Paola regarde la photo de sa tante. Gina. Elle est belle. Elle sourit. Pas seulement avec ses lèvres, mais avec tout son visage. C'est un sourire de victoire, de fierté, de douleur. Ce sourire un ... [+]
L’air souffle aux oreilles de Mariza. La mélodie du vent. Elle aime le sentir contre son corps quand elle prend de la vitesse. D’avant en arrière, les bras tendus sur la barre du trapèze. Toujours plus vite. Toujours plus haut. Le bruit diffère selon la vitesse, la position. Il change de tonalité quand elle lâche un bras, monte dans les aigus quand elle lâche tout, pour rejoindre son porteur, là-bas, quelques mètres de vides plus loin. Le trapèze. Sa vie. Depuis tellement longtemps, depuis toujours presque.
Mariza a quitté sa mère très jeune pour l’Ecole des Arts et du Spectacle de Lisbonne. Elle avait à peine 12 ans. Elle s’est rapidement spécialisée dans le trapèze et puis un peu plus tard dans le trapèze dansé. A 16 ans, elle est partie travailler dans une compagnie à Paris, avec un numéro de trapèze dansé. C’était encore sa spécialité quand elle a signé son contrat avec ce célèbre cirque québécois. C’est là qu’elle a rencontré Steeve. Un bel américain blond aux yeux bleus, californien et musclé. « Un vrai cliché ambulant ce mec !! » Oui, un vrai cliché ambulant à l’extérieur mais drôle, tendre, intelligent à l’intérieur. Mariza est tombée amoureuse...des deux. Ensemble, ils ont monté ce numéro de trapèze volant. Et elle s’est mise à jouer du vent, passionnément.
Le tempo accélère dans ses oreilles. Avant, arrière, avant, arrière. Plus vite. Pour préparer le salto. Steeve se prépare sur sa barre, tête en bas, bras tendus, prêt à la recevoir. C’est à elle. En avant, le vent se fait crescendo, elle lâche tout, effectue la pirouette et attrape les mains de Steeve, remonte derrière lui et s’apprête à saisir les cordes, mais elle se déséquilibre. Une des cordes s’affaisse sous ses yeux, sans vie, comme un serpent retombant dans son panier. Une corde a lâché, Steeve glisse sur la barre, il tombe sans rien à quoi se raccrocher. Mariza attrape la 2ème corde d’une main, mais le balancement ne lui permet pas de se stabiliser. Elle glisse jusqu’à la barre puis le long de la 2ème corde qui pend, inutile. Elle voit Steeve au sol, inanimé, puis tombe dans le vide et atterrit dans un bruit sec sur le sol. Pas d’accord parfait ce soir. La dernière chose qu’elle voit avant de fermer les yeux c’est le corps de Steeve et l’angle impossible que fait sa tête avec son corps.
Bip Biiip Bip Biiip Un autre tempo, une autre musique. Les paupières de Mariza pèsent si lourd. Quand elle parvient à les ouvrir, elle voit du blanc, des lumières, entend un bruit de fond qui est tout sauf mélodieux. « Elle se réveille. Vous avez mal Mademoiselle ? » Oui, non, Mariza ne sait pas. Elle referme les yeux.
Bip Sch Bip Sch Autre musique. Ses paupières sont moins lourdes. Mais la douleur est là. Des jours, des années que ça dure ? Des semaines en fait. Pendant lesquelles des amis, des artistes de la compagnie ont défilé autour de son lit, pleurant la mort de Steeve, la perte de ses jambes. Certains arrivent à sourire, d’autres l’embrassent, lui lisent le journal, lui donnent des nouvelles de la compagnie. Et puis un jour, plus rien. Le silence. La compagnie est repartie pour une tournée. Mais Mariza n’est pas malheureuse. Le silence fait partie de la partition. Il est nécessaire.
Mariza a connu des Bip, des Sch, des Tac , des Vvvv, et des tas d’autres bruits pendant les mois qui ont suivis. Les opérations, la rééducation, l’espoir, le désespoir, et puis finalement la possibilité de rentrer. Mais rentrer où ? Ici, dans l’appartement qu’elle occupait avec Steeve, avec les trapèzes suspendus dans le séjour ? Non. Et puis le fauteuil et les escaliers ne sont pas compatibles et elle ne peut pas encore se déplacer avec les béquilles. A paris ? Là, où elle ne connait que des artistes...Non. Où aller alors ? A Castelo Branco, au Portugal, chez sa mère ? Peut-être, oui. C’est si loin, en distance et en souvenirs aussi. Depuis combien de temps n’est-elle pas retournée là-bas ? Elle ne sait pas, n’a pas envie d’y penser.
Sa mère est à ses côtés depuis des semaines. Elle s’occupe de tout et la ramène au Portugal. Chez elle. Les mots en portugais veulent chanter dans les oreilles de Mariza ; mais elle préfère s’enfoncer dans des volutes de silence. Des chansons enfantines cherchent à remonter des ténèbres : « Meu pintinho amarelinhi », le petit poussin jaune, mais elle les fait taire.
Une nouvelle musique rythme ses journées : les casseroles, le marmonnement des prières, les chuchotements de la famille. Mariza s’enfonce de plus en plus profondément dans les soupirs. Cette musique ne lui donne pas envie de participer. Les seules visites qu’elle concède sont celle de la kinésithérapeute. Elle ne supporte plus les conseils sur la manière de vivre son deuil, entendre que de ne pas pouvoir faire de trapèze n’est « pas si grave ». Qu’elle puisse se mettre debout, il n’y a que ça qui compte ! Mariza ne supporte plus de ce positivisme forcé. Cette bonne humeur polluante. La partition se veut en pause et demi-pause. Elle veut être seule et glisser dans le silence et la noirceur.
« La maison de Papi et Mamie, vous ne l’avez pas vendu ? » « Nao, mas es vazio » « C’est pas grave, j’ai pas besoin de grand-chose ».
Elle sait sa mère malheureuse de ce départ. Elle voudrait continuer à s’occuper d’elle comme une petite fille, mais Mariza ne veut pas jouer cette fausse mélodie du bonheur. Le lendemain, elle emménage dans le village de ses grands-parents, à Alcains. La maison avait été réaménagé pour qu’ils puissent vivre au rez de chaussée. Ce sera parfait pour Mariza. Elle entre dans la maison. Elle sent un peu le renfermé mais aussi la douceur de son enfance. Elle ferme tous les volets et ouvre les fenêtres. Elle appelle l’épicerie pour se faire livrer des courses, et elle plonge dans ce silence en point d’orgue, dont elle ne veut plus sortir.
Les jours passent. Les semaines, puis les mois. Mariza ne voit personne, ne sort jamais. Le silence a gagné son esprit. Elle ne pense plus à rien. Elle s’efface du monde.
« Mariza, Mariza !!! » Les gens ont cessé de venir sonner à sa porte il y a longtemps. « Mariza ? Onde està ? » « Où es-tu ? » C’est la voix d’Amalia, sa voisine. Elle dépose des œufs chaque semaine au fond du jardin. Mariza se traîne jusqu’à la porte. « Mariza, je sais que tu ne veux voir personne. Mais ma tante est morte, je dois partir pour Porto ce soir. Et c’est l’été, il n’y a personne au village. Est-ce que tu voudrais bien prendre soin des ânesses pendant quelques jours ? Il n’y aura pas à les traire, juste leur donner de l’eau et du foin » Mariza reste silencieuse. « La ferme est vide Mariza, tu ne verras personne » « D’accord. Pour toi Amalia.» « Merci Mariza. Merci. Vraiment »
Le premier jour Mariza passe 5 minutes dans le champ. Elle vérifie que les ânesses ne manquent de rien et rentre. Le deuxième jour, elle reste 10 minutes...puis 30 minutes, une heure. Au bout de 5 jours, elle passe la journée dans le champ, sous les oliviers, à caresser les ânesses. Leur braiment rythme ses journées. Ils ont réveillé son esprit. Elle entend le vent trop chaud, les herbes sèches qui craquent, l’eau du puit, le pépiement des oiseaux quand la température se rafraîchit enfin. Une musique du présent qui se superpose à une autre, qui était enfouie. Elle est chez elle ici. Il n’y a qu’ici qu’elle peut renaître.
Amalia arrive dans le champ. « Tout s’est bien passé Mariza ? » « Oui. Très bien. Dis-moi, tu fais quoi du lait de tes ânesses ? » « Du savon. Avec l’huile d’olive des arbres de tes grands-parents » « Oui... Tu sais Amalia, j’ai un peu d’argent. On pourrait peut-être casser le mur entre ton champ et mon jardin. Faire un atelier de mon côté. Il y a des fleurs dans le jardin. On pourrait faire différents parfums pour les savons... Je... Qu’est-ce que tu en penses ? » « Je pense que c’est une bonne idée Mariza. C’est ta terre. Elle t’attendait. »
Mariza a quitté sa mère très jeune pour l’Ecole des Arts et du Spectacle de Lisbonne. Elle avait à peine 12 ans. Elle s’est rapidement spécialisée dans le trapèze et puis un peu plus tard dans le trapèze dansé. A 16 ans, elle est partie travailler dans une compagnie à Paris, avec un numéro de trapèze dansé. C’était encore sa spécialité quand elle a signé son contrat avec ce célèbre cirque québécois. C’est là qu’elle a rencontré Steeve. Un bel américain blond aux yeux bleus, californien et musclé. « Un vrai cliché ambulant ce mec !! » Oui, un vrai cliché ambulant à l’extérieur mais drôle, tendre, intelligent à l’intérieur. Mariza est tombée amoureuse...des deux. Ensemble, ils ont monté ce numéro de trapèze volant. Et elle s’est mise à jouer du vent, passionnément.
Le tempo accélère dans ses oreilles. Avant, arrière, avant, arrière. Plus vite. Pour préparer le salto. Steeve se prépare sur sa barre, tête en bas, bras tendus, prêt à la recevoir. C’est à elle. En avant, le vent se fait crescendo, elle lâche tout, effectue la pirouette et attrape les mains de Steeve, remonte derrière lui et s’apprête à saisir les cordes, mais elle se déséquilibre. Une des cordes s’affaisse sous ses yeux, sans vie, comme un serpent retombant dans son panier. Une corde a lâché, Steeve glisse sur la barre, il tombe sans rien à quoi se raccrocher. Mariza attrape la 2ème corde d’une main, mais le balancement ne lui permet pas de se stabiliser. Elle glisse jusqu’à la barre puis le long de la 2ème corde qui pend, inutile. Elle voit Steeve au sol, inanimé, puis tombe dans le vide et atterrit dans un bruit sec sur le sol. Pas d’accord parfait ce soir. La dernière chose qu’elle voit avant de fermer les yeux c’est le corps de Steeve et l’angle impossible que fait sa tête avec son corps.
Bip Biiip Bip Biiip Un autre tempo, une autre musique. Les paupières de Mariza pèsent si lourd. Quand elle parvient à les ouvrir, elle voit du blanc, des lumières, entend un bruit de fond qui est tout sauf mélodieux. « Elle se réveille. Vous avez mal Mademoiselle ? » Oui, non, Mariza ne sait pas. Elle referme les yeux.
Bip Sch Bip Sch Autre musique. Ses paupières sont moins lourdes. Mais la douleur est là. Des jours, des années que ça dure ? Des semaines en fait. Pendant lesquelles des amis, des artistes de la compagnie ont défilé autour de son lit, pleurant la mort de Steeve, la perte de ses jambes. Certains arrivent à sourire, d’autres l’embrassent, lui lisent le journal, lui donnent des nouvelles de la compagnie. Et puis un jour, plus rien. Le silence. La compagnie est repartie pour une tournée. Mais Mariza n’est pas malheureuse. Le silence fait partie de la partition. Il est nécessaire.
Mariza a connu des Bip, des Sch, des Tac , des Vvvv, et des tas d’autres bruits pendant les mois qui ont suivis. Les opérations, la rééducation, l’espoir, le désespoir, et puis finalement la possibilité de rentrer. Mais rentrer où ? Ici, dans l’appartement qu’elle occupait avec Steeve, avec les trapèzes suspendus dans le séjour ? Non. Et puis le fauteuil et les escaliers ne sont pas compatibles et elle ne peut pas encore se déplacer avec les béquilles. A paris ? Là, où elle ne connait que des artistes...Non. Où aller alors ? A Castelo Branco, au Portugal, chez sa mère ? Peut-être, oui. C’est si loin, en distance et en souvenirs aussi. Depuis combien de temps n’est-elle pas retournée là-bas ? Elle ne sait pas, n’a pas envie d’y penser.
Sa mère est à ses côtés depuis des semaines. Elle s’occupe de tout et la ramène au Portugal. Chez elle. Les mots en portugais veulent chanter dans les oreilles de Mariza ; mais elle préfère s’enfoncer dans des volutes de silence. Des chansons enfantines cherchent à remonter des ténèbres : « Meu pintinho amarelinhi », le petit poussin jaune, mais elle les fait taire.
Une nouvelle musique rythme ses journées : les casseroles, le marmonnement des prières, les chuchotements de la famille. Mariza s’enfonce de plus en plus profondément dans les soupirs. Cette musique ne lui donne pas envie de participer. Les seules visites qu’elle concède sont celle de la kinésithérapeute. Elle ne supporte plus les conseils sur la manière de vivre son deuil, entendre que de ne pas pouvoir faire de trapèze n’est « pas si grave ». Qu’elle puisse se mettre debout, il n’y a que ça qui compte ! Mariza ne supporte plus de ce positivisme forcé. Cette bonne humeur polluante. La partition se veut en pause et demi-pause. Elle veut être seule et glisser dans le silence et la noirceur.
« La maison de Papi et Mamie, vous ne l’avez pas vendu ? » « Nao, mas es vazio » « C’est pas grave, j’ai pas besoin de grand-chose ».
Elle sait sa mère malheureuse de ce départ. Elle voudrait continuer à s’occuper d’elle comme une petite fille, mais Mariza ne veut pas jouer cette fausse mélodie du bonheur. Le lendemain, elle emménage dans le village de ses grands-parents, à Alcains. La maison avait été réaménagé pour qu’ils puissent vivre au rez de chaussée. Ce sera parfait pour Mariza. Elle entre dans la maison. Elle sent un peu le renfermé mais aussi la douceur de son enfance. Elle ferme tous les volets et ouvre les fenêtres. Elle appelle l’épicerie pour se faire livrer des courses, et elle plonge dans ce silence en point d’orgue, dont elle ne veut plus sortir.
Les jours passent. Les semaines, puis les mois. Mariza ne voit personne, ne sort jamais. Le silence a gagné son esprit. Elle ne pense plus à rien. Elle s’efface du monde.
« Mariza, Mariza !!! » Les gens ont cessé de venir sonner à sa porte il y a longtemps. « Mariza ? Onde està ? » « Où es-tu ? » C’est la voix d’Amalia, sa voisine. Elle dépose des œufs chaque semaine au fond du jardin. Mariza se traîne jusqu’à la porte. « Mariza, je sais que tu ne veux voir personne. Mais ma tante est morte, je dois partir pour Porto ce soir. Et c’est l’été, il n’y a personne au village. Est-ce que tu voudrais bien prendre soin des ânesses pendant quelques jours ? Il n’y aura pas à les traire, juste leur donner de l’eau et du foin » Mariza reste silencieuse. « La ferme est vide Mariza, tu ne verras personne » « D’accord. Pour toi Amalia.» « Merci Mariza. Merci. Vraiment »
Le premier jour Mariza passe 5 minutes dans le champ. Elle vérifie que les ânesses ne manquent de rien et rentre. Le deuxième jour, elle reste 10 minutes...puis 30 minutes, une heure. Au bout de 5 jours, elle passe la journée dans le champ, sous les oliviers, à caresser les ânesses. Leur braiment rythme ses journées. Ils ont réveillé son esprit. Elle entend le vent trop chaud, les herbes sèches qui craquent, l’eau du puit, le pépiement des oiseaux quand la température se rafraîchit enfin. Une musique du présent qui se superpose à une autre, qui était enfouie. Elle est chez elle ici. Il n’y a qu’ici qu’elle peut renaître.
Amalia arrive dans le champ. « Tout s’est bien passé Mariza ? » « Oui. Très bien. Dis-moi, tu fais quoi du lait de tes ânesses ? » « Du savon. Avec l’huile d’olive des arbres de tes grands-parents » « Oui... Tu sais Amalia, j’ai un peu d’argent. On pourrait peut-être casser le mur entre ton champ et mon jardin. Faire un atelier de mon côté. Il y a des fleurs dans le jardin. On pourrait faire différents parfums pour les savons... Je... Qu’est-ce que tu en penses ? » « Je pense que c’est une bonne idée Mariza. C’est ta terre. Elle t’attendait. »