L'homme assis en face de moi doit avoir la fin de la soixantaine. Il est encore beau, comme si la vie ne l'avait pas abîmé. Il porte des vêtements aux matières nobles, du cachemire, du tweed ... [+]
Paul Despax claqua la porte derrière lui. Sa femme Lisa, assise dans le canapé, leva les yeux de son magazine. Paul lâcha sa mallette qui tomba aux pieds du porte-manteau. Il se précipita à la fenêtre.
- Qu’est-ce qui se passe ? demanda Lisa tout en continuant à tourner les pages de son magazine.
- Ils arrivent. Bon sang, ils m’ont vu ! Alors on ne peut rien faire sans être fliqué, dans ce pays !
Une voiture venait de se garer. Deux hommes vêtus de costumes hypothermiques en sortirent. Paul les regarda remonter l’allée. Ils s’arrêtèrent devant une zone sur laquelle le soleil tapait fort, laissant par terre une tache miroitante. Pas plus grosse qu’un carré de quinze centimètres. Le plus grand des policiers mit les mains sur ses hanches et Paul l’imagina en train de froncer les sourcils derrière son masque hypothermique. L’autre lui désigna le toit de la terrasse qu’ils regardèrent tous deux en hochant la tête. Le petit sortit un smartphone et tapota dessus.
- Ils ont découvert ma tache. Je suis foutu.
- De quoi tu parles ? demanda Lisa. Le soleil t’a tapé sur la tête ?
Elle se mit à rire. Paul courut à elle, lui arracha le magazine des mains. C’était encore un de ces catalogues de mode présentant les derniers modèles hypothermiques.
- Comment tu peux plaisanter avec ça ?
On frappa à la porte.
- C’est eux !
¨Paul resta figé entre la table basse et le canapé, incapable de se décider sur ce qu’il fallait faire.
- Bon, dit Lisa en se levant. Je vais ouvrir puisque tu n’as pas l’air dans ton assiette.
Les deux types entrèrent. Ils appartenaient à la Police Urbaine de Sécurité. Ils montrèrent leurs cartes à Lisa mais ne prirent pas la peine d’enlever leur masque. Maintenant, les gens gardaient leurs masques, même à l’intérieur.
- Nous cherchons Monsieur Paul Despax, dit le grand.
Paul s’avança.
- Monsieur Despax, la caméra de surveillance B1223 C, située à l’angle de la rue Descartes et Galilée a enregistré un comportement suspect et hautement dangereux de votre part.
Lisa se tourna vers Paul.
- Qu’est-ce que tu as fait encore ?
- Encore ? releva le petit homme de la Sécurité.
Il sortit à nouveau son smartphone et y nota quelque chose.
- Vous avez quitté les Espaces d’Ombres Sécurisés pour marcher au soleil, Monsieur Despax, continua le policier.
Lisa plaqua sa main devant sa bouche. Paul regardait la scène d’un air absent. Tout ça lui semblait appartenir à une mauvaise sitcom, une de celles que Lisa regardait à la télé.
- Oui, mais seulement sur un mètre ou deux. Et j’avais mon costume hypothermique. Je ne risquais rien. D’ailleurs, je n’ai rien ressenti. On nous dit que même avec le costume, on ressent des frissons, une sensation de brûlure, des démangeaisons. Je n’ai rien eu de tout ça...
L’homme leva une main vers lui pour le faire taire.
- Attention, Monsieur. Vous allez sur une pente glissante. Je suis sûr que ce n’est pas ce que vous souhaitez. Vous êtes un type bien. Nous avons fait des recherches sur vous. Vous travaillez pour les entreprises Hypotex. Vous êtes ingénieur là-bas, vous aidez à concevoir les costumes hypothermiques.
Le policier tira sur la matière caoutchouteuse qui enveloppait son corps. Celle-ci s’étira puis reprit sa forme initiale.
- Vous savez mieux que quiconque les risques encourus.
Paul baissa la tête.
- Vous avez enfreint la loi n° 82-557 qui interdit à quiconque, même vêtu du costume hypothermique, de marcher au soleil, de se tenir immobile au soleil, de laisser un objet au soleil. Vous êtes passible d’une amende de mille euros. La prochaine fois, vous risquez un procès.
Le policier au smartphone imprima un ticket qu’il tendit à Paul. C’était l’amende. Lui et son collègue se dirigèrent vers la porte.
- Ah, au fait, dit le grand en se tournant vers Paul.
Paul retint son souffle et roula le ticket en boule dans sa main.
- Il y a une malfaçon dans votre maison. Va falloir arranger ce toit monsieur, construire un appentis. Vous avez là une vilaine tache de soleil. Trop risqué.
Le petit au smartphone imprima un nouveau formulaire et le donna à Paul.
- On vous laisse dix jours. L’un de nous reviendra contrôler.
Ils soulevèrent leurs chapeaux hypothermiques.
- Madame, Monsieur, que les ombres vous gardent.
- Que les ombres vous gardent, répondit Lisa.
Ils sortirent.
Paul retourna devant la fenêtre. Lisa le suivit.
- Tu vas m’expliquer ? Qu’est-ce qui t’a pris de ne pas marcher à l’ombre ?
- J’en ai assez, c’est tout. Merde ! Tu ne te demandes jamais s’il n’y a que ça ? Cette existence minable ? Partir le matin au boulot, s’enfermer à l’usine. Revenir ici, s’enfermer, s’enfermer tout le temps ! On ne peut même pas vraiment marcher !
- On devrait déménager, proposa Lisa. Je ne comprends même pas pourquoi on vit encore ici, alors que dans le Nord, ils n’ont plus que des villes souterraines. Là-bas, tu pourras marcher tant que tu veux !
- Mais tu ne comprends rien ! dit Paul en abattant son poing contre la vitre. Et s’ils nous menaient en bateau ? Tu y as pensé, à ça ? Cette histoire d’ombres qui sauvent, si c’était des conneries ? Pour nous maintenir comme des bêtes, bien tranquilles dans les coins sombres ?
- De quoi tu parles ? demanda Lisa. Qui ferait une chose pareille ? Pour quelles raisons ?
- Je ne sais pas, reconnut-il. Le gouvernement ? Les grandes fortunes ? Les entreprises ? Des choses doivent nous échapper, c’est certain.
- Tu délires, dit Lisa. Tu es comme ces gens qui croient en la théorie du complot. Va aux archives, tu verras les vidéos. Il y a eu des tas de vidéos sur ce qui s’est passé.
Il l’attrapa par les épaules et lui désigna l’endroit dans le jardin.
- Là-bas, c’est ma tache de soleil. Dans les interstices de béton, tu ne devineras jamais ce que j’ai découvert ? Une plante ! Lisa, il y a une plante en train de pousser là-dessous !
Elle haussa les épaules.
- Impossible. Les plantes ne poussent que dans les serres, avec la lumière artificielle.
- Et si ce n’était pas le cas ? Si ce foutu soleil était inoffensif ? Si on pouvait aller dehors sans craindre de choper des maladies ou de griller ?
Lisa lui toucha le bras.
- Paul, tu commences à me faire peur...
Il la regarda.
- Tu as raison. C’est le boulot, je dois être surmené en ce moment. Va nous faire deux martinis, tu veux ?
Elle partit à la cuisine. Paul ôta son costume hypothermique. On ne lui enlèverait pas sa tache de soleil. La seule chose qu’il possédait, la seule qui lui donnait la sensation d’être vivant. Nu, il sortit. Il se tint un instant dans l’ombre de la terrasse. Puis il alla se placer au centre de la tache. Cette douce chaleur...
Lorsque Lisa revint avec les martinis, son mari avait disparu. Il fallut deux jours d’enquête avant que les Inspecteurs ne retrouvent des restes humains dans la tache de soleil, à peine quelques tissus et une dent, qui permirent d’identifier Paul Despax.
- Qu’est-ce qui se passe ? demanda Lisa tout en continuant à tourner les pages de son magazine.
- Ils arrivent. Bon sang, ils m’ont vu ! Alors on ne peut rien faire sans être fliqué, dans ce pays !
Une voiture venait de se garer. Deux hommes vêtus de costumes hypothermiques en sortirent. Paul les regarda remonter l’allée. Ils s’arrêtèrent devant une zone sur laquelle le soleil tapait fort, laissant par terre une tache miroitante. Pas plus grosse qu’un carré de quinze centimètres. Le plus grand des policiers mit les mains sur ses hanches et Paul l’imagina en train de froncer les sourcils derrière son masque hypothermique. L’autre lui désigna le toit de la terrasse qu’ils regardèrent tous deux en hochant la tête. Le petit sortit un smartphone et tapota dessus.
- Ils ont découvert ma tache. Je suis foutu.
- De quoi tu parles ? demanda Lisa. Le soleil t’a tapé sur la tête ?
Elle se mit à rire. Paul courut à elle, lui arracha le magazine des mains. C’était encore un de ces catalogues de mode présentant les derniers modèles hypothermiques.
- Comment tu peux plaisanter avec ça ?
On frappa à la porte.
- C’est eux !
¨Paul resta figé entre la table basse et le canapé, incapable de se décider sur ce qu’il fallait faire.
- Bon, dit Lisa en se levant. Je vais ouvrir puisque tu n’as pas l’air dans ton assiette.
Les deux types entrèrent. Ils appartenaient à la Police Urbaine de Sécurité. Ils montrèrent leurs cartes à Lisa mais ne prirent pas la peine d’enlever leur masque. Maintenant, les gens gardaient leurs masques, même à l’intérieur.
- Nous cherchons Monsieur Paul Despax, dit le grand.
Paul s’avança.
- Monsieur Despax, la caméra de surveillance B1223 C, située à l’angle de la rue Descartes et Galilée a enregistré un comportement suspect et hautement dangereux de votre part.
Lisa se tourna vers Paul.
- Qu’est-ce que tu as fait encore ?
- Encore ? releva le petit homme de la Sécurité.
Il sortit à nouveau son smartphone et y nota quelque chose.
- Vous avez quitté les Espaces d’Ombres Sécurisés pour marcher au soleil, Monsieur Despax, continua le policier.
Lisa plaqua sa main devant sa bouche. Paul regardait la scène d’un air absent. Tout ça lui semblait appartenir à une mauvaise sitcom, une de celles que Lisa regardait à la télé.
- Oui, mais seulement sur un mètre ou deux. Et j’avais mon costume hypothermique. Je ne risquais rien. D’ailleurs, je n’ai rien ressenti. On nous dit que même avec le costume, on ressent des frissons, une sensation de brûlure, des démangeaisons. Je n’ai rien eu de tout ça...
L’homme leva une main vers lui pour le faire taire.
- Attention, Monsieur. Vous allez sur une pente glissante. Je suis sûr que ce n’est pas ce que vous souhaitez. Vous êtes un type bien. Nous avons fait des recherches sur vous. Vous travaillez pour les entreprises Hypotex. Vous êtes ingénieur là-bas, vous aidez à concevoir les costumes hypothermiques.
Le policier tira sur la matière caoutchouteuse qui enveloppait son corps. Celle-ci s’étira puis reprit sa forme initiale.
- Vous savez mieux que quiconque les risques encourus.
Paul baissa la tête.
- Vous avez enfreint la loi n° 82-557 qui interdit à quiconque, même vêtu du costume hypothermique, de marcher au soleil, de se tenir immobile au soleil, de laisser un objet au soleil. Vous êtes passible d’une amende de mille euros. La prochaine fois, vous risquez un procès.
Le policier au smartphone imprima un ticket qu’il tendit à Paul. C’était l’amende. Lui et son collègue se dirigèrent vers la porte.
- Ah, au fait, dit le grand en se tournant vers Paul.
Paul retint son souffle et roula le ticket en boule dans sa main.
- Il y a une malfaçon dans votre maison. Va falloir arranger ce toit monsieur, construire un appentis. Vous avez là une vilaine tache de soleil. Trop risqué.
Le petit au smartphone imprima un nouveau formulaire et le donna à Paul.
- On vous laisse dix jours. L’un de nous reviendra contrôler.
Ils soulevèrent leurs chapeaux hypothermiques.
- Madame, Monsieur, que les ombres vous gardent.
- Que les ombres vous gardent, répondit Lisa.
Ils sortirent.
Paul retourna devant la fenêtre. Lisa le suivit.
- Tu vas m’expliquer ? Qu’est-ce qui t’a pris de ne pas marcher à l’ombre ?
- J’en ai assez, c’est tout. Merde ! Tu ne te demandes jamais s’il n’y a que ça ? Cette existence minable ? Partir le matin au boulot, s’enfermer à l’usine. Revenir ici, s’enfermer, s’enfermer tout le temps ! On ne peut même pas vraiment marcher !
- On devrait déménager, proposa Lisa. Je ne comprends même pas pourquoi on vit encore ici, alors que dans le Nord, ils n’ont plus que des villes souterraines. Là-bas, tu pourras marcher tant que tu veux !
- Mais tu ne comprends rien ! dit Paul en abattant son poing contre la vitre. Et s’ils nous menaient en bateau ? Tu y as pensé, à ça ? Cette histoire d’ombres qui sauvent, si c’était des conneries ? Pour nous maintenir comme des bêtes, bien tranquilles dans les coins sombres ?
- De quoi tu parles ? demanda Lisa. Qui ferait une chose pareille ? Pour quelles raisons ?
- Je ne sais pas, reconnut-il. Le gouvernement ? Les grandes fortunes ? Les entreprises ? Des choses doivent nous échapper, c’est certain.
- Tu délires, dit Lisa. Tu es comme ces gens qui croient en la théorie du complot. Va aux archives, tu verras les vidéos. Il y a eu des tas de vidéos sur ce qui s’est passé.
Il l’attrapa par les épaules et lui désigna l’endroit dans le jardin.
- Là-bas, c’est ma tache de soleil. Dans les interstices de béton, tu ne devineras jamais ce que j’ai découvert ? Une plante ! Lisa, il y a une plante en train de pousser là-dessous !
Elle haussa les épaules.
- Impossible. Les plantes ne poussent que dans les serres, avec la lumière artificielle.
- Et si ce n’était pas le cas ? Si ce foutu soleil était inoffensif ? Si on pouvait aller dehors sans craindre de choper des maladies ou de griller ?
Lisa lui toucha le bras.
- Paul, tu commences à me faire peur...
Il la regarda.
- Tu as raison. C’est le boulot, je dois être surmené en ce moment. Va nous faire deux martinis, tu veux ?
Elle partit à la cuisine. Paul ôta son costume hypothermique. On ne lui enlèverait pas sa tache de soleil. La seule chose qu’il possédait, la seule qui lui donnait la sensation d’être vivant. Nu, il sortit. Il se tint un instant dans l’ombre de la terrasse. Puis il alla se placer au centre de la tache. Cette douce chaleur...
Lorsque Lisa revint avec les martinis, son mari avait disparu. Il fallut deux jours d’enquête avant que les Inspecteurs ne retrouvent des restes humains dans la tache de soleil, à peine quelques tissus et une dent, qui permirent d’identifier Paul Despax.