Terroriste ou rebelle ?

Toute histoire commence un jour, quelque part. Jamais je n'aurai imaginé voir quelqu'un d'aussi efflanqué que cette pauvre fillette qui aidait sa génitrice avec un avec wagon de soucis et d'énergie à ramasser de briquaillons pour survivre. La pauvre fillette portait de vêtements en kaki de couleur noire aussi crasseux et hideux que l'état de la route asphaltée au bord duquel elle travaillait ! Je me suis approché de la jeune fille et me résolu à la considérer pendant un laps de temps pour comprendre, pour apprendre. Mais que faut-il comprendre et apprendre à regarder une gamine qui peinait à épargner sa mère d'autant de peines que le destin leur mis sur chemin?
Elle s'appelait Youssra. Je la voyais toujours assise ou courbée à même une route asphaltée, aidant sa mère à remplir des briquaillons un lambeau de sac. Elle suait à grosses gouttes telle une truie en travail, et travaillait sans surveiller ses alentours. De plus près, j'ai découvert qu'elle portait une chemisette à la base blanche mais noircie de crasse et de misère. Cette chemisette limée ne tenait plus que par un fil que soutenait un piteux bouton. Un fil aussi crasseux et scintillant que la suie d'une lampe tempête qui dégageait de la fumée. Sa jupe-culotte comptait de trous incalculables. Et sur son corps et la frimousse, une panoplie de petits boutons pâlissaient son teint cuivré. On eut dit qu'elle avait la varicelle. Ses yeux étaient grands mais las de voir que des souillures. En dépit de cette situation, une splendeur se transperce de ses pores, mettant en exergue une beauté malmenée que la dureté des temps et des moments ne faisaient que trahir. Elle la portait même en spirale en forçant tout spectateur avec un iota d'humanisme à se fondre ou en larmes ou à se confondre dans des sentiments enchevêtrés. Quand elle parlait à sa maman, elle jouait le boute en train et cela m'émouvait et m'épouvantait simultanément ! Comment pourrait-on enterrer autant de malheurs dans ce ventre qui gargouille de fringale et se permettre d'en extraire un ton de voix chargé de toute une vertu afin de donner un espoir à sa génitrice vieillissante!
Ceci m'amena (en tant qu'enfant de la rue, paria, observateur et témoin impuissant de la société) à trouver un sens aux diatribes que me faisait naguère ma marâtre envers qui je me suis plus d'une fois montré macho et misogyne. Celle-ci se gendarmait lorsque je disais à la cantonade que la femme est créée pour le plaisir et le repos de l'homme. Ainsi, s'écriait-elle avec une certaine misandrie comme pour narguer tous les hommes de la terre : « Il faut être une femme pour faire face aux problèmes engendrés par la nature austère. La femme peut supporter plus que l'homme la souffrance. La grande souffrance n'est-elle pas celle qu'engendre la nature ? La femme est dotée d'une capacité qui peut annihiler toute souffrance morale en faisant d'elle l'antidote des ce genre de douleurs. La vertu est une qualité appréciée de par le monde par tout le monde. Les écritures saintes y comprises. Or, la patience qui caractérise la femme est une qualité. Donc la femme est une vertu. D'ailleurs, femme-patience-vertu constituent une équation qu'est la vie... Pour que celle-ci devienne insensée, invivable, il faut minimiser la femme, la traiter d'une monture, une souillon, un objet de plaisir ou d'amusement. Aussi longtemps que la femme soit au ban de la société, banni de toute décision et action, privée de ses droits et devoirs, le monde pataugerait dans la malédiction du fait de son ingratitude vis-à-vis de son multiplicateur d'Homme. A cet effet, pour remédier à tout problème mondain, il faut nécessairement impliquer la femme ».
Par une après-midi ensoleillée, Fatimé, la mère de Youssra vit une grosse cylindrée à vitres fumées roder comme un sorcier. D'habitude cela ne l'étonnait guère. Mais le même véhicule fit demi-tour et se mit à rouler lentement. « La chauffeuse » sortit subrepticement la tête et scrutait les alentours. Elle semblait nerveuse en dépit de paires de lunettes affreuses de clown qui enveloppait son étroite frimousse. Son front était moite de sueur et elle jacassait comme pas possible. Pendant un laps de temps, elle n'arrêtait pas de couiner et opinait bêtement de la tête. On eut dit qu'elle faisait des enquêtes sérieuses en vue de dénicher de vrais sans foi ni loi. Soudain, la voiture s'immobilise. Deux gaillards hideux en descendirent, les regards fouineurs et brumeux. Ils avaient l'air froid et flegmatique et des tics bizarres. Ces énergumènes considèrent leur caïd, acquiescèrent et avancèrent de quelques pas avant de feindre en chœur un appel urgent. Ce manège puéril arracha à la mère de Youssra une moue malsaine qui fit frémir son cœur d'effroi. Puis une sorte de nausée la prit et sa vue devint floue. Son cœur battait la chamade ; de ses pores affluaient une forte transpiration dont la froideur n'épargna pas son âme. Puis elle eut un haut le corps à la vue de sa petite fille. Celle-ci frisant l'âge ingrat, était d'une candeur sans bornes et prête à tout sacrifier pour lui assurer ne serait-ce qu'une journée juteuse. A cette idée, son cœur fit un bond. Puis des boums qui la mordirent dans son esprit agité. Tout-à-coup, l'un des trios appela gentiment sa fringante fille pendant que Fatimé courait comme une dératée suivant son instinct maternel qui devint alors négatif vis-à-vis de ces salauds. Ces derniers maitrisèrent sa fille, la soulevèrent comme un sac de coton et l'engouffrèrent à bord du nébuleux véhicule. La salope de «  chauffeuse », avec son nez aquilin, jubilait d'un hochement de tête dans le ronronnement du moteur et en trombe le mis en marche dans un jet de cailloux qui déchirèrent en plusieurs morceaux ses esprits. Du coup, elle tomba en syncopes. En un tournemain, elle fut encerclée. Elle se sentait à l'étroit, offusquée et haletante et distinguait une voix dont le timbre lui est familier. Puis on l'aspergea de liquide, on lui fit renifler d'alcool. Une voix eut le culot de suggérer : « pincez lui le clitoris ; elle se réveillera en fanfare. C'est scientifique. » Sans doute ignorait-elle qu'elle fût coupée, le salaud. Ce sordide scénario poussa ma compagne d'infortune à faire des songes les yeux écarquillés ! Sitôt éveillée, elle cria hystériquement le prénom de Youssra et traitais de tous les noms les badauds dont les regards interrogateurs la mortifiaient. Elle courait de toutes parts, cherchant vainement à attraper quelqu'un sur qui s'acharner, sur qui se défouler. Elle expliquait à travers pleurs et cris amplifiés son drame à qui voulait l'entendre. A tout le monde. En quête d'un soupçon de compassion. Mais tels les badauds indiens, chacun, méfiant, le regard désolant la quittait progressivement comme pour fuir d'éventuelles comparutions devant le tribunal. Avatar ! Sur le moment, la quinquagénaire haïssait ces irresponsables, qui, pourtant, en refusant de prêter main forte, soulignaient par ricochet le caractère aristocratique et oligarchique de la société. Mais sur le coup, ils se montrèrent fort disgracieux. Dame de briques n'oublierait jamais ces sombres instants.
En désespoir de cause, elle prit le large et se rendit dare-dare au commissariat de police le plus proche. Là, les policiers en faction dardèrent sur elle un regard bovin, non sans la détailler du pied en cap. Ils grimacèrent, se bouchèrent les narines et lui ordonnèrent de rebrousser chemin. L'un l'apostropha : « viens misérable gueuse ! »A son air affable, elle fit confiance et cahin caha, se résolu à lui résumer son drame. Sans descendre de leurs nuages, ils la suivirent. Après quoi, deux d'entre eux, lui tendirent chacun une pièce de cent francs en lui souhaitant une meilleure destinée. Le cœur serré, le visage mouillé et noué de sueur et de rage, elle jeta les deux cents francs dans une mare qui jouxte le commissariat. Cela contrastait avec la beauté de l'institution vu que les grenouilles qui y grouillaient agressaient les tympans de leur symphonie monotone. Ce geste primesautier les fit sortir de leur gond. «  Espèce de sorcière, tu as mangé ta fille et tu mets en scène cette histoire pour escroquer les gens. Nous ne sommes pas dupes. Dégage de là ! Sinon, on te ramasserait à la pelle ». Devant ces puérilités dégueulasses et barbares, elle s'aplatit telle une ânesse devant une panthère : le corps et l'esprit paralysés. Aussi, s'était- elle arcbouté sur ces douleurs et prit une tonne de tonus qui lui permit d'injurier ces énergumènes de policiers qui ignoraient jusqu'aux symboles du pays. Ceux-ci répliquèrent grossièrement: « tu sens comme une chèvre. Tes accoutrements et ton regard de péripatéticienne en disent long sur tes intentions. Tu n'es pas crédible vu ton état, avec ton teint charbon. » Soudain, la vieille forcenée se jeta sur son interlocuteur au visage balafré, et avec ses ongles de chienne enragée, lui taillada la figure et le cou. Puis elle fut jetée à terre et ligotée en un tournemain. Elle eût entendu son bourreau dire avec impassibilité : «  on vient de saisir une sorte de terroriste vêtue d'amples guenilles. Elle n'arrêtait pas de rabaisser le pays en crachant sur le gouvernement sous prétexte qu'on a kidnappé sa fille.» Ce cynique actionna le haut parleur. On entendait la voix de l'autre bout du fil grésillant : « Ecrouez-là. Qu'elle soit terroriste ou rebelle. C'est un problème sérieux. Elle le payera cher. Préparez l'arsenal ».
Moi, je suis partout. Surtout si ça concerne Dame de briques. Peut-être un jour, aura-t-on recours aux enfants de la rue pour connaître ce qui se passe réellement dans les macadams. Quelques heures après, la victime ouvrit les yeux. Un flot de ténèbres l'éblouit. Ses fringues lui collaient à la peau. Son cachot était aussi sombre et étroit que son grabat. Elle semble ignorer si son drame était réel ou onirique!

« La vie n'est qu'un chassé-croisé de malentendus et un colin-maillard de sottises » Henri-Fréderic Amiel