Secret de nuit

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Je suis Stevenson Mervil. Diplômé en Psychologie, Poète. Je suis né été 1992. J'aime la pluie, le soleil, la lune, le vent, la mer, le feu, l'oiseau qui vole, le serpent qui rampe, la plante ... [+]

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux.
Il est 1h du matin ; je ne dors pas encore. La soirée derrière le comptoir du bar a été un peu brève : pas grand-chose entre un long joint roulé et fumé de moitié, et une cigarette pour faire monter la sauce, pendant que Round About Midnight de Miles Davis tournait dans le petit haut-parleur accroché au mur. Deux ou trois canettes de jus de goyave pour descendre le tout. Pas d'alcool. Je me sèvre. Deux semaines. Ou moins. Je verrai plus tard. Il y a du bon à revenir sur ses propres indécisions. Je me prive, me mets à l’épreuve, puis casse tout et me donne une ardoise neuve. L’indulgence bien ordonnée commence par sa gueule, comme dit le proverbe pastiché.
1h du matin. Pas de courant dans ce quartier de Port-au-Prince. Blackout depuis la veille. Les clients dans le bar pas du tout bondé ( confinement, oblige), ont tous leur chargeur en mains. J'ai vu leurs regards désolés au moment de fermer.
En rentrant, j'ai croisé le chemin d'une fille que j'ai connue, adolescent, Florence ; et on a partagé l’intimité ténébreuse de la route. La prendre dans mes bras a été comme embrasser du bout des lèvres Round Midnight* au deuxième mouvement. Je le lui ai dit. Elle s'est improvisée morceau de Jazz en prenant carrément ma bouche. Puis on a marché flanc contre flanc. Comme autrefois. Comme quand nous étions amoureux.
« Moi plus que toi » m'a dit Florence lorsque que je lui ai rappelé nos baisers volés dans les corridors, les soirs sans lune, à l’insu des paupières indiscrètes, et des langues indociles qui ne manquaient jamais une occasion d’aller se délier devant nos parents respectifs. Je me suis rappelé que c’était surtout cette beauté qui prenait sur elle toutes les remontrances, les promesses de malheur détournées et même ces raclées indignes de la jeune femme qu'elle était en train de devenir. Parce c’est comme ça. Parce que c’est elle, la fille. Et qu'une fille, contrairement aux garçons, a tout à perdre. Et parce qu’une fille qui se respecte ne va pas rejoindre son petit ami dans la nuit, fût-elle belle, douce et étoilée.
Je n’ai pas ranimé ces derniers souvenirs, mais en avais-je vraiment besoin ? Plus rien n'est sorti pendant un moment de nos bouches cousues par l’absurdité du temps n'ayant point changé. Comme si, perdus dans nos têtes, comme sur la route.
Et puis, Florence, après s’être gratté la gorge, m’a dit qu'elle avait un enfant, maintenant. Une fille. Plutôt jolie. Pétillante dans toutes les photos ayant défilé sur l’écran de son téléphone.
«  Elle est magnifique, ai-je dit. Comme sa mère.
— Comme son père aussi, a-t-elle dit, souriante. »
J'aurais pu, sans la moindre peine, me passer de ce détail. Mais je lui ai simplement rendu son sourire. Muni d’un naturel dont je ne me soupçonnais pas. Elle, non plus, ne semblait pas s' y attendre. Alors elle me l’a refait, radieux, large, égayant la pénombre et la devanture de l’église que son paternel tient depuis bientôt vingt ans, et où on était allés s'asseoir.
Sans m'en rendre compte, j'ai fredonné All of you*, là, devant la maison de Dieu. Elle m’a écouté, puis elle m’a dit :
« Rappes-tu encore ?
— Des fois.
— Et toi, chantes-tu ?
— Des fois. »
Il est 1h du matin et je ne dors pas encore. Mon amour d'adolescent doit être plongée dans un profond sommeil, elle. Je ne sais pas. Je suppose. Je ne vais de toute façon pas demander. La dernière fois que je lui ai écrit dans la nuit avancée, était pour lui confirmer ma présence auprès d'elle, chez le médecin. Elle n’était pas malade ; mais il fallait reporter l'enfant qu'on avait amorcé tous les deux.
Comment dire à un pasteur que sa fille de dix-sept ans est enceinte d'un garçon du même âge ? Comment le dire à la mère quand celle-ci ne jure que par la virginité ?
On ne pouvait pas. On ne devait pas. On ne l'a donc pas fait. C’est une amie qui lui a parlé du docteur.
«  C’est un spécialiste, m'a assuré, Florence, à son tour.
— Un spécialiste, hein ! ai-je repris.
— Pas comme ça, s'il te plaît.
— Quoi ?
— Ne me regarde pas comme ça. »
Elle a senti mes yeux horrifiés, et ne pouvant les supporter, elle est partie, loin de moi, oubliant exprès le baiser sur le front pour les beaux rêves qu'il n’y aurait plus. Je ne l’ai pas rattrapée. Il aurait peut-être fallu, mais je n’ai pas osé revenir sur ce dimanche après-midi où elle m’a fait part de ses projets. « Je le fais pour nous » m'a-t-elle dit.
1h du matin. Pas de sommeil.
Je me souviens qu'au petit matin de l'intervention, Florence n'a plus voulu que je l'accompagne. « J’irai avec Sabine. Je serai plus à l’aise. Je t'appelle sous peu. »
Elle ne m'a même pas laissé le temps de répondre, elle a raccroché. Vite fait. Elle était avec Sabine, cette amie qui lui a parlé du docteur chez qui elles se sont rendues toutes les deux. Sans moi. Pétrifié. Mille idées trempées dans la gravité de l'heur.
Je l'ai rappelée. Plusieurs fois.
Le téléphone sonnait. Sans réponse.
Et puis rien. Rien à part le silence, suivi de la voix monotone de celle toujours là pour te dire que ton appel a été transféré à la messagerie d'un tel, ou d’une telle.
Je me suis en attendant noyé dans les nuages provenant de mes poumons. J’ai appris à mes dépens que ce n’est pas toujours intéressant de faire couler le temps à travers des clopes enfumées.
C’est Sabine, qui m’a rappelé. « Tout est réglé », a-t-elle dit à l'autre bout du fil, sans autre chose pour accompagner sa désinvolture. À travers mon silence ponctué par le sien, j'ai compris que ce n’était pas une si mauvaise idée qu'elle ait accompagné celle que j'aurais probablement accablée, voire handicapée avec ma peur ; peur s’étant révélée simple crise paranoïaque ; heureusement.
Voir mon amour de jadis m'a imprimé des souvenirs de jeunesse esquissée, amputée. Les empreintes laissées sont tels des tatouages intérieurs. Et nul ne s'en vante. Même pas elle. Même pas moi. Et surtout pas nos parents. Mais je sais que ces derniers n’étaient pas les seuls responsables de notre perte ; nos remords informulés ont orchestré notre rupture. On s'est juste éloignés, n'ayant pas pu mettre des mots sur nos souffrances : je n’arrivais pas à lui dire les variantes de ma peur, et elle, le sang qui coulait abondant le long de ses cuisses et autres douleurs. Et, à part quelques messages épars, lâchés presque machinalement dans une gêne palpable, on a tout laissé au silence, et le silence n'a jamais rien réglé.
Il est 1h du matin et je repense à son message de rupture.
Sec.
Crispant.
Douloureux.
Et puis rien. On s'est juste perdus de vue. Elle est allée vivre avec une tante. Quelques vents ont emmené des paroles comme quoi elle s’était mariée. Je n'en croyais rien. Et je ne lui ai rien demandé, non plus, ce soir.
Avant de se séparer, elle m’a dit qu'elle était dans le quartier un moment ; chez ses parents, avec sa fille. Elle m’a aussi laissé son téléphone. J'ose croire que ce n’est pas un code de baise. Ce qui pourrait être intéressant, mais je pressens les gênes à venir. Et ça me fait débander d'un coup.
Il est 1h du matin. Je ne dors pas. Je pense à elle. Et à toi. Et je t’écris. Et non à elle. Parce que la dernière fois que je lui ai écrit dans une nuit aussi avancée, c'était pour lui faire promesse d'accompagnement chez le médecin. On en a presque ri, tout à l’heure : de tristesse. La douleur est tellement nôtre qu’on peut se permettre de jouer avec. C’est sûrement l’effet du temps sur nos cicatrices.
J'ai fredonné Bye bye Blackbird* dans ma tête, en voyant la barrière se refermer derrière elle.
Et en attendant que tu m’écrives et me dises ce que tu portes en toi comme secret de nuit, je vais m'étendre un peu.

Joliment tien, Caonabo.


P.S. J'ai rallumé mon joint. Seul le bout et l’écran de mon téléphone tiennent tête à l’obscurité sur le toit. J'aspire avec les yeux fermés en me rappelant que tu me dois une bière après le confinement, et l'art presque perdu de ne rien faire de Dany Laferrière.

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