Si j'avais su

Toute histoire commence un jour, quelque part. C’est un véritable défi de dire au monde entier ce qu’on a vécu, surtout lorsqu’on a une histoire triste et honteuse ; je rassemblerai néanmoins toutes mes forces et surtout mon courage pour vous raconter la mienne. En fait tout a commencé en décembre 2017 lorsque sur Facebook je rencontre une camerounaise, la nommée NGONO EBONE Prudence qui, lors de notre échange, m’informe qu’elle est responsable d’un réseau qui fait voyager les Africains en Europe et en Asie. Sans tarder, je bondis sur cette occasion salutaire pour lui égrainer mon chapelet interminable de misère. C’est alors que d’un air compatissant, elle me propose de m’aider à aller au Koweït, pour y avoir une vie meilleure, gagner beaucoup d’argent et sortir ma famille de la pauvreté. D’un cœur joyeux, j’accepte sans réfléchir cette offre que je considère comme un cadeau tombé du ciel. La connexion étant mauvaise, je ne puis prolonger ma conversation avec elle ; je me mis alors à maudire les opérateurs téléphoniques et à leur souhaiter tout ce qu’il Ya de mauvais. Comme si ma colère avait été entendue, je puis me reconnecter dix minutes plus tard afin de dialoguer avec mon « sauveur » ; elle me demanda donc de préparer une somme de 600000 Francs, afin qu’elle puisse s’occuper du reste. Incapable d’avoir cette somme, je me mis à la supplier de ne pas me lâcher, mais de voir ce qu’elle pouvait faire pour moi ; c’est alors qu’elle me dit : « Je vais t’aider, je t’enverrai de l’argent pour ton passeport et tous tes papiers », et elle ajouta : « je fais cela juste parce que tu es ma sœur camerounaise ». Une fois le soir arrivé, je rassemblai toute la famille et je leur dis toute joyeuse que j’avais une bonne nouvelle à leur annoncer :
- vas-y ma fille ! me dit ma mère très impatiente : « as-tu fait la rencontre de quelqu’un ? Je te rappelle que tu as déjà 32 ans et que tu dois te marier pour me donner des petits fils ; tu n’es pas ma coépouse Nathalie ».
- C’est bien plus que le mariage maman, lui dis-je toute souriante.
-Mais qu’est-ce que c’est Nathalie ? Vas-tu enfin nous le dire ? Ajouta ma mère.
-Bien sûr maman. Attention ! ouvrez grandement vos oreilles : Je ne vous dis pas que j’irai chez les blancs.
-Quoi ? Est-ce que j’ai bien entendu ? Me demanda ma tante toute excitée.
-Tu as très bien entendu tantine.
-Je rêve ça c’est le jackpot !
-Mais non tu ne rêves pas, c’est bien la réalité.
Je leur expliquai avec tous les détails ma rencontre avec madame NGONO et l’échange que nous avions eu. Cette nouvelle redonna du sourire à ma famille, elle nous donna la joie que ressent une femme stérile depuis plus de vingt ans et qui apprend qu’elle va bientôt avoir un fils ; pas étonnant, vu notre situation familiale : en effet, nous avons été obligés de fuir notre village qui depuis deux ans est le théâtre des affrontements entre les forces de l’ordre et les séparatistes Ambazoniens. Nous vivions tranquilles à Batibo jusqu’au jour où des individus armés jusqu’aux dents ont fait irruption dans notre village et nous ont demandé de partir sans tarder. Nous avons finalement fait deux jours en brousse, puis nous nous sommes trouvés obligés d’aller finalement nous réfugier dans une des régions francophones pour échapper au pire. C’est à Douala chez la sœur cadette à ma maman que nous vivons depuis lors jusqu’à aujourd’hui, elle qui vivait avant notre arrivée avec son mari et leurs huit enfants. Du coup nous étions en tout dix-huit personnes à la maison et manger à sa fin était un véritable défi à relever . Mais c’est la famille africaine, on va faire comment ? Quand il y en a pour un, il y en a aussi pour deux. La solidarité ça coule dans nos veines, c’est plus fort que nous. En plus de cela, depuis l’âge de vingt ans où j’ai obtenu ma licence en Droit Public avec une moyenne de 15, 56, j’ai présenté à maintes reprises le concours de l’Ecole Nationale d’Administration et de Magistrature (ENAM) sans succès bien que n’étant pas bête ; en effet il faut être fils d’un tel ou d’un tel pour réussir. Dans un pays où la méritocratie a perdu ses lettres de noblesse, cédant la place à la corruption, le favoritisme, le tribalisme, la fraude et les choses semblables, l’échec est malheureusement le sort final de plusieurs génies, tandis que les médiocres occupent les places qu’ils ne méritent pas. Pas étonnant de rêver de l’ailleurs. Jusqu’à l’âge de 32 ans, âge limite pour présenter les concours je n’ai fait qu’essuyer échecs sur échecs. Ma mère avait l’idée de vendre notre seul héritage que nous a laissé notre papa, une plantation de deux hectares de cacao afin de me situer ; mais à cause de la crise anglophone, notre village a été incendié et nous avons perdu tout ce que nous avions de plus précieux. Dans toutes ces conditions, profiter de ce « sauveur » envoyé pour nous délivrer de la ruine était une opportunité à saisir à tout prix et à tous les prix. Trois semaines plus tard, Madame NGONO m’envoya l’argent nécessaire pour faire mes papiers.
Quelques mois après, la date du voyage était déjà fixée : le 12 mars 2018. A la veille de ce jour, j’avais une joie inexplicable. Je ne pus fermer l’œil toute cette nuit, tellement j’étais impatiente de voir le lendemain et de m’envoler enfin pour le Koweït, pays où coulent le lait et le miel. A chaque moment je regardais la montre mais l’heure ne faisait qu’avancer à pas d’escargot. J’eus l’envie de dire au temps : « ô temps accélère ta course. » Je me mis à faire une sorte de plan une fois que je serai au Koweït : j’enverrai de l’argent à ma maman afin qu’elle puisse se taper une belle villa, et qu’elle parvienne à envoyer mes frères à l’école sans aucune difficulté, je ferai venir au pays des blancs tous mes frères, aussi et surtout je me marierai à un blanc. Le jour du départ arriva enfin, et toute la famille vint m’accompagner à l’aéroport : oncles, tantes, cousines, neveux et même les voisins, les amis de la famille.... Chacun me disait : quand tu seras bien ne m’oublies pas, les uns et les autres faisaient tour à tour leur demande : tu vas m’envoyer une voiture parce que mes os sont déjà usés de rhumatisme ; et moi une moto, c’est moi qui t’avais appris à marquer les premiers pas, ne m’oublie pas ; tu m’enverras le thé du pays des blancs qui ralentit la vieillesse ; souviens-toi que tu as uriné au lit jusqu’en classe de troisième et que c’est finalement moi qui avais trouvé le médicament traditionnel pour te sauver de cette situation ; après le décès de ton père, je n’ai cessé de t’encadrer et de te donner des conseils pour affronter la vie, pense à moi quand tu seras bien... C’est ainsi que les demandes des uns et des autres fusaient.
C’est finalement à 12H que nous avons décollé de l’aéroport de Yaoundé N’simalen. Arrivée au Koweït, dès ma descente de l’avion je fus reçue par un homme qui me conduisit dans un bureau : Il avait environ 1,67 m, de petits yeux, un nez pointu, une barbe blanche qui descendait jusqu’à la poitrine, un ventre volumineux qui l’empêchait de marcher rapidement. Il était vêtu d’une gandoura blanche, des samaras noirs et une chéchia noire couvrait le sommet de sa tête. Cet homme m’emmena ensuite dans une salle où je fis environ une demi-heure ; il me demanda de lui donner mon passeport (que je ne revis plus jamais). Il prit aussi mes empreintes et d’un geste rapide passa un coup de fil qui dura environ trente secondes. Un quart d’heure après, un homme et une femme vinrent nous rejoindre dans la pièce. Ils échangèrent avec l’homme qui m’avait reçue pendant environ une heure en langue arabe ce que je ne comprenais pas et finalement ils m’emmenèrent chez eux. C’est plus tard que je sus que ce sont eux qui m’avaient achetée. Une fois chez eux, ce fut un coup de tonnerre dans le ciel bleu de mes illusions, en fait c’est à ce moment que je compris que je m’étais fait des illusions. Je fus transformée en esclave. En premier lieu, ma patronne me confisqua mon téléphone, du coup je n’avais plus de contact avec ma famille. C’était une maison familiale de quatre salons et huit chambres, il y avait environ quinze personnes qui y vivaient, y compris les enfants. Il fallait que je me lève dès quatre heures lorsque tout le monde était encore endormi et que je fasse les travaux ménagers jusqu’à minuit, heure à laquelle j‘avais droit à un repas qui ne me satisfaisait pas du tout. Après les rudes travaux de la journée, je dormais à même le sol. J’avais tellement mal aux côtes, et malgré cela il fallait que je me réveille tous les jours à la même heure pour travailler. A ce rythme, une semaine plus tard je souffrais déjà de fatigue corporelle et d’anémie ; lorsque j’essayais de me reposer, l’un des jeunes garçons de la maison me frappait à l’aide d’un tuyau à gaz, me demandant de continuer à travailler parce que j’avais été achetée, j’étais esclave et en tant que tel je n’avais pas droit au repos.
Il y avait dans cette maison un vieillard d’environ soixante-quinze ans de qui je devais prendre soin : le nettoyer lorsqu’il avait fait les selles, lui mettre les couches, le vêtir, le nourrir... Ce vieillard au sourire édenté n’avait rien des vieillards africains : amour pour les enfants, affection, tendresse... C’est lui qui fut l’une des causes de mes souffrances dans cette maison. Lorsque je venais prendre soin de lui, il jetait tout le temps sur moi un regard méchant et provocateur, ce qui me faisait parfois très peur. Un jour lorsqu’il avait fait les selles et pendant que je prenais soin de lui, il n’arrêtait pas de me mépriser du regard. Après l’avoir habillé, il me cracha au visage. Je sus néanmoins me contenir en me souvenant de ce que me disait toujours ma mère : Nathalie, les vieillards sont des personnes sacrées, il faut les respecter. Je fis comme si rien ne s’était passé. Mais il avait de plus en plus des gestes menaçants et devenait insupportable. Un jour alors que je me rendis dans sa chambre pour m’occuper de lui comme à l’accoutumée, il leva sa canne on dirait la crosse en l’air et essaya de me frapper. La main tremblante, il ne put venir à bout de sa méchanceté car J’esquivai son coup ; lorsqu’il vit cela, il lança le bâton au sol et se mit à hurler comme si je l’avais frappé, ce qui attira l’attention des gens de la maison qui accoururent au bruit qui eut lieu. Lorsqu’il les vit, il leur lança quelques mots en langue arabe, leur montrant du doigt le bâton. C’est alors que deux jeunes hommes de la maison me saisirent et me trainèrent jusqu’à une pièce obscure, me lièrent mains et pieds et m’administrèrent une bastonnade mortelle. Cinquante coups en tout : au dos, aux fesses, à la poitrine, bref la pluie de coups se répandait sur tout mon corps. Ils me délièrent ensuite, me jetèrent dans une baignoire et m’y laissèrent jusqu’au matin. Très tôt le lendemain, j’étais morte de froid et de douleur. J’étais fiévreuse et je n’arrêtais pas de grelotter. Je suppliai ma patronne de m’emmener à l’hôpital mais elle refusa . Je résolus de tordre le cou à ce pauvre moribond, mais très vite le souvenir des leçons de catéchisme reçues me revinrent à l’esprit :tu ne tueras point, tu ne commettras point d’adultère, tu ne voleras point... Ajouté à cette torture les viols collectifs qui se faisaient le plus souvent en journée par les trois hommes de la maison qui m’ont volé ma virginité. Ils avaient l’habitude de me trainer dans la pièce noire où j’avais été bastonnée avant d’accomplir leur sale besogne. Je me mis donc à regretter amèrement, et un torrent de si j’avais su bouillonnait dans mon esprit : si j‘avais su que c’était ainsi, je ne serais pas venue ; si j’avais su que je serais transformée en esclave et abusée sexuellement, je serais restée chez moi me battre que de subir ce que je subis aujourd’hui, si j’avais su que le Koweït n’était pas l’Eldorado, si j’avais su, si j’avais su... Un jour je profitai de la distraction des gens de la maison pour me servir du téléphone avec lequel j’essayai de joindre madame NGONO EBONE prudence, à qui j’expliquai le calvaire que je vivais dans cette maison. Elle me dit au bout du fil : « supporte, c’est ainsi que ça se passe ici au Koweït. » Pourtant elle ne m’avait pas donné cette version des faits au départ ; après cela elle n’était plus jamais joignable. La tristesse et l’amertume étaient devenues très vite mes fidèles compagnons. Dans ma douleur, je me souvins de mon beau pays, des patates douces, du manioc, des goyaves, des arachides fraichement récoltées du champ, des mangues juteuses, des noix de coco... mais surtout de ma famille avec qui je n’avais plus de contact. Tout ceci me donna l’envie de me suicider, mais je me souvins des miens pour qui je devais faire de la peine si jamais je venais à disparaitre.
A maintes reprises j’ai essayé de m’enfuir, mais en vain. Une nuit alors que tout le monde était endormi, je profitai pour m’échapper. C’est alors que je me rendis dans une maison de refuge appelée « Selter » : c’était un endroit où pouvaient se cacher les personnes victimes d’abus dans leurs familles d’accueil. J’y ai rencontré d’autres jeunes filles qui étaient dans la même situation que moi... Nous étions enfermées dans cet endroit, ne sachant quand il faisait jour ni quand il faisait nuit ; nous ne mangions pas du tout bien, sans compter le stress et la pression que nous mettait le responsable de cette maison pour que nous puissions enfin nous débrouiller à rejoindre nos pays respectifs. C’était une véritable course contre la montre. C’est bien après qu’’il vint à l’esprit de ma consœur l’idée de faire une vidéo pour interpeler les autorités de notre pays afin qu’ils puissent nous aider à ce que nous soyons rapatriés. Dieu merci, cette vidéo produisit finalement le résultat escompté et nos cris de détresse furent entendus. La réponse de la société civile et des O.N.G.ne tarda pas ; elle nous redonna beaucoup de force et d’espoir. C’est finalement le 14 Octobre que huit d’entre nous avons rejoint le Cameroun. Et nous plaidons continuellement pour nos sœurs qui s’y trouvent encore, afin qu’elles puissent aussi rejoindre le pays. Le calvaire vécu au Koweït a laissé des taches indélébiles dans ma mémoire , du coup une fois arrivée au Cameroun, j’ai créé un blog dénommé « plus jamais ça » pour conscientiser et dissuader ceux et surtout celles qui comme moi seraient tentés à se lancer dans une aventure sans lendemain, qui continuent à croire que l’eldorado c’est l’Europe, c’est l’Asie, c’est l’Amérique. Que plus jamais personne ne commette la bêtise que j’avais commise, car tout compte fait, chacun est bien chez soi