
Voici déjà plusieurs minutes que Jacques est réveillé, mais pas moyen d’ouvrir les yeux. Les sons, confus jusqu’alors, s’organisent peu à peu dans son esprit. Il parvient maintenant à reconnaître des voix humaines autour de lui, bien qu’il ne saisisse pas encore le sens de ce qui est dit. Il sent un drap posé sur sa peau nue, la caresse de l’air sur son visage, le poids de son corps engourdi. Une seule pensée tourne en boucle dans sa tête, inconcevable, mais n’admettant aucun doute : il est revenu.
Jacques est né le 6 avril 1978 à Arras.
Une enfance grise comme le ciel au dessus de sa tête, confinée aux frontières du manque d’ambition. Le Nord, faut faire avec, lui répète son père. Mais Jacques ne s’en accommode pas. A l’adolescence, une idée l’obsède : il voudrait connaître le ciel radieux, la lumière intense du Sud. Tout le monde veut sa place au soleil, lui réplique t-on, et après ? Nous avons toujours vécu là, partir c’est perdre tout ce que tu possèdes sans savoir ce que tu vas gagner. Alors Jacques ne part pas, essaie honnêtement de se satisfaire de ce qu’il a : une famille, des amis, à manger, un toit. Rien à faire. Le sentiment insupportable de passer à côté de sa vie le tourmente sans relâche.
— Il nous entend, docteur ?
— A cette étape du processus, c’est probable. Mais il lui faudra encore un peu de temps pour saisir la situation. Mettez-vous à sa place, le voyage qu’il vient d’accomplir est considérable.
— Est-ce que je peux lui parler ?
— Vous devez lui parler. Dites-vous que c’est un peu comme lui lancer une bouée de sauvetage. Il va se débattre un moment mais finira par s’en saisir. Et là, nous pourrons le ramener, tranquillement.
— Jacques ? Vous m’entendez ?
Le temps, loin d’étouffer son désir, l’attise. Il ne veut plus simplement une place au soleil : la Côte d’Azur, très peu pour lui. Non, son rêve à présent, c’est de finir ses jours dans un paradis qui ne serait que soleil. Il a d’ailleurs fait son choix : les îles Palaos, en Indonésie. Il a vu un documentaire à la télé. Assis à son bureau, dans la compagnie d’assurances où il travaille depuis la fin de ses études, il parvient, par un petit effort d’imagination, à remplacer la sensation moite du fauteuil en simili-cuir par celle du sable chaud. Dans le bus, en fermant les yeux, il peut sentir la caresse de l’ombre d’un palmier sur son visage ensoleillé. Il connaît les horaires des vols au départ de Paris, le nom des seize états qui composent l’archipel, les conditions climatiques mois après mois (l’océan à vingt-neuf degrés toute l’année, qui dit mieux ?).
Son plan est simple : gravir un à un les échelons, et se constituer un pécule suffisant pour vivre là-bas sans plus jamais travailler. Il décide de tout sacrifier. Fonder un foyer ? Trop d’investissement. Partir en vacances ? Ce sera pour plus tard, et à titre définitif. Améliorer son quotidien ? A quoi bon, il laissera tout derrière lui. Sa vie prend enfin un sens. Il est heureux, une sorte d’avance sur recettes de son bonheur futur.
— Jacques ?
— Qui... êtes... vous ?
— Jordanne Leroy. Je suis psychologue. Comprenez-vous ce que je dis ?
— Oui.
— Vous êtes vivant, Jacques. Vivant et en bonne santé.
— Vivant...
— Le docteur Straub, qui se trouve à côté de moi, vous a ramené.
— ...
— Vous étiez mort, Jacques. Est-ce que vous vous souvenez de ça ?
— Je... oui. Enfin...
— C’est un peu confus dans votre esprit, c’est normal. Prenez le temps qu’il faut.
— Où... suis-je ?
— Vous êtes chez vous. Votre nouveau chez-vous. Votre nouvelle vie.
Jacques ouvre les yeux. Il s’attendait à une chambre d’hôpital, et découvre un salon au décor chaleureux. La psychologue qui l’observe en souriant porte un manteau épais. Face à lui, une grande baie vitrée occultée par des rideaux.
— Jacques, il y a certaines choses que vous devez savoir.
A quarante-deux ans, Jacques voit le bout du tunnel. Il vient de finir de payer les traites de son appartement. S’il le revend, en plus de l’argent mis de côté depuis vingt ans, il pourra s’estimer assez riche pour changer de vie. Il y a bien cette sensation d’essoufflement qui le saisit parfois en fin de journée, et son cœur qui s’emballe de plus en plus fréquemment. La fatigue, peut-être. Il n’a pas ménagé sa peine ces dernières années. Il finit tout de même par consulter un spécialiste. Le diagnostic est sans appel : Jacques est atteint d’une forme rare de leucémie. Aucun espoir de rémission. Tout s’effondre. Il songe un instant à tout plaquer, partir pour les îles Palaos et y finir ses jours, mais à quoi bon ? Avoir trimé toute sa vie pour n’en profiter que quelques mois à l’état de légume, piètre lot de consolation. Un soir, au bar, un ami à qui il confie son désespoir lui parle de cryogénisation, ce procédé permettant de congeler un corps, dans l’espoir que la science sera un jour en mesure de le réveiller et de le guérir. L’idée fait son chemin, devient une évidence. Le 14 juin 2020, après avoir souscrit un contrat auprès de la fondation Cryogénics, Jacques se donne la mort, avant que le cancer ne crée des dégâts irrémédiables à son organisme. Il est plongé dans une cuve d’azote liquide à -196°C, sans aucune garantie d’en sortir un jour.
— Jacques, écoutez-moi attentivement. Je vais essayer de vous expliquer ce qui vous est arrivé. Nous sommes en 2082. Les progrès de la science nous ont permis d’une part de soigner la plupart des cancers avec un grand taux de réussite, et d’autre part de mettre au point le procédé permettant de ranimer les patients cryogénisés. Concernant votre cancer, bonne nouvelle, le traitement semble efficace. Dans quelques semaines, toutes vos cellules seront redevenues saines. Vous êtes guéri, Jacques. Quant à votre... résurrection, là aussi l’opération s’est bien passée. Dans quelques semaines, lorsque les kinésithérapeutes auront réactivé vos muscles, vous pourrez marcher, écrire, cuisiner... vivre, tout simplement. Seulement...
— Seulement ?
— Docteur Straub, expliquez-lui. Je ne suis pas assez calée.
Le docteur s’avance, emmitouflé dans une énorme parka. De la buée sort de sa bouche.
— Comme l’a dit madame Leroy, une nouvelle vie s’offre à vous. Et vous allez en profiter, car vous êtes encore jeune. Mais vous devez comprendre que le le processus de réveil que nous avons mis au point a nécessité une adaptation de votre organisme. Pour résumer, nous avons remplacé votre sang par un liquide de synthèse, tirée d’une substance produite par les grenouilles des bois nord-américaines... bref, je vous épargne les détails. Ce sang artificiel remplit les mêmes fonctions que l’original, tout en permettant à votre corps de supporter la régénération. L’inconvénient, c’est qu’il ne conserve ses propriétés qu’à une température inférieure à -15°C.
— Je... ne... comprends... pas...
— Vous allez vivre, Jacques. Mais peut-être pas tout à fait la vie que vous aviez imaginée. Vous êtes ici dans une sorte de village réservé aux « Revivants », comme nous vous appelons. Vous êtes déjà une cinquantaine à être revenus d’entre les morts. Votre corps a été préparé par nos soins à endurer de très basses températures, c’est pourquoi vous ne ressentez pas le froid aussi fort que nous.
— Où... sommes... nous ?
Le docteur Straub se lève, tire le rideau de la baie vitrée, dévoilant un paysage de glace à perte de vue.
— A 130 kilomètres du Pôle Sud. Sur la base internationale Mathusalem. C’était la seule solution, Jacques, je suis désolé. Bienvenue dans votre nouvelle vie !
Jacques est né le 6 avril 1978 à Arras.
Une enfance grise comme le ciel au dessus de sa tête, confinée aux frontières du manque d’ambition. Le Nord, faut faire avec, lui répète son père. Mais Jacques ne s’en accommode pas. A l’adolescence, une idée l’obsède : il voudrait connaître le ciel radieux, la lumière intense du Sud. Tout le monde veut sa place au soleil, lui réplique t-on, et après ? Nous avons toujours vécu là, partir c’est perdre tout ce que tu possèdes sans savoir ce que tu vas gagner. Alors Jacques ne part pas, essaie honnêtement de se satisfaire de ce qu’il a : une famille, des amis, à manger, un toit. Rien à faire. Le sentiment insupportable de passer à côté de sa vie le tourmente sans relâche.
— Il nous entend, docteur ?
— A cette étape du processus, c’est probable. Mais il lui faudra encore un peu de temps pour saisir la situation. Mettez-vous à sa place, le voyage qu’il vient d’accomplir est considérable.
— Est-ce que je peux lui parler ?
— Vous devez lui parler. Dites-vous que c’est un peu comme lui lancer une bouée de sauvetage. Il va se débattre un moment mais finira par s’en saisir. Et là, nous pourrons le ramener, tranquillement.
— Jacques ? Vous m’entendez ?
Le temps, loin d’étouffer son désir, l’attise. Il ne veut plus simplement une place au soleil : la Côte d’Azur, très peu pour lui. Non, son rêve à présent, c’est de finir ses jours dans un paradis qui ne serait que soleil. Il a d’ailleurs fait son choix : les îles Palaos, en Indonésie. Il a vu un documentaire à la télé. Assis à son bureau, dans la compagnie d’assurances où il travaille depuis la fin de ses études, il parvient, par un petit effort d’imagination, à remplacer la sensation moite du fauteuil en simili-cuir par celle du sable chaud. Dans le bus, en fermant les yeux, il peut sentir la caresse de l’ombre d’un palmier sur son visage ensoleillé. Il connaît les horaires des vols au départ de Paris, le nom des seize états qui composent l’archipel, les conditions climatiques mois après mois (l’océan à vingt-neuf degrés toute l’année, qui dit mieux ?).
Son plan est simple : gravir un à un les échelons, et se constituer un pécule suffisant pour vivre là-bas sans plus jamais travailler. Il décide de tout sacrifier. Fonder un foyer ? Trop d’investissement. Partir en vacances ? Ce sera pour plus tard, et à titre définitif. Améliorer son quotidien ? A quoi bon, il laissera tout derrière lui. Sa vie prend enfin un sens. Il est heureux, une sorte d’avance sur recettes de son bonheur futur.
— Jacques ?
— Qui... êtes... vous ?
— Jordanne Leroy. Je suis psychologue. Comprenez-vous ce que je dis ?
— Oui.
— Vous êtes vivant, Jacques. Vivant et en bonne santé.
— Vivant...
— Le docteur Straub, qui se trouve à côté de moi, vous a ramené.
— ...
— Vous étiez mort, Jacques. Est-ce que vous vous souvenez de ça ?
— Je... oui. Enfin...
— C’est un peu confus dans votre esprit, c’est normal. Prenez le temps qu’il faut.
— Où... suis-je ?
— Vous êtes chez vous. Votre nouveau chez-vous. Votre nouvelle vie.
Jacques ouvre les yeux. Il s’attendait à une chambre d’hôpital, et découvre un salon au décor chaleureux. La psychologue qui l’observe en souriant porte un manteau épais. Face à lui, une grande baie vitrée occultée par des rideaux.
— Jacques, il y a certaines choses que vous devez savoir.
A quarante-deux ans, Jacques voit le bout du tunnel. Il vient de finir de payer les traites de son appartement. S’il le revend, en plus de l’argent mis de côté depuis vingt ans, il pourra s’estimer assez riche pour changer de vie. Il y a bien cette sensation d’essoufflement qui le saisit parfois en fin de journée, et son cœur qui s’emballe de plus en plus fréquemment. La fatigue, peut-être. Il n’a pas ménagé sa peine ces dernières années. Il finit tout de même par consulter un spécialiste. Le diagnostic est sans appel : Jacques est atteint d’une forme rare de leucémie. Aucun espoir de rémission. Tout s’effondre. Il songe un instant à tout plaquer, partir pour les îles Palaos et y finir ses jours, mais à quoi bon ? Avoir trimé toute sa vie pour n’en profiter que quelques mois à l’état de légume, piètre lot de consolation. Un soir, au bar, un ami à qui il confie son désespoir lui parle de cryogénisation, ce procédé permettant de congeler un corps, dans l’espoir que la science sera un jour en mesure de le réveiller et de le guérir. L’idée fait son chemin, devient une évidence. Le 14 juin 2020, après avoir souscrit un contrat auprès de la fondation Cryogénics, Jacques se donne la mort, avant que le cancer ne crée des dégâts irrémédiables à son organisme. Il est plongé dans une cuve d’azote liquide à -196°C, sans aucune garantie d’en sortir un jour.
— Jacques, écoutez-moi attentivement. Je vais essayer de vous expliquer ce qui vous est arrivé. Nous sommes en 2082. Les progrès de la science nous ont permis d’une part de soigner la plupart des cancers avec un grand taux de réussite, et d’autre part de mettre au point le procédé permettant de ranimer les patients cryogénisés. Concernant votre cancer, bonne nouvelle, le traitement semble efficace. Dans quelques semaines, toutes vos cellules seront redevenues saines. Vous êtes guéri, Jacques. Quant à votre... résurrection, là aussi l’opération s’est bien passée. Dans quelques semaines, lorsque les kinésithérapeutes auront réactivé vos muscles, vous pourrez marcher, écrire, cuisiner... vivre, tout simplement. Seulement...
— Seulement ?
— Docteur Straub, expliquez-lui. Je ne suis pas assez calée.
Le docteur s’avance, emmitouflé dans une énorme parka. De la buée sort de sa bouche.
— Comme l’a dit madame Leroy, une nouvelle vie s’offre à vous. Et vous allez en profiter, car vous êtes encore jeune. Mais vous devez comprendre que le le processus de réveil que nous avons mis au point a nécessité une adaptation de votre organisme. Pour résumer, nous avons remplacé votre sang par un liquide de synthèse, tirée d’une substance produite par les grenouilles des bois nord-américaines... bref, je vous épargne les détails. Ce sang artificiel remplit les mêmes fonctions que l’original, tout en permettant à votre corps de supporter la régénération. L’inconvénient, c’est qu’il ne conserve ses propriétés qu’à une température inférieure à -15°C.
— Je... ne... comprends... pas...
— Vous allez vivre, Jacques. Mais peut-être pas tout à fait la vie que vous aviez imaginée. Vous êtes ici dans une sorte de village réservé aux « Revivants », comme nous vous appelons. Vous êtes déjà une cinquantaine à être revenus d’entre les morts. Votre corps a été préparé par nos soins à endurer de très basses températures, c’est pourquoi vous ne ressentez pas le froid aussi fort que nous.
— Où... sommes... nous ?
Le docteur Straub se lève, tire le rideau de la baie vitrée, dévoilant un paysage de glace à perte de vue.
— A 130 kilomètres du Pôle Sud. Sur la base internationale Mathusalem. C’était la seule solution, Jacques, je suis désolé. Bienvenue dans votre nouvelle vie !