ma Reine. Partout où elle se répandait, je tâchais de quitter les lieux avant qu’il ne soit trop tard.

Il n’avait fait que fuir, faisant passer sa vie avant celle des autres, se disant qu’il pourrait tout recommencer, ailleurs. Découvrir les caresses d’une nouvelle femme, les joies d’un nouveau-né, le plaisir d’explorer d’autres terres. Au bout du monde, où rien n’existe à la suite de ce Royaume, l’espoir qu’il préservait s’était éteint. Toute histoire commence un jour, quelque part. La sienne s’achevait au Sud.

— Fuyons alors ! Fuyons loin Bëren ! s’écria le jeune Roi, insouciant.

— J’ai déjà essayé mon seigneur...