Rosencrantz

Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. Je ne connaissais personne de même nom que moi. Ma mère évitait toujours de m'appeler par mon nom. Si elle le pouvait, elle contrôlait la façon dont les autres parlent pour que personne ne prononçait mon nom. Malheureusement, c'était impossible, ma mère entendait souvent mon père, ma tante, mes copains dire mon nom. Il était comme tout le monde prononçait ce mot avec l'intention de la faire souffrir ; elle frémissait légèrement et devenait absente, même triste quand elle entendait ce nom.
Je semblais être le seul à avoir remarqué, chaque fois, cette réaction de ma mère. Ça m'étonnait : les adultes ne l'observaient pas ou l'ignoraient. J'ai conclu qu'il est un phénomène tout a fait normal, chaque mère doit être triste quand elle entend le nom de son enfant. J'avais été déçu quand j'ai compris qu'il n'est pas vrai : les mères de tous mes copains prononçaient les noms de leurs enfants en souriant !
Évidemment, le problème était mon nom. J'ai commencé à penser qu'il aurait été mieux d'avoir un autre nom, car le mien était juste un crève-cœur pour ma mère. J'ai même rêvé que j'avais un autre nom, choisi par ma mère, qu'elle prononçait avec un sourire. La question « Qui m'a donné ce nom ? » était obsédante pour mon esprit d'enfant. Une personne qui détestait ma mère et voulait qu'elle ait de la peine parce que son enfant porte ce maudit nom ?
Les gamins imitent toujours quelques gestes ou habitudes qu'ils considèrent comme manifestations de la maturité. En pensant que c'est comme ça que je mûrirais, j'ai essayé d'ignorer la tristesse de ma mère, comme faisaient les adultes.
Quelques années plus tard, je me suis enfui de chez moi. À ce moment-là je croyais que c'était ma volonté. Maintenant je sais que n'était pas ma décision. Comment faire telle chose sans le vouloir ?
Mon père avait hérité l'affaire familiale et dirigeait la plus grande usine de moutarde du pays. On ne sait pas quel est le premier membre de notre famille qui a commencé à vendre de la moutarde. Mon père blaguait en disant qu'à l'époque d'Adam et Eve, il y avait un pot de moutarde, produit et vendu par nos employés, sur leur table. Il disait toujours « nos » employés, pas « mes » employés. Pourquoi ? Parce que la commerce de moutarde est pour nôtre famille comme un titre de noblesse, chacun de nous le nous le possède. Nôtre famille vendra de la moutarde jusqu'à Le Jugement dernier.
Qu'est-ce que ça a à voir avec ma fugue ?
J'avais environ seize ans quand j'ai découvert qui m'a donné mon nom et d'où il venait. Ma mère fredonnait et bougeait d'une façon rythmique ses épaules et ses bras, c'était une danse subtile. C'était la première fois que je l'entendais fredonner. L'enthousiasme la maîtrisait. Je m'inquiétais : même si les mouvements et la mélodie étaient à peine perceptibles, ce bonheur était intense et étrange. Elle m'a dit qu'elle va me montrer quelque-chose et nous sommes allés dans da chambre.
Elle m'a tendu quelques dizaines de lettres et m'a exhorté à les lire. La première était une lettre d'amour. Je pensais que c'est mon père qui a écrit ce lettre quand il était un jeune homme mais je me trompais. Au bas de la page se trouvait mon nom, Rosencrantz. Cette lettre a été écrite par quelqu'un qui portait le même nom que moi ! Il n'est pas difficile à comprendre que toutes les lettres étaient lettres d'amour écrits par ce Rosencrantz !
J'étais furibond de réaliser que c'est ma mère qui m'a donné ce nom, le nom de son amant. Évidemment, j'ai refusé de continuer à lire ces lettres, mais elle a insisté. J'ai continué à les lire juste parce je croyais que je vais découvrir pourquoi mon nom est assez maudit.
Aucune lettre n'était datée. Ma mère les avait supprimé toutes les dates. Bien que j'aie pensé que ce Rosencrantz était un homme méchant qui a séduit ma mère, il faut le féliciter pour sa écriture : quiconque aurait lu ces lettres serait tombé amoureux de lui. La faute de ma mère ne me paraissait plus si grande. Il a devenu plus facile d'accepter l'idée qu'elle aime ce Rosencrantz après j'ai lu toutes les lettres. C'était ça l'intention de ma mère, de me charmer en me faisant lire les lettres qui l'ont charmée, mais ça je le sais maintenant; je n'avais aucune idée à cette époque-là.
En lisant ces lettres, j'ai découvert qu'il était un « acteur médiocre » qui joue dans n'importe quel spectacle qu'on lui propose pour survivre. Pas deux lettres avec la même adresse, il voyageait sans s'arrêter. Rosencrantz était drôle, on pouvait lire plusieurs fois toutes les lettres sans s'ennuyer. Combien de milliers de fois a-t-elle, ma mère, lu ces lettres ? Je ne dis rien de plus sur cet amant, j'ai déjà trop partagé le secret de ma mère. Je vais dire juste que je me demandais, après j'ai lu les lettres, pourquoi ma mère n'a-t-elle pas épousé ce Rosencrantz. Il me semblait un homme exemplaire et j'aurais aimé le rencontrer. Maintenant, avec mon esprit cynique d'adulte, je me demande combien de personnes cet « acteur médiocre » a écrit pour devenir si habile.
Ma mère m'a dit qu'elle a reçue la dernière lettre quelques années avant ma naissance, mais ça n'importe. Rosencrantz n'est même pas le nom réel de cet amant, c'est juste un pseudonyme. Un pseudonyme ! Un mot qu'ils utilisaient pour cacher leur liaison. D'où ce nom ? Rosencrantz était le nom d'un personnage qu'il jouait.
Pourquoi a voulu ma mère me montrer ces lettres ?
Après ce jour ma mère a commencé à m'appeler par mon nom ! Ce nom de personnage ne le chagrinait plus. Aussi, depuis ce jour-là, elle me proposait des promenades. Pendant ces promenades elle me disait comme ma vie serait ennuyante, une fois que je serais le successeur de mon père. Elle me disait que mon père m'obligerait d'avoir une vie semblable à la sienne et que ça serait la cause de mon malheur.
Un an plus tard, j'ai compris pourquoi son comportement s'est changé. Elle avait un espoir. Elle m'a proposé, avec tant de subtilité, la fuite. Pourquoi s'enfuir de chez soi ? Pour échapper à ce destin ridicule, de vendre de la moutarde, disait-elle. Je dois aussi mentionner que j'étais jeune et facile à influencer. Même si j'ai refusé quelques fois, j'allais devenir son complice. Elle m'a donne toute sorte de détails : comment elle m'enverra de l'argent, où j'irai, comment elle s'assurera que personne ne découvrira où je suis...
Elle me disait que je commencerais une nouvelle vie, mais je pensais que je n'avais pas eu la chance de vivre la première non plus. Pourtant, j'étais convaincu. Nous avons donc tous les deux fait les préparations nécessaires.
Le matin de mon départ, avant de montrer dans le train, ma mère m'a donné une enveloppe et m'a dit: «Je pensais que tu est, peut-être, intéressé par le théâtre...peut-être que tu rencontras une troupe de théâtre. J'en suis sûre que tu feras un vrai acteur ! » Sur l'enveloppe assez lourde on lisait sa écriture. Pourquoi lourde ? Parce qu'il y avait là des pages suffisantes pour raconter toute une vie. C'est juste à la fin que j'ai compris, parce qu'au lieu de dire au revoir, elle a dit : « Si tu arrives à trouver Rosencrantz, donne-lui cette lettre. » Elle ne m'a pas regardé quand elle a dit ce mots.
Je suis un pigeon voyageur, c'est ça ? Je me suis enfuis de chez moi et depuis ce jour-là j'habite loin de mes parents et de la ville où je suis né. Certains soirs, m'ennuyant, je me demande comment je pouvais trouver ce Rosencrantz. Ma mère pensait que je pouvais le reconnaître facilement parce que je lisais ses lettres. J'ai pardonné ma mère depuis longtemps mais je rêve parfois de ma première vie que j'ai perdu à cause d'elle.
Pourquoi je ne visite même pas mes parents ? Parce que je sais qu'au lieu d'embrasser son fils, ma mère dira d'abord : « Lui as-tu donné la lettre ? ».