Si seulement la mer pouvait parler

Toute histoire commence un jour, quelque part. Dans le noir. Le désir. La lumière. Par n’importe qui. Ou n’importe quoi. Dans la sensation d’un nouveau né. Sur les traces d’un vieillard. Certaines d’entre elles nous cachent tellement de chose...

Des mystères...

...qui nous font tourner en rond ! Et là je ne parle pas de cette mystérieuse roue des géants sur le plateau de Golan. Non ! Enfin bref, toute histoire peut commencer n’importe où. Au milieu ou au bord de nulle part. Au milieu ou au bord de la mer.

Ah ! La mer ! Si seulement elle pouvait parler celle-là. Si seulement. Elle aurait tellement des choses à dire. Des histoires à conter.
La mer.

Hum ! Je suis là moi. Au bord de ce chemin qui va m’emmener si loin.

Au-delà de Rome s’il le faut. Et là encore... tant pis pour ce nouveau César populiste de la ville éternelle.

Je suis là. Dans la cale d’un petit bâtiment nommé « Ay-ti cheri ». Je vais risquer ma vie. Je le sais. Et ça n’a rien d’une plaisanterie.

Je suis sincère.

Et puis, je ne vais rien commencer du tout. Je vais juste répéter l’histoire. Sauver ma vie. Partir. Refaire un trajet que d’autres ont déjà fait bien avant moi. Un trajet qui prouve qu’il a des problèmes chez moi qui me dépassent. Des problèmes que je ne peux pas résoudre toute seule. Et comme personne ne veut rester pour penser une solution alors, je vais me casser moi aussi. D’ailleurs tout le monde pense que seul les stupides resteront. Les moins intelligents.
***
Dans ce petit bâtiment, en guise de chef, il y a un homme, très âgé, un vieux grand maître vodou dit-on, qui donne des consignes à chaque nouvel arrivé. Il va même jusqu’à demander de lui donner une raison qui peut pousser un jeune à rester dans ce pays.

À voix basse.

La discrétion est de mise.

Les gens viennent de partout. Tous avec une histoire, une colère, à la limite, une rancune à partager. Ça se voit dans leurs yeux.

La mer, elle, est plutôt calme. Avec des vagues peu dangereuses. Je ne peux pas les voir. Mais je peux les sentir. Car, elles secouent le bâtiment de temps en temps. Et encore lentement ! On dirait qu’elles veulent me parler.

Bêtement, je me demande, mais qu’est ce que je fais là ? Moi !

Oui moi. Patriote que je suis ! Dans un bâtiment ? Prête à partir ? Je ne vais pas quand même laisser ma terre ? Me dit mon ego...

Non ! Mais bon dommage pour moi ou pour mon ego un peu trop patriote, je suis sur ce chemin-là. Celui de mon départ...

Oui ! Le chemin des migrants !

Je vais le faire. Je vais m’en aller.

Je ne suis pas dans la victimisation. Mais bon, moi ! Diplômée malgré moi ! J’ai besoin d’un travail où le patron n’aura pas envie de me coucher comme condition d’accès. Je vais le faire car je veux faire ma vie. À 39 ans, ici, je ne peux même pas me marier. Avoir un enfant. Aider ma mère. À 39 ans ! On va peut-être m’appeler migrant économique ! On oubliera sans doute la corruption dans mon pays. Le manque d’opportunité pour les jeunes. La guerre des gangs. Le népotisme. Mais qui n’aimerait pas rester chez lui ? Qui n’aurait pas envie de vivre mieux ? Qu’est-ce que je peux faire moi, contre un système que même la communauté internationale soutient ? Comme dirait Manny le mammouth, comment peut-on contredire ce qui est littéralement graver dans la pierre ?

Hum ! Je vais le faire.
***
Le départ est imminent. Mais avant de partir, il me vient à l’esprit cette idée géniale. Celle de m’assurer qu’il existe vraiment quelques part sur terre, un endroit où la vie serait véritablement différente que celle qu’on a ici.

Personnellement, je ne crois pas ! N’empêche qu’on le dit et que moi je meurs d’envie de le voir.
Ah ! Ah ! Je n’arrête pas de soupirer et de regarder tous ces gens autour de moi. Comme une petite curieuse en quête du savoir...

À bord d’un bâtiment !

Je veux une assurance. Jésus Marie Josèphe.

En tout cas... toute histoire a une raison d’être. Ce n’est pas faux. Les plus importantes même parlent toujours d’un homme. Avec un H. Et, si jamais elle commence par sa fin, comme disait un jour ce vieux beau parleur qui est mon beau père, c’est pour qu’on puisse mieux la conter.
Oui. En résumé, je suis un homme. Non. Enfin oui. Avec un H. Une jeune fille qui avait sans doute un père ; une fille à son beau père beau parleur et qui a une histoire. Oui une. Comme tout le monde.

Dans ce bâtiment !
***
Quelle heure est-il ? Me demande-je tout au fond de moi en lâchant un petit sourire capricieux pour cacher mes angoisses. Vingt-deux heures ? Dépassées ? Je ne sais pas trop. Eh oui il est vingt-deux heures forcément. L’heure de mon départ de chez moi... !

De toute façon le temps va passer. Ce n’est pas un problème. Je cherche toujours cette raison qui peut me prouver qu’il y a mieux là où l’on va.
Je veux la trouver avant notre départ.

Soudain, tout le monde autour de moi se met à raconter cette histoire de big-bang. Cette histoire où les actions, toutes sorties de nulle part, s’accélèrent, s’égrènent et se décalent à un rythme et une vitesse inimaginable, face aux coûts gigantesques d’une vie aux opportunités restreinte. Avec big pour bienvenue et bang à un PMA !

Tout le monde.

Ils décrivent notre île comme un petit monde amer.

Trop petit pour se faire adoucir par nous, ses habitants ?
Je ne sais pas.

Ça pue la physique en tout cas... Le Big-bang etc...

Ils racontent tous des choses qui me parlent. Réellement ! Tout le monde parle en même temps de notre contrée comme une monstre. Flanquée de ses petits moments d’intensité, de politique politicienne par-ci, de politique politicienne par-là. Mais qui n’avance jamais. Ils parlent. Par moment d’un ton peu qualifiable. Oui. Ils la présentent même comme une vieille lézarde qui peut prendre une allure en fonction du besoin de la corruption. Ce n’est pas faux. Il vient même ce moment où cet homme, religieux, dit qu’elle est maléfique, notre contrée !
Comment ? Je ne sais pas. En tout cas...
Comme une journaliste, je me mets à noter tout ce que j’entends. Comme quand cette femme dit : « Comment être plus claire ? Moi j’aime mon pays ! Je ne vais pas pour oublier mon histoire. Je ne parts pas pour devenir une autre personne, non ! Bon, Il est clair que dans ce bas monde le temps a cette vocation de venir à bout de tout ; il peut nous faire oublier les guerres qui nous éloignent de chez nous, et là je pense aux syriens, aux soudanais et aux yéménites ; il peut nous faire oublier les famines qui nous exilent ! J’espère que ce ne sera pas mon cas. Je veux juste voir si la vie, celle que je vois sur internet est mieux que la mienne. Et je vais tout faire pour pouvoir sauvegarder en moi, ma culture, ma mémoire, tout événement antérieur de ma vie. Comme un devoir. Un peu à la israélienne ! Comprendre qui pourra ! »

Elle, tout comme moi, veut voir la vie d’ailleurs. Génial !

À ma droite il y a ce jeune homme de 35 ans à peu près qui dit : « je n’en peux plus mon Dieu ! J’ai tout essayé... »

J’essaie de tout encaisser en pensant à autre chose, en essayant de prendre tout en bien.
J’ai envie de les dire, courage mes frère. On va laisser ce pays enfin, voyons !

Le jeune homme continue : « Moi, je prends tout comme le début d’une délivrance. Absolument tout ».

Il pense comme moi lui aussi. Il prend tout comme le début d’une délivrance alors que pour sortir de cet enfer, il n’y a que deux issus possible : survivre ou mourir.

Tout le monde est unanime dans la cale. Faire demi tour à la dernière minute paraît quasiment impossible, voir suicidaire vu qu’il n’y en a aucune autre alternative pouvant leur donner espoir que demain sera peut-être mieux si tout le monde reste.

Hélas !

C’est une vérité !

D’ailleurs, même les aisés, moyennement classe, prennent le soin d’éviter leurs progénitures de voir le jour par ici.

Dans ma tête moi, cet île, il ressemble à un petit village schtroumpfs ! Pourquoi le quitter ? On a constamment des problèmes. On le sait.

Oui... on sait aussi qu’ils viennent du plus profond de l’âme corrompue du grand méchant Gargamel...

Mais, au lieu de les combattre comme eux le font, les schtroumpfs, on se dit « non » on ne pourra pas. On préfère laisser le village. Faisant à chaque fois le choix de cette solution dite la plus simple en pensant à sa famille et à soi-même, c’est tout.

Qui osera penser à cette solution un jour ? Apparemment personne. Moi-même je ne peux pas. Et puis, comme dit ce vieux adage haïtien : « yon sèl dwèt pa manje kalalou. » Je ne peux donc rien faire toute seule.

Je ne veux pas regretter mon choix. Mais... je ne rien dit à ma mère. La pauvre. Ça me domine. Et puis elle est tellement patriote. Beaucoup plus que moi d’ailleurs. Je n’aurais pas du faire ça. Partir sans la prévenir. Mais elle n’aurait pas accepter non plus. Dieu seul sait alors que je vais faire cet aller sans retour.

Dieu ? Ô Dieu ! Et puis, ma mère, elle. Ma mère. En pensant à elle, je vois une femme révoltée contre un homme qui la battait. En ce temps-là le fameux #metoo n’existait pas encore. Ne pouvant rien faire contre lui durant huit ans, elle disait toujours : « j’attends que ma fille soit un peu plus grande pour m’enfuir ». Elle voulait sauver ma sœur.

Ah ! Ma sœur. Ma sœur. Ma sœur. En pensant à elle, je vois une petite fille retardée, combattant l’autisme, qui quelques années plus tard va être malmenée par je ne sais combien profiteur avant de la retrouver en pleine rue dépourvue de toute virginité. Une enfant. Autiste. Évidemment que le fameux #metoo n’existait pas encore.
***
Est-il toujours vingt-deux heures ? Peut-être. Je n’en sais rien.

Je souffre le martyre de l’impatience. Le vieillard me place dans cette cale, dans l’attente de cet éclaireur qui doit nous envoyer le signaler de départ mais, ce dernier tarde mortellement à le faire. Et ce, depuis plus d’une heure. Peut-être qu’ils sont encore là. Les soi-disant garde-côtes.

Je n’en sais rien.

Je ne sens plus mes jambes. Mais, j’ai en moi cette lueur d’espoir, cette petite voix qui me dit : « il n’y aura pas pire que de rester sur cette île ».

Voilà !

Je pense comme eux.

Des vapeurs de toute sorte sortent de ma tête. Dans ma bouche. Un peu partout...

Comment dire ? Je pense à mon président qui avait promis un tas de choses... de la nourriture dans nos assiettes. Je pense à ses droits longs d’inculpés qui s’expriment mieux que lui dans ses prises de décisions.

Peut-être qu’il est vingt-trois heures maintenant... je n’en sais toujours rien.

Je cherche de ne pas succomber à la panique de cette frisson qui m’approche. Cette pensée.

Elle me dit : « va-t’en ! » « sors-toi de là ! » « Pense donc aux dizaines de centaines de morts recensés dans la Méditerranée cette année ! Petite conne ! »

Le temps passe. Tout à coup les vagues deviennent de plus en plus fortes. Le bâtiment semble bouger. Dans quelle direction ? Je ne peux pas le dire. Je n’en sais rien. En tout cas ça y est. Je suis en route, me dis-je. En route sur le chemin des migrants. Et mon avenir est entre tes mains...

La mer.