Soupirs d'une femme de chez moi

Si on sait lire entre les lignes, les mots n'ont point besoin de s'emmagasiner...

Toute histoire commence un jour, quelque part. La mienne sans nul doute commença un mardi dans le paisible quartier de la Paix, où, venue accompagner ma mère à une consultation médicale, je me retrouvais face à la porte de non retour...
Mon père était parti en voyage d’affaire pour une semaine. Cela faisait déjà deux jours qu’il n’était pas là. Je m’amusais gaiement dans la grande chambre qui avait accueilli mon enfance et que je partageais avec une tante pas des moins faciles à vivre, quand la voix haut perchée de ma mère me parvint de la cour.

— Saly tu viens m’accompagner en ville ? Je dois aller chez le médecin.
— D’accord maman, j’arrive, criais-je à tue-tête, le cœur en joie à l’idée de passer du temps, seule, avec celle qui me donna la vie. Ce n’était jamais chose donnée avec elle.
Dehors, ma mère dans son grand boubou bleu, discutait jovialement avec la voisine. C’était bien bizarre. Ma mère était une de ces femmes au caractère austère, rigoriste avec un tempérament plutôt taciturne. Elle était à la fois si proche mais toujours si distante des autres. Je l’admirais et l’aimais de toute la force que pouvait avoir mon petit cœur de petite fille de 11 ans. Je n’en étais d’ailleurs presque plus une. Chez moi une fille était, à 15 ans, déjà une femme et pouvait donc se marier, gérer un foyer et avoir des enfants. C’était du moins ce que l’on m’avait appris, ce pour quoi j’avais été formée, éduquée. J’avais aussi été préparée pour subir le grand rituel, la fameuse cérémonie de purification. On m’avait appris que pour être une vraie femme, il fallait passer par là. Dans le cas contraire on était rejeté par la société et considéré comme un paria. C’était en tout cas la conception que se faisaient les femmes de ma société. Je n’en croyais pas un mot. Mon père d’ailleurs s’était, quant à lui, depuis toujours opposé à cette pratique et c’était la raison pour laquelle j’y avais échappé jusqu’à ce jour. Mais c’était bien le dernier...
Je me rappelle. Je me rappelle cette grande cour pavée de sable blanc, un bâtiment jaune à un seul niveau au fond, un puits sur l’aile droite et une case, une grande case aux murs hauts, juste au centre. Il y régnait un silence de tombe. Je me demandais ce que l’on était bien venu faire là. Maman ne devait-elle pas voir le médecin ? Avait-elle changé d’avis ? Devait-elle voir une amie ? Mille questions me traversaient la tête, me turlupinaient l’esprit mais aucune réponse ne se présentait. Une femme que je ne connaissais pas, bientôt apparut. Sa peau couleur ébène luisait au soleil qui accentuait le jaune de sa robe. Elle devait avoir le même âge que ma mère. Sa blouse blanche n’était pas boutonnée, il faisait chaud. La femme nous invita à entrer dans la case. Je savais que je ne devais pas y aller. Je chercherais donc quelque part où m’assoir quand ma mère me demanda de les suivre.
— Entre saly, me dit-elle.
— Que se passe-il maman ? l’interrogeais-je le cœur battant à rompre.
Je commençais à paniquer. Elle ne dit mot et se mis à me pousser à l’intérieur. Non ! Elle ne peut pas me faire ça ! Me disais-je intérieurement. J’avais déjà entendu des histoires semblables qui s’étaient ainsi passées. Ça ne peut pas m’arriver à moi. Tentais-je vainement de me convaincre.
La dame en blouse blanche m’agrippa soudain par le bras. Elle le serrait si fort. Elle devait penser, à mon regard effaré que je ne cessais de tourner dans tous les sens, que je cherchais un moyen pour m’enfuir. Mais où diable pouvais-je bien fuir ! J’étais cernée de tout part, elle et ma mère me dominant de partout. Une fois dans la case elle lâcha prise.
— Déshabille toi ma chérie, me dit la voix particulièrement placide de ma mère à ce moment.
Sa chérie ! Comment osait-elle encore m’appeler ainsi avec ce qu’elle s’apprêtait à me faire ?
— Maman s’il te plait ne fait pas ça, la suppliais-je mais elle resta de marbre face à mon désarroi.
— Déshabille toi et monte sur la table je te dis.
La voix avait perdu de sa douceur et laissait entendre de l’impatience. La dame à la blouse blanche, restée en retrait pendant ce temps, s’avança et entreprit de défaire la ceinture de mon pantalon. Je lui retins la main. Elle me donna alors une grosse gifle qui fit siffler mon oreille gauche. Une peur aiguë, venue du fin fond de mes entrailles, me lacérait le cœur, entrecoupait ma respiration.
— Enlève ces putains de vêtements où j’appelle les garçons pour qu’ils le fassent. Ça nous facilitera la tâche. Décide-toi. Je n’ai pas toute la journée, me laissa-t-elle entendre, agacée.
— Je dirai tout à mon père si vous ne me laissez pas partir, avais-je répondu le visage ravagé par les larmes et déformé par la peur.
— Écoute Saly, ton père est loin et il ne reviendra pas aujourd’hui. Alors tu acceptes de négocier et on en finit une bonne fois pour toute ou alors on y passe la nuit mais tu ne pourras point t’échapper. Tu n’es pas la première et ne seras pas la dernière, me lança ma mère.

Je n’en revenais pas. Je savais ma mère capable mais à ce point, non. Je ne la reconnaissais plus. Elle ne pensait même pas à l’opinion de son propre mari. Il ne lui était pas venu en tête l’idée qu’il avait aussi son mot à dire. Pire ! Elle ne pensait pas à moi, à mes sentiments, à mon bien-être. Elle préférait mettre en avant une coutume à deux balles qui mutilait les femmes dès leur jeune âge. Ce n’était rien d’autre qu’un viol orchestré par la société elle-même. Un acte qui bafoue la dignité, piétine l’amour propre, transgresse l’intimité et menace la stabilité psychologique des victimes.
— Arrête de faire ta têtue !
La dame à la blouse blanche en disant cela s’était agrippée à mes vêtements. Un déchirement sec. Ce qui me restait de barrière ultime n’était plus que lambeaux. Le cauchemar était bien réel et n’était pas sur le point de finir. De dehors, des voix masculines me parvenaient. Certainement le renfort dont elle parlait. À ce moment précis, j’étais à l’affût d’une aide, d’un coup de main, d’une voix familière. Papa où es-tu ?

À bout de force, je finis par m’abandonner aux puissantes mains qui me tenaient fermement. Je ne sus à quel moment je m’étais allongée sur cette table dont la froideur me mâchouillait la colonne vertébrale.

— C’est bien ma puce. On fera vite. Ferme les yeux, Tu ne sentiras rien.

Non ! Je ne pouvais pas ne pas regarder. Je tenais à garder en mémoire chaque seconde de chaque minute que je passais dans cet endroit. Il le fallait. Je me le devais.
L’intérieur de la case sentait le désinfectant. En parallèle à la table sur laquelle j’étais couchée se trouvait, posée sur une table beaucoup plus petite, une grande bouteille d’alcool. À côté, pour seuls compagnons, une paire de ciseaux et une boite où reposait une mousse de coton blanc comme neige. Derrière la porte, accroché à un clou rouillé, un sachet noir se balançait en des mouvements de va-et-vient sous l’effet de la porte qu’on ouvrait et refermait. Elle le prit, en sortit une seringue et un flacon contenant un liquide translucide. De l’anesthésiant certainement. Pendant qu’elle préparait l’anti douleur, ma mère assise sur une chaise bancale tenait ce qui semblait être un pagne en wax. D’où le sortait-elle ? Elle n’avait qu’une petite pochette en venant. Cela faisait certainement longtemps qu’elle préparait son coup.
La dame à la blouse blanche, le regard indifférent, revint vers moi, seringue en main. En un mouvement précis et bien calculé, elle posa ses gants froids sur mes cuisses, les écarta et rapprocha l’objet pointu de mon aine droit. Je sentis l’aiguille me transpercer la peau puis se planter dans ma chair. Le liquide se répandit dans toute la partie inférieure de mon corps. Ce fut du moins ce que je ressentis. Ce que je ressentis encore plus quelques minutes plus tard, c’est l’acier des ciseaux qui se posèrent sur ma chair avant de se refermer sur elle. La douleur me monta à la tête. Signe que l’anesthésie n’avait pas fait son effet ou du moins pas encore. À ce moment précis ma tante fit irruption dans la pièce.
— Alors ? C’est fini ? On peut rentrer maintenant ?

Ces souvenirs sont ceux qui restent présents dans mon esprit. Je ne me rappelle plus de ce qui suivit. Couchée seule dans mon lit ce soir, ils refont surface et m’ôtent le sommeil. La grande fraicheur de ce mois de janvier et l’absence de Modou ne faisaient qu’accentuer ma solitude. La douleur est palpable. Elle a fini par devenir une meilleure amie, une confidente. Après cinq années de vie commune durant lesquelles querelles, reproches et insultes se sont disputées la place de choix, l’homme de ma vie décida un beau jour de prendre une seconde épouse. J’appris la nouvelle, un sombre mardi, de son cousin le plus éloigné, alors que je rentrais de chez mes parents. Il ne daigna même pas me passer un coup de fil. On vivait chez ses parents où se trouvaient aussi ses deux frères et leurs épouses ainsi que l’oncle Khassim. Tout le monde dans la famille avait été mis au courant. J’étais la seule à l’apprendre le soir même, seulement après la cérémonie. On me jetait des regards fictifs, fuyant le mien. Les autres membres de la famille m’adressaient à peine la parole. Je me demandais ce que j’avais bien raté. Ils m’apparaissaient soudain tous si hypocrites. Mais le mal était déjà fait et comme toujours je restais impuissante face à lui. Je ne revis Modou qu’une semaine plus tard, de retour de sa lune de miel. Il me trouva dans notre chambre en train de ranger les vêtements que j’avais lavés la veille. On était dans l’après midi.
— Bonjour Saly, comment vas-tu ?
— Bien...
— Je suppose que tu as parlé avec mon cousin.
— Je suppose que tu veux savoir si ton cousin a bien fait ce qui était de ton devoir à toi. Oui tu supposes bien. Que souhaites-tu manger au dîner ?
— Je ne passe pas la nuit. J’étais passé récupérer quelques documents dont j’aurai besoin pour le travail. Bon ! Je te laisse, me lança-t-il en partant.
J’avais la forte impression d’être au-dessus d’un gouffre si profond et trop sombre pour y voir clair. J’étais prise de vertiges. Mais que se passe-t-il donc ? Je sentais mon monde s’écrouler. Je me remémorais ma rencontre avec mon mari. C’était six ans plus tôt. Je venais d’être prise comme secrétaire dans un cabinet de consultation et ce jour là était mon premier jour de service. Je me dépêchais d’aller vite au bureau afin d’être la première sur les lieux quand, à un tournant de rue, je me cognais brutalement à quelque chose. C’était plutôt quelqu’un. Je m’étalais de tout mon long sur le goudron, mon sac et tout son contenu éparpillés dans la rue. Quelqu’un me proposa une main et m’aida à me relever et à tout ranger.
— Je suis sincèrement navré Madame. Tout ceci est de ma faute. Je n’ai pas regardé en tournant à l’angle et je vous ai bousculé. Vous n’avez rien de cassé ?
— Non ne vous en faites pas. C’est tout aussi de ma faute. Je suis trop pressée. C’est mon premier jour au boulot aujourd’hui raison pour laquelle...
Il insista pour m’accompagner jusqu’à mon lieu de travail afin de s’assurer que tout allait bien. Nous restâmes en contact et un an plus tard il me demanda de l’épouser. C’était la belle époque.
Ma mère s’était catégoriquement opposée à ce que je travaille. Elle se demandait ce que pouvait bien faire une femme au boulot. Dans sa tête à elle, la seule place légitime qui revient à la femme c’est celle qu’elle occupe dans son foyer, auprès de son mari et de ses enfants. Elle n’a pourtant jamais été là pour moi... n’eût été le soutien de mon père, jamais je n’aurai poursuivit mes études ni eu de job. Ce fut donc sans surprise qu’elle apporta son soutien à Modou quand, après seulement deux mois de mariage, il souhaita que j’arrête mon travail et reste à la maison. J’avais refusé au début, défendant farouchement mon besoin d’indépendance et le fait qu’il était vital pour moi de travailler afin d’être épanouie et autonome. Mais Modou avait utilisé cet argument contre moi en disant à qui voulait bien l’entendre que je le croyais incapable de me rendre heureuse. J’avais beau essayer de lui expliquer les choses mais il n’y avait rien à faire. Sa mère un jour insinua même que je n’étais pas faite pour le mariage et que je foutais la honte à son fils. Ses frères me regardaient de haut. Les disputes avec Modou devenaient fréquentes et de plus en plus violentes. J’étais devenue le mouton noir de la famille. Je finis par céder sous toute cette pression. Les années passèrent. Nos relations au fil du temps s’envenimèrent. Je supportais les caprices d’une belle mère narcissique. J’essayais de plaire à ma nouvelle famille qui digérait mal mon caractère de femme insoumise. Mes tentatives pour gérer les sautes d’humeur d’un mari aux envies de despote à chaque fois tombaient à l’eau. Après près de sept ans de mariage, je n’avais toujours pas connu le bonheur de donner naissance et cela envenimait les choses. Quand n’en pouvant plus du calvaire qu’était devenue ma vie je fis part de ma décision de divorcer à mes parents, ma mère comme toujours s’y opposa.
— Si jamais tu fais ça Saly, considère toi comme orpheline. Car plus jamais tu ne seras ma fille. Et ne compte surtout pas sur nous pour t’accueillir, me dit-elle tout bonnement.
Mon père vieux, malade et trop faible pour faire quelque chose, ne put que me regarder retourner à ma misère. C’était ce même fameux mardi où on m’annonça que j’avais une coépouse.
Cela fait aujourd’hui presque un an et demi et rien n’a changé. À part cette solitude crue qui m’habitait. Seule contre tous. Je me sens telle une étrangère dans ma propre maison. Mes parents ne veulent plus de moi chez eux. Mon mari est devenu celui d’une autre qui d’ailleurs le voit plus que je ne l’entends. Mon espoir de, un jour, devenir mère vient de disparaitre depuis l’annonce du docteur ce matin. Seule dans ma chambre. Assise au bord du lit juste en face du miroir, une boite de cachets en main, j’essaie de retrouver l’ultime espoir.
Mon mariage n’a plus de sens. Je n’ai aucune source de revenu. Je n’ai nulle part où aller. Je ne connaitrais jamais les nuits d’insomnie à veiller sur un être délicat et fébrile. Ma vie toute entière est échec. Pourquoi continuer à vivre ? Et pourtant... pourtant une voix, une voix ne cesse de me chuchoter à l’oreille. Ton histoire a commencé quelque part, dans cette case... mais doit-elle prendre fin ici ?...
Comme un lutteur qui se relève d’une chute ou un malade de son lit d’où les diagnostiques les plus avisés avaient prédit sa mort, j’ai décidé de puiser dans mes entrailles cette force qui maintient à la vie.