Prince Ekho

- Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres, mais je ne vous appellerai pas maître.

Ekho croisa fermement les bras et leva le menton pour appuyer son propos. Il planta son regard dans celui de la personne en face de lui et ne broncha pas. Par les Dieux, personne ne l'avait jamais traité ainsi !

- Comment comptez-vous m'appelez, dans ce cas ?

- Par votre nom. Et vous, vous m'appellerez « sire » ou « mon prince », comme l'exige le protocole.

Il l'observait tout en parlant. Elle était grande, avec de très longs cheveux noirs dissimulés sous un voile de lin. Les ombres du grand olivier sous lequel ils se trouvaient dessinaient des formes étranges sur son visage.
Yseul Jha'amen. Sa nouvelle professeure de combat. Les cinq précédents avaient tous abandonné au bout de quelques mois, et celle-ci ne ferait pas exception. Ekho tirait un certain plaisir à tourmenter ses enseignants jusqu'à la démission. Il avait toutefois du mal à comprendre pourquoi on lui avait assigné cette femme...
L'intéressée ne répondit pas, mais attrapa un long bâton, fit quelques pas sur le sable doré et franchit la muraille de pierre. L'arène d'entraînement était déserte, un privilège dont seul Ekho pouvait bénéficier. Il se dirigea vers l'auvent de bois mais, contre toute attente, Jha'amen se plaça au centre de l'arène, et lui adressa un signe de tête. Il ne bougea pas.

- Vous êtes en plein soleil, lâcha-t-il.

- Je sais.

Il fronça les sourcils.

- Il est presque midi...

- Aucune importance.

- Je refuse catégoriquement de...

- Pensez-vous que vous pourrez choisir l'heure ou le lieu de vos futures batailles, sire ?

- Je...

- Empoignez votre bâton et venez ici.

L'ordre avait claqué, aussi sec que le sable. Ekho avait l'habitude de ce type d'autorité. Il tressaillit, mais resta sous l'auvent.

- Pourquoi vous ont-ils choisie ? Je n'arrête pas de me poser la question.

- Pour vous former. Venez et placez-vous.

Il soupira et la rejoignit d'un pas lent, regrettant de ne pas avoir pris son chèche.

- J'imagine que vous avez un quelconque lien avec la famille royale, marmonna-t-il. Ou peut-être avez-vous distribué quelques pièces d'or et... Oh. On a dû vous aider...Vous avez séduit un officier ? L'Intendant ? Le Conseiller de mon père, peut-être ?

Elle ne répondit pas mais, plus vive qu'on serpent, brandit son bâton et l'abattit sur son flan d'un coup sec. Le choc fut si violent qu'il fut projeté en arrière et tomba un mètre plus loin en soulevant un nuage de poussière. Ekho grimaça.

- Vous semblez surpris, mon Prince, commenta-t-elle.

- Je ne pensais pas que vous oseriez me frapper, grogna-t-il en se relevant péniblement.

- Vous l'avez-vous-même autorisé, mon prince.

Il s'approcha à nouveau, en prenant soin de marcher le plus normalement possible et de n'afficher aucune douleur.

- Placez-vous ici et échauffez vos jambes, ordonna-t-elle. Nous allons travailler vos déplacements.

Il s'exécuta. Jha'amen l'observait, visage de marbre, regard perçant.

- Bien, continua-t-elle. Je vais commencer par la droite. Réagissez et adaptez votre posture.

Elle se mit en position d'attaque et s'approcha lentement. Il se plaça en miroir, imitant ses gestes. Son esprit était toujours préoccupé.

- Je crois que je sais, dit-il finalement. Ils ont essayé une approche plus... sentimentale. Vous ont-ils parlé de ma mère, morte en couche ? Ces idiots du se dire que vous pourriez combler un certain manque affectif en moi, ou je ne sais quelle stupidité.

Jha'amen lâcha son bâton et fit un bon en avant prodigieux. Elle se trouvait maintenant très près du garçon, brisant sa garde en un geste. Son pied crocheta sa cheville, et il tomba sur le dos.

- J'espère qu'ils n'ont pas trop compté sur l'instinct maternel, cracha Ekho en prenant appui sur ses coudes pour se relever.

Elle lui avait tourné le dos et récupérait son bâton.

- Vous n'êtes pas aussi doué que vous le croyez, mon Prince. Vous êtes lent, faible, vos réflexes sont minables et vous ne savez pas contrôler votre esprit. Mes prédécesseurs ont fait un piètre travail.

- Vos prédécesseurs étaient les plus grandes lames du royaume, protesta-t-il. Des guerriers légendaires. Silreh était le plus doué des chevaliers. Le commandant Arrim a survécu aux pires batailles. Quant à cousin Ouul, c'est grâce à lui que nous avons gagné la Guerre Rouge. Des héros que mon père a couverts d'or et fait ériger des statues en leur honneur.

- Et pourtant, ils ont renoncé à enseigner à un enfant de 12 ans.

- C'est « Prince », siffla Ekho, irrité. Et je voulais juste m'amuser un peu. Ils ont rapidement compris que de plus nobles tâches les attendaient, et ils avaient raison.

"Contrairement à toi", ajouta-t-il en silence. "Comment faire pour me débarrasser de toi ?" Il se plaça de nouveau, des gouttes de sueur perlant sur son front. Le soleil lui brûlait les épaules, et la légère brise qui caressait le sable chaud ne suffisait pas à adoucir le feu qui émanait du sol et du ciel. Ekho avait l'habitude de la chaleur. Mais une règle avait toujours surplombé les autres : pas d'entraînement au soleil de midi.
Cette vipère ne respectait donc rien !

- Vous semblez mécontent, mon Prince, dit la professeure qui assouplissait ses poignets.

- Je refuse de me faire entraîner par une femme, cracha Ekho.

Jha'amen releva la tête, et, contre toute attente, éclata d'un rire franc. Ekho sentit son agacement grandir de seconde en seconde.

- Qu'est-ce qui vous fait rire ?

- Je ris de votre bêtise, Sire, dit-elle d'un ton léger.

- Expliquez-vous ! ordonna Ekho, rouge de colère.

Elle lui offrit un sourire flamboyant.

- Je ris de la manière dont vous parlez de vos maîtres d'armes. Silreh, le chevalier. Arrim, le Commandant. Ouul, le héros. Jha'amen, la femme.

- Et alors ? répliqua Ekho avec insolence.

- Vous avez raison. Après tout, vous ne connaissez pas mon histoire, vous n'avez pas d'autre manière de me qualifier.

Le jeune Prince serra les dents. La colère faisait bouillir son sang, et il sentait dans son corps les bleus laissés par les chutes et le bâton de la professeure. En fait, il se sentait faible, tout à coup. Ses muscles le tiraillaient, ses jambes menaçaient de flancher. Face à lui, Jha'amen semblait se porter parfaitement bien.

- Tout va bien, mon Prince ?

- Je...de l'eau.

- Pardon ?

- J'ai besoin d'eau.

- Pas question. L'entraînement n'est pas terminé.

La vue d'Ekho se troublait peu à peu. Ses épaules s'affaissèrent, son bâton semblait peser une montagne.
Ekho ne comprenait pas. Il avait résisté aux coriaces entraînements de ses anciens professeurs, il était habitué aux coups et aux bleus. Mais aujourd'hui, il souffrait atrocement.

- En garde, mon Prince, lança la femme.

- Je ne peux...pas...

Il lâcha son bâton et tomba à genoux sur le sol. La silhouette floue de Jha'amen s'approcha lentement de lui et s'accroupit.

- Je sais jouer avec beaucoup de choses, murmura-t-elle à son oreille. Avec le soleil comme avec mon bâton. Vous êtes déshydraté, mon prince. Votre corps n'a pas été habitué à ce type d'entrainement. J'ai pris soin de frapper les zones les plus douloureuses de votre corps. Vos blessures vont mettre plusieurs jours à guérir... et les prochains entraînements seront particulièrement pénibles.

Elle se redressa.

- Si vous aviez été plus malin, mon Prince, vous auriez fait l'effort de connaître mon passé, comme vous connaissiez celui de mes prédécesseurs. Ces légendes que vous citiez. Silreh, le chevalier. Arrim, le Commandant. Ouul, le héros...

Elle détacha sa cape et la déploya sur Ekho qui respirait faiblement. Protégé du soleil, sa vision était un peu plus nette et il pouvait voir un sourire cruel le toiser.

-...Jha'amen, le bourreau.

Les yeux du petit garçon s'écarquillèrent et il se mit à trembler. Elle sortit une gourde et lui tendit. Il n'y avait qu'une seule gorgée d'eau.

- Demain, nous travaillerons l'esquive. Ne prenez pas vos sandales, vous n'en n'aurez pas besoin. C'est compris, mon Prince ?

Il hocha légèrement la tête, les yeux rivés sur le sol.

- Ou...oui, maître Jha'amen.

- Parfait.