Marcher sur des rails est plus difficile qu'il n'y parait. Marcher longtemps. Pas seulement quelques mètres, ça c'est un jeu d'enfant. Non, je parle de plusieurs kilomètres. Tôt ou tard ... [+]
— C’est mon paysage préféré. Mon paradis terrestre. De longues plaines où déambuler et papillonner menant à des reliefs ensoleillés. Des lacets, des virages, des contours, un goût de sel. Des éminences aux abimes, j’en connais chaque recoin. Les brèches secrètes, les sommets délicieux, j’aime tellement m’y perdre. L’abrupte, le voluptueux, le soyeux, la saveur de l’intime. Les saisons de la vie s’y sont enchainées, parfois fertiles, parfois arides, mais toujours passionnantes. Le roux intense a laissé la place au gris lumineux. Je ne m’en lasserai jamais.
J’ai mis, dans cette tirade, ma passion et tout le poids de ma conviction. Appuyée contre la tête de notre lit, Rosalie se fâche :
— Tu racontes n’importe quoi !
Je hausse les épaules. Ce n’est qu’une de ses tempêtes. Je maintiens à ma femme que son corps reste mon paysage préféré. Comme souvent, elle me dit qu’il est différent de celui que j’ai connu, différent de celui que j’ai aimé. Elle gémit :
— Ce ne sera jamais plus pareil.
Je lui réponds qu’elle a un vallon en moins ? La belle affaire ! Mon ventre ressemble à un volcan endormi depuis un moment déjà et elle ne m’a pas repoussé pour autant. Quant à l’aimer, si elle savait ! Je la vénère. Je n’aurai de cesse d’adorer chaque centimètre de sa peau jusqu’à mon dernier souffle. Je lui répète que l'ablation de son sein n'y change rien.
Comme souvent, elle se désole :
— C’est une terre dévastée. Un champ de bataille !
Rosalie a raison. Une guerre y a été menée. Et elle a été gagnée. Le cancer a été terrassé. Nous avons tous contribué à ce triomphe — les docteurs, nos enfants, moi —, mais c’est ma femme, la plus valeureuse. Sa force de caractère et son courage m'ont ébloui tout au long de ce dur combat contre la maladie.
Sur sa poitrine ravagée, là où ils ont retiré le pansement il y a quelque temps déjà, demeure une cicatrice rose un peu bombée, douce au toucher, pareil à un sillon creusé dans la terre pour y planter une graine. Comme souvent, j’y dépose un baiser. Je dis :
— Bientôt, il germera. Je vois d’ici la fleur merveilleuse qui poussera, ses racines profondément ancrées dans ton cœur. Je m’y loverai pour en sentir le parfum.
Comme souvent, Rosalie me rétorque que je suis un bien piètre poète.
Mais pour une fois, elle ne détourne pas les yeux. Son regard clair parvient à se poser sur sa chair marquée à vie. Pour une fois, à voix basse, elle ose me demander un second baiser. J'obtempère, ému, et quand elle sourit, c'est moi qui me sens victorieux.