Rondes de nuit

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Je suis gardien de musée, je travaille de nuit.
Ce travail me convient. Il est tranquille, je m'y sens à la fois seul et suffisamment proche de l'humanité pour ne pas tomber en misanthropie.
Nous sommes trois à arpenter les salles de ce vaste espace dédié à la contemplation. Chacun de nous a ses salles attribuées, ses lieux de prédilection aussi. Deux, trois fois dans la nuit, nous nous retrouvons pour une courte pause dans une pièce à l'entresol. On y boit un café, on discute un peu, à mi-voix pour ne pas troubler le repos des œuvres dont nous avons la charge.

Mais ces derniers temps, ces moments de répit sont brouillés par les rumeurs de fermeture, de travaux et de rachat au titre d'une fondation dirigée par un conglomérat étranger. Des tracts alarmants sont affichés dans la salle de repos : appel à la grève et autre projet de marche devant le Ministère initié par le Syndicat, pétition à l'adresse du public encore nombreux, qui déambule dans nos enceintes tout au long des jours.
Qu'adviendra-t-il de nous alors ? Les conjectures vont bon train. Mes collègues ressassent cette ambiance délétère, se repaissent du moindre ragot avec une délectation malsaine. Ils me suggèrent régulièrement de m'engager dans cette lutte, de prendre ma carte, « d'en faire partie » comme ils disent. Mais je n'en vois pas l'utilité ; pour moi, être ici ou ailleurs, c'est égal. Du moment qu'on me laisse tranquille.
Alors, une fois mon café bu, ma tasse nettoyée et rangée dans le placard, je préfère les laisser continuer à anticiper un avenir chaque jour plus sombre, faire le décompte de leurs annuités avant la retraite, envisager le chômage technique. Moi, je reprends ma route, apparemment insensible à ces aléas, imperturbable.

Depuis quelques semaines, j'ai même tendance à raccourcir ce temps de pause pour revenir dans Ma salle. Là, je m'assois face à un tableau, toujours le même. Je ne sais pas pourquoi, je ne peux pas m'en empêcher. Il fonctionne sur moi comme un aimant. Dès que je pénètre dans cette pièce, je ne suis plus qu'un amas de limaille de fer aspiré par le champ magnétique de cette petite toile de format rectangulaire, disposée dans un angle.
Pourtant, elle ne paye pas de mine cette huile de la fin du XVIIème, peinte par un artiste de second rang, issu de l'école flamande. Elle vient d'être restaurée et remise à la vue du public. N'étant pas majeure pour la renommée du musée, les ateliers ont pris leur temps pour s'occuper d'elle, ce qui explique que jusqu'ici je ne l'avais jamais vue.
Dès que je l'ai découverte et sans que je trouve à me l'expliquer, j'ai succombé. La contempler, me perdre en elle est devenu, au fil des nuits, un besoin vital, une soif inextinguible. Oui, je m'abreuve de ce tableau, sans en être jamais rassasié.
C'est étonnant que je ressente cette émotion, moi qui suis d'habitude un homme posé, plutôt du genre inhibé même, et rationnel surtout.

Cette force, cet élan qui m'agite malgré moi, me bouleverse. Je n'ai jamais ressenti cela auparavant, à aucun moment de ma vie. Je ne comprends absolument pas ce qui m'arrive.
En plus, cette peinture n'a, de prime abord, rien pour attirer particulièrement mon attention, encore moins pour secouer ainsi mon âme.
Il s'agit d'une scène de la vie quotidienne, intimiste : une femme à l'enfant. Elle vient de l'allaiter, une goutte de lait perle encore à la lèvre du nourrisson, et reboutonne tout juste son corsage en prenant garde de ne pas éveiller son enfant endormi et repu.

Chaque nuit, je reprends ma veille auprès de cette douce compagnie et c'est toujours à regret que je les quitte. Je dois de plus en plus me faire violence pour m'acquitter correctement de ma tâche et poursuivre ma mission de gardiennage.
Hormis Mon tableau, plus rien n'a d'importance ; je traverse rapidement les autres salles dont je suis responsable pour revenir le plus souvent auprès eux.

Je sens bien que la relation se fait plus dense, plus charnelle même et je rougis presque de me l'avouer.
L'autre soir, il m'a semblé entendre cette femme murmurer à l'adresse de son bébé, quelques mots de réconfort fredonnés. Et puis, en début de semaine, j'ai bien perçu le frôlement d'étoffe à l'infime torsion de son buste dans ma direction, et son regard coulé vers moi. Mais ce n'était rien encore, à côté de ce que j'ai vécu la nuit dernière.

Avant même de pénétrer dans la salle, dès le seuil, j'ai perçu que quelque chose d'inhabituel, d'anormal oserais-je dire, se déroulait. Une douce lueur illuminait la pièce, sans que les rayons de lune y soient pour quelque chose, ni une quelconque lumière électrique. Une sorte de halo envahissait l'espace du tableau et ses alentours. Je m'approchais, le cœur battant, les mains moites, la gorge nouée. Un parfum délicat chatouilla mes narines, aiguisant mon attention. Ils étaient là tous les deux, elle et son enfant, sur le banc de velours rouge. Elle le berçait délicatement et je compris, au léger mouvement qu'elle fit, qu'elle m'accordait l'honneur de me tenir près d'elle. Je m'avançais sur la pointe des pieds pour ne pas faire craquer le bois du parquet et m'aventurais à me tenir à l'une des extrémités de la banquette. L'odeur du nourrisson me prit à la gorge, une odeur de lait, légèrement aigre et sucrée, et de chair tendre. J'en aurais mangé.

Je restais là, dans la contemplation de cette scène, veillant sur ce couple, mon corps comme un rempart aux peurs de la nuit. La jeune maman tourna les yeux vers moi et d'un seul battement de cils m'incita à venir plus près. Subjugué, je me glissais auprès d'eux. Elle fit un geste en direction de ma main et l'accompagna vers l'enfant. Vibrant d'émotion, je me surpris à oser approcher mes doigts de ce bébé. Jamais je n'avais été si intime avec un tout-petit. Je craignais d'être maladroit et de lui faire mal. Mais la douce quiétude de sa mère à mes côtés m'engagea à poser ma main sur son torse, le plus délicatement possible.
Sous ma paume timide, je sentis son cœur battre. Tout le repos de l'âme humaine me sembla condensé dans ce battement régulier bien que rapide.
Soudain, j'éprouvais la sensation d'être à l'unisson d'un autre. Un soulagement intense, s'empara de moi ; une sorte de sérénité jamais éprouvée jusque-là. Comme si ma vie prenait enfin sens, comme si je n'avais vécu que pour cet instant d'éternité.

Au petit matin, quand les collègues de jour sont arrivés, je n'ai pas repris le chemin de la maison comme à mon habitude. J'ai tourné le dos à la bouche de métro et je suis parti, au hasard des rues. J'ai marché un bon moment, sensible à l'air sur mon visage, au bleuté naissant du ciel, aux parfums des femmes qui me frôlaient par moment. Je me suis arrêté à la terrasse d'un café, en bordure de ce parc que je ne connais que de nom.
Je goûte la fraîcheur du matin, l'ambiance pressée de ceux qui débutent leur journée. Je n'ai pas sommeil. Tout à l'heure, j'irai saluer les grands arbres dont j'aperçois la cime et j'observerai les canards sur le petit lac.
Je suis encore plein de cette émotion infinie qu'ils m'ont offerte. Je crois que je vis quelques heures de pur bonheur. Les premières depuis des années, si longtemps même que je croyais avoir perdu toute espérance.
Ce matin, je souris et mes yeux se mouillent en même temps. Le café me brûle un peu la langue, je croque dans un croissant et me délecte de cette pâte feuilletée graisseuse.
C'est décidé, moi aussi je vais me battre pour que le musée ne ferme pas, pour que je puisse continuer mes rondes de nuit. Je vais lutter pour vivre encore de tels moments.
C'est décidé, demain, je m'inscris au Syndicat.

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