Ce que je voudrais, ce que je voudrais vraiment, avant de mourir, c'est revoir mon visage.
Chaque fois qu'elle me rend visite, Philomène me demande si je veux quelque chose, mais cette génération
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Souvenirs de Kuala Lumpur
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Lauréat
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L'immense verrière de l'Aéroport International de Kuala Lumpur les inonde de la lumière indécente du ciel d'Asie, qui contraste avec les enseignes modestement familières des fast-food et le brouhaha lénifiant des voyageurs. Épuisée, Katia se laisse tomber sur l'épaule de son mari, qui feuillette le Berita Harian. À la une, une photo d'une assiette translucide ancienne, qui semble très précieuse, et de gros titres incompréhensibles. Elle sait qu'une fois rentré, Gérald laissera traîner le journal dans le salon, que leurs invités diront : oh, tu lis le malais, Gérald ? Et qu'il répondra modestement : oh, oui, un peu...
Elle est fatiguée, elle a faim, elle a soif, mais son mari a dépensé leur dernière monnaie pour acheter ce journal, écrit dans une langue qu'il ne comprend pas.
Elle sursaute en entendant une voix, toute proche. Un homme est accroupi devant eux, et leur tend des noodles dans des barquettes en carton. « C'était une super promo, et le gars n'a pas compris que je n'en voulais pas ! Je ne vais pas jeter ça, alors, si vous voulez partager... »
Il s'appelle Erik, il retourne sur Paris. Ça alors ! Nous aussi ! Il dit qu'il s'en doutait, qu'il a su tout de suite qu'ils étaient français. Ça fait rire Katia : ils ont donc l'air tellement français ? Erik a un sourire moqueur, chaleureux. Les cheveux longs, mais propres. Un air de baroudeur inoffensif, sorti d'un film américain, une chemise blanche, impeccable, un jean usé, un gros sac couvert d'écussons. Gérald a posé son journal, accepté les noodles à contrecœur. Il fronce légèrement les sourcils devant la jovialité de l'inconnu, il n'aime pas être abordé ainsi, obligé de parler, de sourire, de remercier. Katia hausse les épaules. Après un mois de voyage en tête à tête, elle n'a plus grand-chose à partager avec son mari, et a vraiment besoin d'une bouffée d'oxygène, d'un autre rire, d'autres histoires.
Les noodles la réconfortent, elle rivalise d'enthousiasme avec Erik pour mélanger leurs impressions d'Asie, les couleurs, les gens, les contrastes, les anecdotes de voyage. Erik connaît bien la Malaisie, la Chine, le Japon. Cela fait des années qu'il se promène un peu partout, le monde est mon jardin, dit-il, et Katia pense que cet homme ressemble à un matin, vibrant, neuf, plein de promesses, comme Gérald lui évoque le soir, paisible, mais éteint, terminé.
Soudain, Erik se lève, s'excuse :
— Je dois régler cette affaire de boîte.
— Quelle boîte ? demande Katia.
— Celle-là.
C'est une petite caisse en contreplaqué, de la taille d'une boîte à chaussures, soigneusement scotchée et ficelée.
— Elle n'entrait pas dans ma valise, et je n'ai plus de place dans mon sac à dos. Si je la mets en soute, j'ai peur qu'elle ne se casse, mais ça risque d'être la seule solution...
— Qu'est-ce qu'il y a dedans ? s'enquiert Gérald.
— Des babioles, des souvenirs, pour la famille. Cela fait longtemps que je ne suis pas retourné en France.
Gérald hausse les épaules, sceptique.
— Ce n'est pas cette fameuse assiette volée, rassurez-vous ! sourit Erik.
— Quelle assiette ? Gérald est perdu.
Erik désigne le journal.
— C'est une céramique chinoise du VIe siècle, qui a été volée il y a quelques jours au Musée de...
— Oui, oui, j'ai lu ça, le coupe Gérald, agacé.
— Mais, attendez, s'écrie Katia. Je pourrais la prendre, moi, votre boîte !
Elle ouvre son sac : « Si je te donne ça, dit-elle en tendant un sweat à son mari, ça – une trousse de pharmacie –, et ça – un gros bouquin, Le Monde de Sophie –, j'ai assez de place ! Et je vous la rends à Paris ! »
Gérald la foudroie du regard, mais n'ose rien dire. D'ailleurs, Katia ne le regarde pas, elle sourit béatement à Erik qui se confond en remerciements, parle de confiance immédiate, on sent ces choses-là, avec certaines personnes, il l'aide à fourrer la boîte dans le sac, leurs doigts s'effleurent, il lui caresse la main, tendrement, il lui sourit. Elle se sent fondre de joie.
Quand Erik s'éloigne finalement, après leur avoir demandé leur numéro de téléphone, Katia retombe un peu et se demande si elle ne s'est pas emballée un peu vite. Mais comme Gérald l'accable de reproches sur sa naïveté et sa bêtise, elle tient bon et réaffirme haut et fort, pêle-mêle : sa croyance en l'être humain, en l'entraide, en l'amour universel, en la solidarité entre Français. Ils boudent tous les deux et embarquent sans s'adresser la parole.
Plusieurs semaines ont passé depuis leur retour de Malaisie. Gérald a laissé traîner son journal, et expliqué aux invités que l'article parlait d'une céramique chinoise de grande valeur qui a été volée. Les invités l'ont félicité. Katia soupire et repense au sourire d'Erik, à sa tendre caresse sur ses doigts, à ses jolis mots sur la confiance.
Quant à la boîte, elle est toujours là, sur la commode de leur chambre à coucher, où Katia l'a déposée en défaisant son sac. La première nuit, elle s'est levée plusieurs fois, énervée par le décalage horaire. Gérald ronflait comme une bûche, et elle a envisagé d'ouvrir la boîte, pour en vérifier le contenu. Dans un demi-sommeil, elle s'est dit que cette boîte pouvait contenir n'importe quoi, au fond, de la drogue, une arme, la fameuse céramique chinoise, des pattes de poulet sous vide, et qu'ils avaient vraiment eu de la chance de ne pas être contrôlés à l'aéroport. Puis, elle s'est endormie.
Le lendemain, Erik n'a pas téléphoné. Ni les jours suivants. Gérald a dit qu'il s'en doutait, que c'était un type très louche, qu'elle avait été bien conne de lui faire confiance.
— Mais pourquoi, tout de suite, tu imagines le pire ? Il a dû avoir des soucis, ou du boulot, un problème dans sa famille, et il n'a pas eu le temps de nous appeler...
— Ou cette boîte contient un truc illégal, et il n'ose pas venir la récupérer. Ou il s'est fait coffrer par les flics.
— N'importe quoi...
— On n'a qu'à l'ouvrir, comme ça on en aura le cœur net.
— C'est hors de question ! Erik nous a fait confiance, et moi je ne trahis pas les gens qui me font confiance !
Des variantes de cette discussion occupent les jours suivants. Plus Gérald insiste pour ouvrir la boîte, ou l'apporter telle quelle à la Police, plus Katia s'entête. Et la boîte mystérieuse reste là, fermée, obtuse, comme un symbole cruel de ce que leur couple est en train de devenir.
Juste avant Noël, ils ont leur première grosse dispute. Gérald reproche à Katia d'avoir fait de l'œil toute la soirée à son patron, au pot de Noël de sa boîte. « Et à propos de boîte, l'autre connard n'est jamais revenu la chercher, tu paries, qu'est-ce que tu paries, moi, je m'en fous, tu sais où tu peux te la carrer ta confiance en l'être humain, mais écoute-moi au moins, c'est idiot, je regrette, non, attends, c'est trop facile, on n'a qu'à l'ouvrir cette foutue boîte, s'il n'y a que ça pour que tu arrêtes de gueuler, oh va te faire foutre, c'est toujours moi qui fais les efforts, c'est la meilleure celle-là, ben vas-y t'as gagné, ouvre-la ! »
Ils sont dans leur chambre, de retour du pot de Noël. Ils sont énervés, rouges d'avoir crié, Katia en robe noire, que son mari vient d'appeler une robe de pute, pieds nus, lui en costume, il a tombé la veste. Ils sont essoufflés, elle va chercher des ciseaux, il les lui arrache des mains, s'échine sur le papier collant, les ficelles trop serrées. Artificiellement réunis dans leur colère, ils ouvrent la boîte ensemble.
Elle contient une tasse « souvenir de Kuala Lumpur ». Deux sets de table en plastique représentant les grottes de Batu. Un tee-shirt « I love Malaisia » taille six ans. Un crayon avec un petit Bouddha en gomme. Et une dizaine de cartes postales.
Des souvenirs de Malaisie achetés par Erik pour sa famille.
Katia remet ses chaussures, enfile son manteau. Elle est très calme, elle dit à son mari :
— Je vais passer la nuit chez ma sœur.
Quand il entend claquer la porte de l'appartement, Gérald pousse un cri de rage, et balaie d'un grand geste tous les bibelots. Il s'écroule sur son oreiller et éclate en sanglots. La boîte éventrée, inutile, glisse sur le sol avec un bruit creux.
Elle est fatiguée, elle a faim, elle a soif, mais son mari a dépensé leur dernière monnaie pour acheter ce journal, écrit dans une langue qu'il ne comprend pas.
Elle sursaute en entendant une voix, toute proche. Un homme est accroupi devant eux, et leur tend des noodles dans des barquettes en carton. « C'était une super promo, et le gars n'a pas compris que je n'en voulais pas ! Je ne vais pas jeter ça, alors, si vous voulez partager... »
Il s'appelle Erik, il retourne sur Paris. Ça alors ! Nous aussi ! Il dit qu'il s'en doutait, qu'il a su tout de suite qu'ils étaient français. Ça fait rire Katia : ils ont donc l'air tellement français ? Erik a un sourire moqueur, chaleureux. Les cheveux longs, mais propres. Un air de baroudeur inoffensif, sorti d'un film américain, une chemise blanche, impeccable, un jean usé, un gros sac couvert d'écussons. Gérald a posé son journal, accepté les noodles à contrecœur. Il fronce légèrement les sourcils devant la jovialité de l'inconnu, il n'aime pas être abordé ainsi, obligé de parler, de sourire, de remercier. Katia hausse les épaules. Après un mois de voyage en tête à tête, elle n'a plus grand-chose à partager avec son mari, et a vraiment besoin d'une bouffée d'oxygène, d'un autre rire, d'autres histoires.
Les noodles la réconfortent, elle rivalise d'enthousiasme avec Erik pour mélanger leurs impressions d'Asie, les couleurs, les gens, les contrastes, les anecdotes de voyage. Erik connaît bien la Malaisie, la Chine, le Japon. Cela fait des années qu'il se promène un peu partout, le monde est mon jardin, dit-il, et Katia pense que cet homme ressemble à un matin, vibrant, neuf, plein de promesses, comme Gérald lui évoque le soir, paisible, mais éteint, terminé.
Soudain, Erik se lève, s'excuse :
— Je dois régler cette affaire de boîte.
— Quelle boîte ? demande Katia.
— Celle-là.
C'est une petite caisse en contreplaqué, de la taille d'une boîte à chaussures, soigneusement scotchée et ficelée.
— Elle n'entrait pas dans ma valise, et je n'ai plus de place dans mon sac à dos. Si je la mets en soute, j'ai peur qu'elle ne se casse, mais ça risque d'être la seule solution...
— Qu'est-ce qu'il y a dedans ? s'enquiert Gérald.
— Des babioles, des souvenirs, pour la famille. Cela fait longtemps que je ne suis pas retourné en France.
Gérald hausse les épaules, sceptique.
— Ce n'est pas cette fameuse assiette volée, rassurez-vous ! sourit Erik.
— Quelle assiette ? Gérald est perdu.
Erik désigne le journal.
— C'est une céramique chinoise du VIe siècle, qui a été volée il y a quelques jours au Musée de...
— Oui, oui, j'ai lu ça, le coupe Gérald, agacé.
— Mais, attendez, s'écrie Katia. Je pourrais la prendre, moi, votre boîte !
Elle ouvre son sac : « Si je te donne ça, dit-elle en tendant un sweat à son mari, ça – une trousse de pharmacie –, et ça – un gros bouquin, Le Monde de Sophie –, j'ai assez de place ! Et je vous la rends à Paris ! »
Gérald la foudroie du regard, mais n'ose rien dire. D'ailleurs, Katia ne le regarde pas, elle sourit béatement à Erik qui se confond en remerciements, parle de confiance immédiate, on sent ces choses-là, avec certaines personnes, il l'aide à fourrer la boîte dans le sac, leurs doigts s'effleurent, il lui caresse la main, tendrement, il lui sourit. Elle se sent fondre de joie.
Quand Erik s'éloigne finalement, après leur avoir demandé leur numéro de téléphone, Katia retombe un peu et se demande si elle ne s'est pas emballée un peu vite. Mais comme Gérald l'accable de reproches sur sa naïveté et sa bêtise, elle tient bon et réaffirme haut et fort, pêle-mêle : sa croyance en l'être humain, en l'entraide, en l'amour universel, en la solidarité entre Français. Ils boudent tous les deux et embarquent sans s'adresser la parole.
Plusieurs semaines ont passé depuis leur retour de Malaisie. Gérald a laissé traîner son journal, et expliqué aux invités que l'article parlait d'une céramique chinoise de grande valeur qui a été volée. Les invités l'ont félicité. Katia soupire et repense au sourire d'Erik, à sa tendre caresse sur ses doigts, à ses jolis mots sur la confiance.
Quant à la boîte, elle est toujours là, sur la commode de leur chambre à coucher, où Katia l'a déposée en défaisant son sac. La première nuit, elle s'est levée plusieurs fois, énervée par le décalage horaire. Gérald ronflait comme une bûche, et elle a envisagé d'ouvrir la boîte, pour en vérifier le contenu. Dans un demi-sommeil, elle s'est dit que cette boîte pouvait contenir n'importe quoi, au fond, de la drogue, une arme, la fameuse céramique chinoise, des pattes de poulet sous vide, et qu'ils avaient vraiment eu de la chance de ne pas être contrôlés à l'aéroport. Puis, elle s'est endormie.
Le lendemain, Erik n'a pas téléphoné. Ni les jours suivants. Gérald a dit qu'il s'en doutait, que c'était un type très louche, qu'elle avait été bien conne de lui faire confiance.
— Mais pourquoi, tout de suite, tu imagines le pire ? Il a dû avoir des soucis, ou du boulot, un problème dans sa famille, et il n'a pas eu le temps de nous appeler...
— Ou cette boîte contient un truc illégal, et il n'ose pas venir la récupérer. Ou il s'est fait coffrer par les flics.
— N'importe quoi...
— On n'a qu'à l'ouvrir, comme ça on en aura le cœur net.
— C'est hors de question ! Erik nous a fait confiance, et moi je ne trahis pas les gens qui me font confiance !
Des variantes de cette discussion occupent les jours suivants. Plus Gérald insiste pour ouvrir la boîte, ou l'apporter telle quelle à la Police, plus Katia s'entête. Et la boîte mystérieuse reste là, fermée, obtuse, comme un symbole cruel de ce que leur couple est en train de devenir.
Juste avant Noël, ils ont leur première grosse dispute. Gérald reproche à Katia d'avoir fait de l'œil toute la soirée à son patron, au pot de Noël de sa boîte. « Et à propos de boîte, l'autre connard n'est jamais revenu la chercher, tu paries, qu'est-ce que tu paries, moi, je m'en fous, tu sais où tu peux te la carrer ta confiance en l'être humain, mais écoute-moi au moins, c'est idiot, je regrette, non, attends, c'est trop facile, on n'a qu'à l'ouvrir cette foutue boîte, s'il n'y a que ça pour que tu arrêtes de gueuler, oh va te faire foutre, c'est toujours moi qui fais les efforts, c'est la meilleure celle-là, ben vas-y t'as gagné, ouvre-la ! »
Ils sont dans leur chambre, de retour du pot de Noël. Ils sont énervés, rouges d'avoir crié, Katia en robe noire, que son mari vient d'appeler une robe de pute, pieds nus, lui en costume, il a tombé la veste. Ils sont essoufflés, elle va chercher des ciseaux, il les lui arrache des mains, s'échine sur le papier collant, les ficelles trop serrées. Artificiellement réunis dans leur colère, ils ouvrent la boîte ensemble.
Elle contient une tasse « souvenir de Kuala Lumpur ». Deux sets de table en plastique représentant les grottes de Batu. Un tee-shirt « I love Malaisia » taille six ans. Un crayon avec un petit Bouddha en gomme. Et une dizaine de cartes postales.
Des souvenirs de Malaisie achetés par Erik pour sa famille.
Katia remet ses chaussures, enfile son manteau. Elle est très calme, elle dit à son mari :
— Je vais passer la nuit chez ma sœur.
Quand il entend claquer la porte de l'appartement, Gérald pousse un cri de rage, et balaie d'un grand geste tous les bibelots. Il s'écroule sur son oreiller et éclate en sanglots. La boîte éventrée, inutile, glisse sur le sol avec un bruit creux.

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