Tourbillons le temps d'une nuit

Toute histoire commence un jour, quelque part. La mienne commença vingt six ans de cela dans un petit village du bas-Mono qui vit naître la petite fille que j'étais. Mais aujourd'hui, de la plus cruelle des manières, elle s'arrêta. Comment pourrait-il en être autrement quand on perd l'homme qu'on a tant aimé? En deux ans de mariage survenu trois mois après notre rencontre que j'ai toujours qualifié de providentielle, nous avons su que nous étions faits l'un pour lautre. Coup de foudre ou pas, fougeuse passion ou non, j'ai su dès l'instant où mon timide regard s'est posé sur Ekué qu'il était l'homme de ma vie. Immense fut ma joie de savoir que ce bel homme à l'allure aristocratique et au sourire ravageur en pinçait aussi pour moi. L'histoire d'amour naquit; elle était loin d'être une aventure sans lendemain. Un lundi soir en pleine rue, sous le regard ahuri des passants, Ekué posa un genou à terre et me fit sa demande en mariage. Je ne m'y attendais pas. Les yeux embués de larmes, je murmurai un "oui" puis la bague passa de l'écrin à mon doigt.

-Tu es folle de vouloir épouser un inconnu. S'irrita ma mère quand je fis part de ma décision à ma famille.
- On ne se marie pas du jour au lendemain. Ajouta mon père dont le sceptisme était au plus au degré.
-On sera heureux, j'en suis convaincue.

Tel était mon mot de fin. Ma décision était prise et je ne le regrettai pas un seul instant durant ces deux ans. Mais a-t-il fallu que ce motard dans sa course effrénée vienne bousculer le cours de ma vie.

J'étais coincée dans le canapé à une heure de l'après-midi, m'empiffrant de pop-corn devant une émission-télé quand la sonnerie de mon téléphone retentit à m'en briser les tympans.
-Est-ce madame KOUMAKO à l'appareil? demanda l'interlocuteur d'une voix qui fit naître en moi un mauvais pressentiment.
Mon coeur se mit à battre de façon désordonnée sans que je ne puisse le contrôler. A peine avais-je confirmé mon identité que la voix à l'autre bout du fil fusait.
- Votre mari a eu un accident de circulation. Vous devez vous rendre dans l'immédiat au Centre Hospitalier du Campus.
Il ne me fallut pas plus pour m'élancer vers la sortie. J'étais au bord de la crise d'angoisse; de mes doigts tremblants j'égrènais le chapelet dans le taxi qui me conduisait vers l'hôpital. Je priais le Bon Dieu pour que mon mari puisse s'en sortir. Nous arrivions bien vite. Comme téléguidée, je franchis le seuil des urgences puis interpellai le premier homme en blouse blanche que je croisai pour obtenir des renseignements. Il s'en alla avec la promesse de revenir sous peu, muni de réponses à mes questions. L'attente me parut interminable. Je longeai le couloir sans pour autant me calmer. Que foutaient-ils à la fin? Mon anxiété augmenta d'un cran. Je m'agrippai au mur pour ne pas m'effondrer tant je sentais mes jambes flageoler. Il me fallait voir mon mari, il me fallait le palper pour m'assurer qu'il était au point, en entier, sans rien de cassé. Mais personne ne vint me conduire à lui. Dans l'atmosphère lugubre du hall des urgences, je fondais dans le décor. Personne ne prêtait attention à la pauvre femme livide qui était en train de perdre pied.
"A chacun son malheur" pensai-je.
Tous ceux qui m'entouraient étaient uniquement préoccupés par l'état de santé de leur malade. A bien y penser, ce n'était en aucune façon de l'égoisme. D'ailleurs, n'y avait-il pas qu'Ekué qui m'importait en ce moment moi aussi?
-Madame.
Je me remis sur pieds, droite comme un piquet, de la manière d'un soldat face à son officier.
-Je vous en prie. Dîtes-moi où se trouve mon mari et comment il va.
L'homme en blouse prit une profonde inspiration et donna l'impression de chercher la réponse adéquate, perdu dans ses pensées. Mon coeur rata, pas qu'un seul battement. Je sentis la panique m'envahir. Je le suppliai du regard, le pressant à se livrer. La torture qu'il m'infligea en gardant le silence me compressa la poitrine. Quand je décidai de lui ordonner de parler, la phrase fatale lui échappa des lèvres et vint résonner dans ma tête comme du chinois.
- Vous devez être forte madame...Nous avons perdu votre mari.
Le regard hagard, l'esprit déconnecté du corps, je perdis la notion du temps et de l'espace.La phrase tourna en boucles dans ma cervelle. Je me la répétais inlassablement sans en saisir le sens.
-Com-comment ça nous l'avons perdu? Bégayé-je en me rappelant la présence du médecin.
Mes yeux s'accrochèrent à ses lèvres. Je me retrouvai à espérer qu'il dise autre chose que l'absurdité que plutôt il avait débité.
-Il a rendu l'âme madame. Je suis désolé.
Encore une fois, il me sembla entendre du charabia. Je secouai vigoureusement la tête, n'en croyant pas mes oreilles. Le médécin me pressa l'épaule pour me réconforter peut-être.Puis, il me tourna le dos, prêt à partir quand je lui bondis dessus. Il se retourna surpris. Je lui assènai une gifle de la main droite, l'autre main agrippée au col de sa blouse.
-Vous êtes ravi d'avoir dit des sottises? Comment pouvez-vous prétendre que mon mari soit décédé?
Sans se laisser impressionner, il souffla. L'instant d'après, le jeune médécin m'enveloppa d'un regard compatissant.
-C'est pourtant vrai. Toutes mes condoléances.
Une douleur lancinante me traversa alors la poitrine. Je ressassai la phrase qui me fit perdre les boules: "Nous avons perdu votre mari". Un cri aigu s'échappa de mes lèvres. Dans un excès de fureur, je secouai violemment le médécin. Je lui ordonnai de me conduire près de l'homme que j'aime. Je ne pouvais aucunement croire que la mort me l'avait arrachée. Je ne pouvais croire qu'il s'en était allé. Il y avait sans doute une erreur quelque part...
Hélas, c'était bien lui dans cette sinistre chambre d'hôpital. Un pagne blanc lui recouvrait le visage légèrement amoché qui n'avait toutefois pas perdu sa beauté. Il avait un regard paisible; on le dirait profondément endormi. Je lui intimai de se réveiller, murmurant son nom à deux reprises. Mais il ne bougea pas du pouce. Je le secouai donc avec vigueur. Il resta toujours de marbre. Je le pinçai, le giflai, le rouai de coups sans pour autant parvenir à le soustraire de ce profond sommeil par lequel il s'était laissé emporter. Je finis par m'effondrer sur lui, épuisée d'avoir tout essayé. Des larmes se frayèrent un passage jusqu'à mes joues qu'elles inondèrent. Je pleurai mon soûl pendant qu'un flot de souvenirs m'assaillit. Je nous revoyais heureux l'un dans les bras de l'autre. La scène de notre réveil de ce matin défila sous mes yeux. Je le revoyais tentant de m'enlever aux bras de Morphée. Je lui donnai du fil à retordre avec ma vilaine manie de dormir encore un peu plus. Il se mit à frédonner dans mes oreilles la chanson d'amour que j'affectionnais. Je ne puis m'empêcher d'ébaucher un sourire en coin. Une fois encore il avait gagné! J'ouvris les yeux pour lui donner le plus torride des baisers, le dernier. Il me chatouilla avant de me porter comme si je pesais une plume puis de me faire tourbillonner. Mes rires avaient empli toute la maison. J'étais heureuse sans me douter que ce bonheur était à ses dernières heures...
Avant de s'en aller pour le boulot et de s'en aller définitivement de ma vie, il m'envoya un bisou du seuil de la porte puis ajouta l'habituelle phrase qu'il ne se lassait jamais de répéter:
-Klénam, Brilles pour moi.
Et à cet instant, mon coeur se gonfla de plaisir. Je remerciai intérieurement mes parents pour le sublime prénom qu'ils m'avaient donné. Klénam...qui, dans notre dialecte, veut dire " Brilles pour moi". Il a fallu Ekué pour me convaincre que mon prénom collait bien à ma personnalité. J'étais, à ses dires, sa lumière.
Aujourd'hui devant sa dépouillle, j'ai arrêté de briller puisque le générateur de lumière qu'il est, a cessé de fonctionner. Je me remis à pleurer, cette fois-ci en silence. Je ne pouvais le croire. Pourquoi toi Ekué? Pourquoi nous? Pourquoi un malheur vient-il se hisser dans notre bonheur?
-Je t'aime Ekué. Puisque tu as décidé de mourir, je meurs avec toi. Murmurai-je en me blottissant contre le cadavre de mon mari quand j'entends une voix familière chantonner à mes oreilles.

-Réveilles-toi, Klénam. Réveilles-toi! Ce n'est qu'un rêve, un mauvais rêve.
J'ouvre subitement les yeux. Mes doigts enfoncés dans le T-shirt d'Ekué, mes jambes entrelacées aux siennes, je sens de grosses gouttes de sueur me peler le front. Mon époux y dépose un baiser puis me caresse légèrement le dos. Je n'en reviens pas qu'il soit là, à mes côtés, dans le lit conjugal.

Ce n'était qu'un rêve, un mauvais rêve...