Il ne marche pas très bien cet ascenseur. Je préfère attendre quelques minutes de plus. Je suis crevé, ça m'achève d'escalader toutes ces marches.
Ça pue toujours dans l'ascenseur. Un
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Je venais d'avoir vingt ans. J'étais plutôt mignonne, grande, mince, aux yeux verts et en pleine période de convalescence, euh non excusez-moi, de célibat. Un cœur à prendre, cela se voyait comme le nez au milieu de la figure. Je débutais tout juste dans la vie active et pour parer à mon ennui, l'Agence Nationale Pour l'Emploi m'avait dénichée un contrat de six mois dans la banlieue lilloise en tant que secrétaire comptable, standardiste et technicienne de surface. Impossible de refuser.
Chaque matin, maman me conduisait à la gare en deudeuche et chaque matin, elle répétait :
- Tu en fais une de ces têtes ! On dirait que j'amène une condamnée à mort !
Cette remarque me mettait en forme pour la journée. Il était vrai que j'avais une sainte horreur de prendre le train et le métro, je ne me sentais guère en sécurité et je n'aurais rien su avaler. D'ailleurs, dès que la grande micheline arrivait, bien ordonnée, sûre d'elle et de sa direction, je scrutais les wagons. Il me fallait des gens bien, qui lisaient, qui s'embrassaient, qui papotaient. J'avais besoin d'animation, le silence me déstabilisait et je frôlais la crise d'angoisse. A tous les trajets, je m'asseyais sur un strapontin près de la porte, prête à bondir, à quitter cet endroit anxiogène. Restait à savoir où poser les yeux et, ce jour là, je n'en eus aucune idée. Soudainement, face à moi, oh ! surprise, oui face à moi, j'eus le droit à un pantalon de costume bleu marine, une ceinture en cuir noire et une chemise d'un blanc immaculé, soigneusement repassée. Plus bas, des souliers brillants de mille éclats et entre ceux-ci, une serviette porte-documents en cuir marron. La classe ! Rien à voir avec ma petite personne. Je poussai ma curiosité un peu plus loin en levant les yeux et je remarquai qu'il avait une main dans la poche de son pantalon ce qui lui donnait une allure décontractée, l'autre devait sûrement être sur la barre d'appui.
Déstabilisée, je tournai rapidement la tête à 90 degrés sur la gauche, puis sur la droite à me casser le cou. J'essayai de me raisonner, ce n'était qu'un costume d'apparat. Je sentis son regard posé sur moi, il devait être en train d'admirer mon doux profil, mes cheveux légèrement ondulés, mon nez droit, mes lèvres minces et mon maquillage léger dans le bleu, toujours le bleu. Tout à coup, le train s' assombrit , il venait d'entrer en gare. Les manœuvres terminées, j'attendis qu'il parte, et lorsqu'il saisit la serviette, je vis glisser le long de son poignet une gourmette avec son prénom, Cyril. Ensuite, tout alla très vite et il disparut dans la foule. Je pris le métro, et quand j'en descendis, en passant sur le pont, je croisai à nouveau l'exhibitionniste. Je savais qu'il n'était pas dangereux mais il avait un sérieux problème dans la tête. Quand j'arrivai au travail, je criai un ouf de soulagement, le calvaire était terminé. J'allais enfin pouvoir avaler vite fait mon petit déjeuner et attaquer de pied ferme les dossiers de petite comptabilité, cafés, magasins de vêtements... Les dossiers plus volumineux étaient réservés aux experts. Le cabinet d'expertise comptable, situé dans un quartier résidentiel, se tenait au troisième étage d'une rue bourgeoise, très calme, bordée de maisons de maître. Mes collègues, tous masculins, avaient une vue plongeante sur la beauté fatale d'en face. Une méga bombe qui avait omis de mettre des voilages aux fenêtres. Autant vous dire qu'avec toutes ces œillades, les affaires étaient vite classées. Le plus urgent était de suivre la séance de stepper aérobic de Pamela. C'était ainsi qu'ils l'avaient surnommée. Il était vrai que dans son leggings, elle offrait à ces messieurs un bombé à tomber. Et le pompon, c'était la clôture de la séance, une série d'étirements sensuels. Ce n'était pas le moment de déranger mes très chers collègues et toutes les lignes étaient mises en occupation. J'en profitais donc pour venir vider les poubelles. Luc, le plus ancien, m'avait appris l'art et la manière de fermer un sac en prenant soin de bien faire sortir l'air.
Le soir, lorsque je reprenais le métro et le train, l'exhibitionniste n'était plus là, il devait être fatigué. Ce train-train dura un an, mon contrat ayant été renouvelé. Quand bien même, Cyril ne me quitta pas et j'espérai secrètement le voir revenir. Heureusement, un matin, assise sur le strapontin, il m'apparut debout, de profil devant moi, avec toujours ce style décontracté. C'était vraiment un très bel homme, grand brun à belle allure et je constatai n'être pas la seule à le regarder. Puis, graduellement, il se tourna vers moi, nos regards ne cessèrent de se croiser, et devinrent insistants. Maman me laissa tranquille, je n'avais plus du tout l'air d'une condamnée, aucun reproche ne me fut fait car je lui racontais avec optimisme mes journées de travail bien remplies avec Pamela.
De temps en temps, Cyril m'accompagnait un bout de chemin dans la station souterraine. Cela me rassurait. La coupe cintrée de son costume rendait sa silhouette harmonieuse et élancée, je l'imaginais banquier. Le banquier sûr de lui, à qui l'on eut pu confier sa fortune. Je ressentais un véritable bien-être et soulagement. Toute peur disparaissait lorsqu'il me suivait et au fur et à mesure que le temps passait, il rallongeait son trajet prenant de plus en plus de place dans mon cœur et dans ma tête jusqu'à m'en rendre malade. Il avait l'art de dissimuler ses véritables intentions.
Mais pour moi, tout allait bien, je m'étais attachée à ce personnage totalement inventé par mon cerveau et grâce à son emprise, j'arrivais à aller à Lille et à prendre « le train de mon enfer » tous les jours, c'est ainsi que je l'avais appelé.
Les années ont passé sans que je ne remonte dans celui-ci. Cyril a complètement disparu de ma tête, du moins on m'a aidée à le faire disparaître avec des thérapies, c'est dommage, il n'était pas méchant. Dorénavant, je vis dans un cercle restreint, un cercle invisible d'un rayon de dix kilomètres. J'ai remplacé mon beau fantôme par des granules homéopathiques à faire fondre sous la langue. Elles sont, comme la chemise de Cyril, d'un blanc immaculé mais avec un succès beaucoup moins rapide.
Bon en tous cas, jolie transcription d'un mal de plus en plus prégnant.