Salim et moi

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Pessimiste indigné résigné à l'optimisme, partisan de l'instant, Chantons les forces qui nous animent !

Toute histoire commence un jour, quelque part. Situation initiale, passion guimauve, trahisons tordues, nœud de problèmes comme on aimerait pas en vivre ; des hauts et des bas, des déclarations un peu gauches, des tirages d’affaires adroits, une chevauchée épique qui présage des ébats et un final en color motion sur du Etienne Daho. Objectif : vous arracher un « c’était hyper sympa, on a passé un super moment » chargé en émotions lors de vos dîners entre amis.

Bien sûr, il y a aussi l’histoire avant l’histoire. Le brouillon. Les bavardages. Les tâches d’encres sur papier buvard, les erreurs, les digressions et les écarts d’âges. Mais ça, on ne la montre pas. Personne n’aurait envie de se faire livrer une version des 147 prototypes de son lave-vaisselle « pour mieux comprendre l’objet ».

Vous vous imaginez recevoir une compilation des meilleurs couacs de votre chanteuse préférée ? Aucun intérêt. À la rigueur, les ratés, c’est bon pour les bêtisiers à la fin d’un film, pour voler la célébrité aux perchistes et maintenir dans l’ombre quelques obscurs figurants.

Et ça fait toujours du travail pour nos conservateurs de musées qui peuvent s’extasier une fois l’an de la découverte absolument exceptionnelle d’un gribouillis du Maître sous l’épaisse couche de peinture d’un tableau. Comme ils sont contents, alors, de nous bassiner en exhibant fièrement l’intimité de l’œuvre éternelle, de pointer du doigt les tentatives avortées, signes de la maturation créatrice du Génie. Oh ! le Maître était avant tout un homme, incertain et tâtonnant comme nous le sommes, nous, pauvres crapauds de fond de mare ! C’est important de ménager le bonheur des autres, ça fait grandir par procuration.

Comme on n’a pas toutes les clés pour accéder à leurs univers, ça reste une idée qu’on pourrait avoir. Un jour, en se trompant. Mais pourquoi pas. Il y a des moments fondateurs. Sans lesquels tout est flou. Des étapes indispensables qui nous habillent et nous témoignent. Qu’est-ce qui différencie un pompier d’un juge, d’un prêtre quand ils sont nus ?

Moi, sur le carnet de mon histoire, il y a quelques temps, toute écriture aurait été clairement illisible. Des pages entières gribouillées et noircies nerveusement, pour rien, jusqu'à transpercer le papier. Chaque point que je fais sur cette époque ressemble à une vilaine tâche d'encre. Sombre, indésirable, salissante.

Mais ça vous regarde pas vraiment. Penses-tu. Après tout, Blanche-Neige aurait très bien pu être une ado punk, qu’est-ce que ça pourrait bien vous faire ? Tant qu’elle trouve ça normal de vivre avec sept petits mecs dans une cabane au fond d’un jardin, qu’elle s’embrouille avec la folle à la pomme et que son mec arrive, en bon prince, juste trop tard pour être d’une quelconque utilité, on s’en fiche, non ?

C’est l’histoire qui compte, la rencontre, le mariage, pas les préparatifs.

Et justement, ma vie entière a pris un tournant quand j’ai rencontré Salim. À ma sortie du centre de réhabilitation et de formation où le juge m’avait placé, c’est à lui qu’on m’a confié. On avait à peine franchi les portes qu’il a allumé sa cigarette et qu’il m’a dit, très brut : « Écoute, ce que je t’offre maintenant, c’est une nouvelle vie. J’ai besoin de toi et tu vas m’aider, c’est tout. Je te prends un mois à l’essai. Les deux derniers, ils ont pas su s’adapter, et on les a renvoyés d’où tu viens. J’ai beaucoup d’attentes, et j’ai aucune envie de me coltiner un emmerdeur qui n’en fasse qu’à sa tête. C’est clair ? »

Alors forcément, j’ai pas moufté d’un poil. Au début. Nos rapports étaient froids, à vous couper l’envie d’y mettre le nez. On se dévisageait en chien de faïence, on se tournait autour, on se jaugeait. On s’apprivoisait. Je savais pas très bien ce qu’il attendait de moi. Il m’a laissé errer un peu de temps pour m’adapter, poser mes marques. Puis il m’a beaucoup parlé. En un sens, il s’est dévoilé. Il voulait que j’intègre, comme il dit, que je le sente. Son rythme, sa manière de faire, sa vie assez solitaire, ses contraintes. Ses exigences. Plus compliqué qu’un bouquin. Autant vous dire que j’allais en baver.

Mais moi, j’avais pas eu autant de privilèges de toute ma vie. En contrepartie, j’avais le repas quotidien, un endroit où dormir, rien que pour moi, de la considération pour ce que je suis... Et même des responsabilités ! J’avais aucune envie de retourner de là où je venais. Serré parmi les autres dans des conditions rustiques, rassemblés comme des loups en cage, à n’être qu’un numéro de plus. En plus de se montrer les crocs, on subissait un rythme épuisant pour nous casser, nous éduquer, faire de nous de bons petits soldats. Y en a qui pétaient complètement les plombs, et on les revoyait plus. Alors je me suis appliqué. J’ai mis les forces pour obtenir le meilleur. J’avais le flair et je captais vite. Et très envie de sortir de cet endroit.

J’ai fait ce qu’il m’a demandé, comme on me l’avait appris, martelé, répété, rabâché cent fois en formation. Il faut croire que j’étais plutôt doué, parce qu’il m’a gardé. Aujourd’hui, on est inséparables.

Je dois avouer, même si c’est con à dire, niais et pataud comme un chiot à peine sevré, mais il m’a tout de suite plu Salim, avec son pas raide et claudiquant, ses mouvements hésitants, sa posture systématiquement guindée, qui lui donnent l’air d’un pantin mal articulé. Comme s’il avait constamment peur de rater quelque chose, de passer à côté d’un truc, ou qu’un malheur lui tombe dessus sans crier gare.

Le mieux, c’est son regard fixement accroché à la ligne d’horizon, qui n’en démord pas. Qui vous dévisage sans vous regarder. Il affiche constamment un air absent, ailleurs, comme perdu dans des pensées tellement absorbantes qu’il aurait complètement oublié que vous étiez à côté de lui. Il a des yeux infinis. Ses iris d’un bleu presque translucide donnent l’impression d’être passé au scanner, et pourtant, impossible de savoir ce qu’il a dans la tête. C’est un grand rêveur Salim. Un mélancolique devant l’éternel.

Tout dans ses gestes évoque une attention particulière, démesurée, à ce qu’il fait. Il peut pas juste être là. Tout semble le fasciner, et en même temps le malmener, lui jouer des tours, être à deux doigts de se retourner contre lui. On dirait presque qu’il est captivé, captif par les choses. Quand il est stressé, il s’emmêle les pédales. Mais il prend le temps pour faire les choses, et fait avec soin. Juste beaucoup de gestes saccadés.

Il fait partie de ces gens qui vous rappellent que la beauté des choses n’existe que par l’attention qu’on leur accorde. Y en a beaucoup que ça fout vite mal à l’aise, qui trouvent ça un rien snob et méprisant. Mais ils comprennent pas. C’est juste que c’est pas son truc à Salim, les interactions. Si les conventions sociales pouvaient ne pas exister, il serait beaucoup plus heureux, je crois.

Il me fait marrer avec ses tocs. Il se réveille tous les matins de la même manière. Un pied, l’autre, il s’assoit, respire, boit un verre d’eau, s’étire les bras en l’air, repose les mains sur sa tête, se masse le cou et se lève. Ses rotules craquent souvent à ce moment-là. L’autre jour, il a encore mal boutonné sa chemise, avec le jeudi qui rencontre le vendredi, vous savez. Vous pouvez être sûr qu’un jour sur deux, il aura des chaussettes dépareillées. Son apparence, ça lui importe peu. Il est pas très attaché à ces choses-là. Et ça se remarque. C’est comme le ménage, on le voit seulement quand il a pas été fait.

C’est surprenant le bruit que ça fait quelqu’un aux aguets. Un trémolo dans l’air. Regards en coins, désapprobateurs chuchotements. C’est bruyamment discret. Quand les gens remarquent quelque chose qui leur parait louche, ils ont la conscience qui sursaute et le cœur qui tressaille. Et ainsi résonne l’écho de leur étonnement jusque dans nos veines...

Il en a souffert de ce laisser-aller. Un être à l’énergie brute dans un monde superficiel, trop sincère pour nos masques. Les gens passent leur temps à se montrer sans se révéler, à dévoiler ce pourquoi ils aimeraient être reconnus tout en cachant ce pourquoi ils pourraient être aimés. Salim, on est loin de piger un quart de ce qu’il voudrait nous dire.

D’une certaine manière, heureusement que j’étais là pour lui. Ne serait-ce que pour ses relations avec les filles. Parce qu’il ose pas déranger et que sa première impression déstabilise toujours, il a du mal à leur parler. C’est con, parce qu’il connait des choses comme c’est pas possible. Mais il ose pas partager. Avoir peur de donner. C’est quand même terrible. De l’intérieur, il doit ressembler à un gros ballon de baudruche gonflé à bloc, prêt à exploser.

À moi il raconte tout ; mais avec les autres, il sait pas trop s’y prendre. Comme s’il était concerné par un truc qu’il n’aurait pas perçu et serait resté en face de lui. Ou un truc que les autres n’auraient pas et qui l’embêterait vachement. Il est touchant Salim quand il se livre. Il me répète souvent : « Harvey, t’es vraiment mon meilleur pote, tu comprends rien mais tu comprends tout. »

Il est con alors ; comme si avoir un prénom étranger ça faisait de moi un demeuré.

Alors on a mis en place des stratagèmes pour attraper des filles. Enfin surtout moi. Lui n’aurait jamais voulu si je lui en avais parlé. Je crois que ma simple présence donnait de la rondeur à son personnage.

Quand les gens nous voyaient ensemble, Salim était mieux accepté. J’ai toujours eu cette capacité à calmer et à rassurer. Je dois avoir une aura tranquillisante.

Dans la rue, les regards qui nous suivaient étaient plus intrigués, moins moqueurs. Faut dire qu’on passait pas inaperçus. Le mieux c’était dans les bars. Dès que je sentais qu’on attirait l’attention, que les regards volés commençaient à charger l’atmosphère, j’allais à la chasse, ouvrir les discussions à droite à gauche, interpeller, réagir, amuser, séduire, capter et brûler l’attention.

D’abord impassible, simple oreille distraite, Salim restait à l’écart. À attendre qu’on fasse un pas vers lui. Alors je l’introduisais. Et là, un large sourire étirait son visage, et la lumière semblait revenir dans la pièce. Salim prenait la relève. Et il pouvait déballer son numéro. Drôle, incisif, soucieux, attentif. Un vrai clown qui s’ignore. Avec son art du récit, son intuition du rythme et sa maîtrise des silences, il créait des bulles d’intimité qu’il pouvait faire gonfler en émotions des heures durant.

Et comme ça, on dressait des ponts et des passerelles, de simples voisins de table au statut de rencontres inopinées, insoupçonnées, inspirantes. Et parfois plus, quand Salim invitait avec des manières très prévenantes, sans vouloir déranger, comme une invitation à déambuler dans des rues frissonnantes, pour poursuivre la discussion dans la chaleur tamisée de son salon, dans les vapeurs douces du vin et du scintillement des êtres.

Jusqu’au jour où il a rencontré Emilie.

On vivait bien, comme des célibataires endurcis satisfaits de leur existence, à se laisser porter au gré des petites combines, des invitations surprises et des buffets gratuits. Faut dire qu’elle a apporté un sacré coup d’air à notre petite routine renfermée sur elle-même.

Comédienne, elle a le cœur exubérant et une énergie qui ne s’arrête pas de rire et de s’émerveiller. Une joie constamment renouvelée au quotidien. Une morale de la surprise et de la vraie valeur des choses. Un soleil qui se lève chaque matin. J’avais déjà rendu à Salim une stabilité et une confiance qui lui manquait. Elle lui a rendu le goût de vivre et l’envie d’aimer. Ils passent des heures à jouer, ça en est fatiguant. Même pour moi.

On forme un drôle de couple, tous les trois. Mais on s’accommode très bien, sans mauvaise jalousie. Elle connait suffisamment Salim pour savoir qu’il ne peut pas se passer de moi. Et moi, à vrai dire, c’est pareil. Sans lui, je ne sais pas bien où j’en serais aujourd’hui.

J’imagine que j’aurais trouvé une petite, je serais tombé amoureux, j’aurais eu des gosses. Et la même vie que des millions d’autres : manger, dormir, baiser, rôder deçà delà, mener quelques luttes mesquines pour mon territoire, me faire des amis, des ennemis, me créer du suspens et des histoires sur les courbes desquelles monter et dévaler la luge de l’existence...

Ou alors partir. Voir le monde et d’autres manières de faire sous d’autres latitudes. Abreuver mon âme de découvertes, combler ma soif d’aventure, rassasier ma curiosité en étonnements impromptus. Et quand j’aurai fini d’user ma rate, que mon cœur n’en pourra plus de pomper l’air pour alimenter ce corps, que le plaisir et l’émerveillement ne suffiront plus à mon appétit, je m’en irai. Et j’aurais été libre, mais ça aurait été une vie solitaire, égoïste. Un fil pendant sur la maille du vêtement. Une histoire sans fil rouge, une existence qui n’aurait tenu qu’à un fil.

Alors que Salim, c’est con, mais il suffit que je voie sa tête de désespéré pour tout de suite me sentir important, savoir qu’il compte sur moi, que je peux l’aider. Que quelqu’un a besoin de ce que je peux offrir de meilleur.

C’est marrant de voir comment tous les éléments d’une vie concordent parfois à aboutir à un moment bien précis. Comme si toute une partie de votre existence n’avait été que la répétition opiniâtre et épuisante avant la grande première libératrice, l’entrainement du soldat avant son baptême du feu, un simple didacticiel de prise en main du jeu, en somme.

Et quand même, qu’est-ce qui domine à enchaînement imprévisible événements qui s’appelle votre vie ? Cette juxtaposition bout à bout de parcelles de vécu, accumulées depuis les origines jusqu’à ce moment-même, où vous contemplez l’ampleur de l’énergie mobilisée, investie et relâchée, avec pour dénominateur commun, ce résultat final : vous, ici, maintenant.

Et tout ce que vous avez accompli. Pour Salim. Comme quoi, c’est ce genre de rencontres qui légitime une vie. Qui vous fait savoir que vous êtes à la bonne place, que vous agissez pour les bonnes raisons. Pour rendre l’existence un peu plus douce à ceux qui vous entourent.

Parce que sans moi, il en mènerait une vie de chien, l’aveugle.

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