À l'abri des lumières d'une journée d'hiver, épouvantable de soleil, dans une rue étroite et froide comme une impasse, avançait un homme inquiet. Un homme emmitouflé dans un imperméable ... [+]
Silence, on siffle !
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Mon papa avait un papa qui avait un papa.
C'était son papé à mon papa.
Il l'appelait Jean.
Papé Jean.
Mon papa nous raconta, à ma sœur et moi, que Papé Jean n'avait pas toujours était vieux.
Et petit.
Et gentil.
Et rigolo.
Et allongé sous la couverture à carreaux.
Les yeux fermés.
Il avait été un guerrier !
Un redoutable !
Pas un méchant non.
Un guerrier !
Dans les montagnes !
Avec un fusil, pendu au côté !
Et, la nuit, au moment où les méchants s'allongeaient avec leurs mauvais rêves, il était debout Papé Jean, toujours, à traverser les étoiles pour les uns et pour les autres.
Papa nous raconta encore.
Papé Jean, sur sa joue, quand il se mettait à sourire, les soirs d'histoires, il avait une fossette aussi grande et profonde que celle d'un distributeur à café.
Et mon papa y glissait une pièce.
Alors il avait une histoire !
Et Papé Jean, les mains au-dessus de sa tête, ses deux grandes comédiennes, en silence, faisaient leur petit théâtre et les rires et les rêves de mon papa.
C'était un drôle de distributeur à histoire Papé Jean.
Pourtant, il n'avait jamais ouvert la bouche pour crier, pour râler, pour se plaindre ou pour dire du mal de qui que ce soit.
Son seul cri fut celui de sa naissance.
Et son seul mot : Pa !
Ainsi « PaPaPaPa PaPa PaPaPa », aurait pu être sa seule phrase, s'il s'était décidé à parler.
Mais Papé Jean ne dit rien.
Jamais.
Il choisit de se taire.
Cela peut se comprendre, bien sûr, pour un muet.
Donc, le papa du papa de mon papa, Papé Jean, du temps où il était vivant, était un guerrier redoutable et muet.
Simplement.
Pas sourd.
Muet.
Ainsi, toute sa vie il n'avait été qu'une oreille attentive et qu'un silence bienveillant.
Le fusil, pendu au côté.
Aujourd'hui Papé Jean est mort.
Et son silence aussi.
Car figurez-vous que mort, Papé Jean gagna en paroles.
Car la mémoire a cela de bon, qu'elle peut faire même parler les muets.
Et c'est papa qui s'en chargea.
Merci papa !
Donc, il y a longtemps, très, du temps où il avait été jeune et debout Papé Jean avait été un guerrier.
Plus qu'un guerrier a dit papa.
Un résistant !
Un résistant son Papé Jean !
Dans les montagnes !
Avec le fusil, pendu au côté.
Et il paraît que cela voulait dire quelque chose !
Que c'était un homme qui avait fait la guerre !
La guerre des bons contre les méchants.
Et qui avait, sans dire un mot, choisi son camp.
Le bon.
Évidemment.
Le camp de ceux qui, justement, protègent les grands mots qui font les grandes idées.
Papa nous expliqua la bouche en majuscules : la Vie, la Liberté, la Justice, la Paix !
Des mots qui aiment marcher droit.
Rien que ça !
Et Papé Jean les avait suivis, ces mots.
Le papa du papa de mon papa avait donc été un de ceux-là : un bon, un libre, un Juste.
Un petit muet qui avait défendu de grands mots.
Et mon papa en était fier.
Comme ma sœur et moi, maintenant, de sa mémoire à Papé Jean et de notre papa.
Son métier de résistant à Papé Jean, pendant la guerre, c'était passeur.
Non pas comme au football, au basket ou au rugby.
Il faisait passer les gens, de nuit, à travers les montagnes, par les petits chemins des bergers, en suivant les crottes des chèvres, billes noires sur la neige et, plus haut, plus haut encore, à toucher le ciel, par les sentiers mortels des acrobates à cornes qu'on appelle ici les Isards.
Les gens qui partaient c'était des gens qui fuyaient.
Ils ne partaient pas parce qu'ils en avaient envie.
Ce n'était pas des vacances.
Ils partaient parce qu'ils avaient peur pour eux, pour leurs familles, pour leurs enfants.
Ils avaient peur qu'on les tue.
C'est comme ça la guerre.
Cela tue souvent des gens qui ne demandent qu'à vivre.
Ces gens, ils partaient sans rien dire, comme des voleurs, alors qu'ils n'avaient rien volé.
Pire encore, on leur avait tout pris.
Mais ils partaient.
Ils fuyaient comme des coupables, alors que c'étaient bien eux les victimes.
C'est Papé Jean qui les menait la nuit, de l'autre côté de la frontière, dans un autre pays, en Espagne, chercher la lumière d'un nouveau jour.
C'était lui le passeur, le sauveur, l'homme à suivre.
Ce muet, valeur sûre, qui, dans tous les cas, tairait toujours les chemins secrets des réfugiés.
Ces gens on les appelait « juifs », à cause de l'étoile jaune qu'ils avaient de cousue sur le bras, sur le cœur, quelque part, pour les reconnaître.
Et aussi parce qu'ils croyaient à un autre Dieu que le Dieu de ceux qui étaient les chefs de nos pays.
Et qui ne portaient pas d'étoiles, eux, mais des croix cousues dans la tête et sur les yeux.
Papé Jean récupérait ces pauvres gens à Laruns, Oloron, en vallée d'Ossau ou d'Aspe, dans la cave des auberges, à l'heure où, à l'étage, tout le monde dormait.
Et parfois même des Allemands !
Alors ils partaient, tous ces gens, le silence en bagage. Et dans la gorge un tremblement, et dans le ventre la peur qui fait ses nœuds et l'espoir, l'espoir tout autour.
Comme une laine.
Bien chaude.
Donnée par Papé Jean bien sûr, la laine.
Alors ils partaient, là-bas, vers ces silhouettes de géants qui font une drôle de frise, sitôt claire, sitôt sombre, sur la nuit du ciel.
Un jour, il y eut un problème.
Des soldats allemands étaient dans la vallée, avec leurs chiens.
Leurs chiens qui sentent tout.
La truffe collée à la terre.
La queue, chef d'orchestre, battant la mesure.
Ils avaient trouvé une odeur, une trace, un chemin à suivre, les chiens !
Et les soldats avaient suivi.
C'est dire s'ils sont bêtes !
Il y eut des cris.
Des coups de feu.
Puis un grand silence.
Celui qui fait peur et fait taire les chouettes.
Papé Jean et son petit groupe, allongés sur la neige, ne bougeaient plus et respiraient à peine.
Les coups de feu venaient de l'autre côté du petit gave, sur l'autre versant.
Caché parmi les ombres, immobile comme une souche, il attendait quelque chose Papé Jean.
Mais le silence semblait avoir tout avalé.
Il semblait plus fort que tout.
Mortel.
Soudain, sa bouche se fendit d'un vrai sourire à Papé Jean.
Et sur sa gauche, sa fossette à histoires annonça que tout n'était pas perdu.
Il écouta, il écouta encore, la main à l'oreille, fébrile, et il entendit.
Il entendit !
Doucement, très, comme celui d'un oisillon dans l'immensité de la nuit et de son silence.
Il entendit un sifflement.
Là-bas, sur l'autre versant, on sifflait.
C'était léger comme une brise de nuit qui fait frissonner les arbres.
Autour de lui, le petit groupe s'agitait.
La main de Papé Jean se leva, blanche et raide, comme un général.
Silence, dit-elle la main.
Silence, on siffle !
Car c'était là, indiscutable, comme une musique qui dit la vie qui continue.
Ce n'était pas la petite musique d'une chanson, d'une rengaine ou d'un air du pays.
On sifflait comme on parle, comme on explique, comme on raconte, comme on rassure.
Alors Papé Jean, dans la nuit se leva et, avec lui, tous les muets de la Terre qui portent les mots du combat et au côté, le fusil froid et pendu.
Il mit ses mains le long de son visage comme s'il allait enfin parler, comme s'il allait enfin crier, mais il ne parla ni ne cria pas, évidemment.
Il s'enfonça deux doigts dans la bouche et siffla à son tour !
Il siffla comme s'il avait toujours parlé.
Il siffla pour dire les gens qui passent, la vie qui continue, la nuit qui respire.
Et les hommes se répondirent, dans cette grammaire des sommets, cette syntaxe des étoiles, qui avait été la langue des bergers et qui était désormais la langue des résistants.
La langue sifflée des bergers d'Aas et de Béost.
La langue des muets qui ont des choses à dire.
La langue des passeurs de chez nous.
Des passeurs de l'espèce du papa, du papa de mon papa :
Le passeur Papé Jean !
Notre fierté. Notre mémoire.
Merci papa, merci Papé !
C'était son papé à mon papa.
Il l'appelait Jean.
Papé Jean.
Mon papa nous raconta, à ma sœur et moi, que Papé Jean n'avait pas toujours était vieux.
Et petit.
Et gentil.
Et rigolo.
Et allongé sous la couverture à carreaux.
Les yeux fermés.
Il avait été un guerrier !
Un redoutable !
Pas un méchant non.
Un guerrier !
Dans les montagnes !
Avec un fusil, pendu au côté !
Et, la nuit, au moment où les méchants s'allongeaient avec leurs mauvais rêves, il était debout Papé Jean, toujours, à traverser les étoiles pour les uns et pour les autres.
Papa nous raconta encore.
Papé Jean, sur sa joue, quand il se mettait à sourire, les soirs d'histoires, il avait une fossette aussi grande et profonde que celle d'un distributeur à café.
Et mon papa y glissait une pièce.
Alors il avait une histoire !
Et Papé Jean, les mains au-dessus de sa tête, ses deux grandes comédiennes, en silence, faisaient leur petit théâtre et les rires et les rêves de mon papa.
C'était un drôle de distributeur à histoire Papé Jean.
Pourtant, il n'avait jamais ouvert la bouche pour crier, pour râler, pour se plaindre ou pour dire du mal de qui que ce soit.
Son seul cri fut celui de sa naissance.
Et son seul mot : Pa !
Ainsi « PaPaPaPa PaPa PaPaPa », aurait pu être sa seule phrase, s'il s'était décidé à parler.
Mais Papé Jean ne dit rien.
Jamais.
Il choisit de se taire.
Cela peut se comprendre, bien sûr, pour un muet.
Donc, le papa du papa de mon papa, Papé Jean, du temps où il était vivant, était un guerrier redoutable et muet.
Simplement.
Pas sourd.
Muet.
Ainsi, toute sa vie il n'avait été qu'une oreille attentive et qu'un silence bienveillant.
Le fusil, pendu au côté.
Aujourd'hui Papé Jean est mort.
Et son silence aussi.
Car figurez-vous que mort, Papé Jean gagna en paroles.
Car la mémoire a cela de bon, qu'elle peut faire même parler les muets.
Et c'est papa qui s'en chargea.
Merci papa !
Donc, il y a longtemps, très, du temps où il avait été jeune et debout Papé Jean avait été un guerrier.
Plus qu'un guerrier a dit papa.
Un résistant !
Un résistant son Papé Jean !
Dans les montagnes !
Avec le fusil, pendu au côté.
Et il paraît que cela voulait dire quelque chose !
Que c'était un homme qui avait fait la guerre !
La guerre des bons contre les méchants.
Et qui avait, sans dire un mot, choisi son camp.
Le bon.
Évidemment.
Le camp de ceux qui, justement, protègent les grands mots qui font les grandes idées.
Papa nous expliqua la bouche en majuscules : la Vie, la Liberté, la Justice, la Paix !
Des mots qui aiment marcher droit.
Rien que ça !
Et Papé Jean les avait suivis, ces mots.
Le papa du papa de mon papa avait donc été un de ceux-là : un bon, un libre, un Juste.
Un petit muet qui avait défendu de grands mots.
Et mon papa en était fier.
Comme ma sœur et moi, maintenant, de sa mémoire à Papé Jean et de notre papa.
Son métier de résistant à Papé Jean, pendant la guerre, c'était passeur.
Non pas comme au football, au basket ou au rugby.
Il faisait passer les gens, de nuit, à travers les montagnes, par les petits chemins des bergers, en suivant les crottes des chèvres, billes noires sur la neige et, plus haut, plus haut encore, à toucher le ciel, par les sentiers mortels des acrobates à cornes qu'on appelle ici les Isards.
Les gens qui partaient c'était des gens qui fuyaient.
Ils ne partaient pas parce qu'ils en avaient envie.
Ce n'était pas des vacances.
Ils partaient parce qu'ils avaient peur pour eux, pour leurs familles, pour leurs enfants.
Ils avaient peur qu'on les tue.
C'est comme ça la guerre.
Cela tue souvent des gens qui ne demandent qu'à vivre.
Ces gens, ils partaient sans rien dire, comme des voleurs, alors qu'ils n'avaient rien volé.
Pire encore, on leur avait tout pris.
Mais ils partaient.
Ils fuyaient comme des coupables, alors que c'étaient bien eux les victimes.
C'est Papé Jean qui les menait la nuit, de l'autre côté de la frontière, dans un autre pays, en Espagne, chercher la lumière d'un nouveau jour.
C'était lui le passeur, le sauveur, l'homme à suivre.
Ce muet, valeur sûre, qui, dans tous les cas, tairait toujours les chemins secrets des réfugiés.
Ces gens on les appelait « juifs », à cause de l'étoile jaune qu'ils avaient de cousue sur le bras, sur le cœur, quelque part, pour les reconnaître.
Et aussi parce qu'ils croyaient à un autre Dieu que le Dieu de ceux qui étaient les chefs de nos pays.
Et qui ne portaient pas d'étoiles, eux, mais des croix cousues dans la tête et sur les yeux.
Papé Jean récupérait ces pauvres gens à Laruns, Oloron, en vallée d'Ossau ou d'Aspe, dans la cave des auberges, à l'heure où, à l'étage, tout le monde dormait.
Et parfois même des Allemands !
Alors ils partaient, tous ces gens, le silence en bagage. Et dans la gorge un tremblement, et dans le ventre la peur qui fait ses nœuds et l'espoir, l'espoir tout autour.
Comme une laine.
Bien chaude.
Donnée par Papé Jean bien sûr, la laine.
Alors ils partaient, là-bas, vers ces silhouettes de géants qui font une drôle de frise, sitôt claire, sitôt sombre, sur la nuit du ciel.
Un jour, il y eut un problème.
Des soldats allemands étaient dans la vallée, avec leurs chiens.
Leurs chiens qui sentent tout.
La truffe collée à la terre.
La queue, chef d'orchestre, battant la mesure.
Ils avaient trouvé une odeur, une trace, un chemin à suivre, les chiens !
Et les soldats avaient suivi.
C'est dire s'ils sont bêtes !
Il y eut des cris.
Des coups de feu.
Puis un grand silence.
Celui qui fait peur et fait taire les chouettes.
Papé Jean et son petit groupe, allongés sur la neige, ne bougeaient plus et respiraient à peine.
Les coups de feu venaient de l'autre côté du petit gave, sur l'autre versant.
Caché parmi les ombres, immobile comme une souche, il attendait quelque chose Papé Jean.
Mais le silence semblait avoir tout avalé.
Il semblait plus fort que tout.
Mortel.
Soudain, sa bouche se fendit d'un vrai sourire à Papé Jean.
Et sur sa gauche, sa fossette à histoires annonça que tout n'était pas perdu.
Il écouta, il écouta encore, la main à l'oreille, fébrile, et il entendit.
Il entendit !
Doucement, très, comme celui d'un oisillon dans l'immensité de la nuit et de son silence.
Il entendit un sifflement.
Là-bas, sur l'autre versant, on sifflait.
C'était léger comme une brise de nuit qui fait frissonner les arbres.
Autour de lui, le petit groupe s'agitait.
La main de Papé Jean se leva, blanche et raide, comme un général.
Silence, dit-elle la main.
Silence, on siffle !
Car c'était là, indiscutable, comme une musique qui dit la vie qui continue.
Ce n'était pas la petite musique d'une chanson, d'une rengaine ou d'un air du pays.
On sifflait comme on parle, comme on explique, comme on raconte, comme on rassure.
Alors Papé Jean, dans la nuit se leva et, avec lui, tous les muets de la Terre qui portent les mots du combat et au côté, le fusil froid et pendu.
Il mit ses mains le long de son visage comme s'il allait enfin parler, comme s'il allait enfin crier, mais il ne parla ni ne cria pas, évidemment.
Il s'enfonça deux doigts dans la bouche et siffla à son tour !
Il siffla comme s'il avait toujours parlé.
Il siffla pour dire les gens qui passent, la vie qui continue, la nuit qui respire.
Et les hommes se répondirent, dans cette grammaire des sommets, cette syntaxe des étoiles, qui avait été la langue des bergers et qui était désormais la langue des résistants.
La langue sifflée des bergers d'Aas et de Béost.
La langue des muets qui ont des choses à dire.
La langue des passeurs de chez nous.
Des passeurs de l'espèce du papa, du papa de mon papa :
Le passeur Papé Jean !
Notre fierté. Notre mémoire.
Merci papa, merci Papé !