Pour les couleurs de la vie

Nouvelle et inquiétante défaite du HDC!

Méconnaissable.
Fantomatique.
Absente.
Hier soir, en demi-finale de coupe de France, on n'a pas retrouvé la capitaine du HDC. Cela fait maintenant 10 rencontres, et toujours rien. Aux abonnées absentes. On attendait pourtant un sursaut de la multicapée, capitaine des orangées, l'âme de cette équipe qui domine le championnat depuis 2015 et a remporté les trois dernières éditions de la Coupe nationale.
Sans elle, hélas, l'équipe n'est plus la même.
Plus du tout.
Le fil du match ?
Oh, très simple : on est loin du fil d'Ariane. Dès l'entame, le HDC était mené. Sur un engagement raté, interception de Nadège Filhao, qui perfore la défense en deux-trois moulinets et jeux de jambes dont elle a le secret, passe en bras cassé à son ailière, Nimia Ciller, et but.
À domicile, l'équipe championne de France est déjà atterrée, son public médusé, son entraîneuse sans voix, la tête dans les mains.
La suite sera du même tonneau, et la capitaine finira le match sur le banc. Le public lui garde son estime, elle est sortie dans un silence de cathédrale. Mais il murmure. Toute la ville de D... murmure. Et nous ne pouvons que nous interroger, avec eux tous, sur les mystérieuses raisons qui ont transformé la meilleure joueuse de handball du pays en une simple spectatrice sans bras ni jambes, reléguée sur le banc hier soir.
Mais qu'arrive-t-il donc à Soleyma Dibella ?

Les titres des autres journaux sportifs et ceux des réseaux faisaient écho à cet effarement général : « Nouveau naufrage du HDC – SD 5 sur le banc » ; « Calamiteuse défaite des ex-Lionnes de France », « Faut-il appeler Billie Eilish à la rescousse de Soleyma ? », « SOS pour un 7 sans tête », « Jusqu'où tomberont-elles ? », « Qui pourra ranimer le HDC ? », « le HDC hors de combat », « KO définitif de la bande à Dibella »...

La causerie d'après-match

7-25 : jamais le HDC n'avait perdu avec un tel écart. Le pire, c'est que l'apathie de la capitaine avait gagné toutes les joueuses et cette fois, même la gardienne avait été touchée. C'était une perte d'âme contagieuse. Aucun remède ne semblait efficace.
Le retour dans les vestiaires, au soir de cette nouvelle défaite, promettait le pire. Les gradins étaient silencieux comme si elles avaient joué sans public. Soleyma était rentrée la première, sans attendre l'ultime but encaissé. L'entraîneuse ferma la marche du repliement des autres joueuses. Toutes s'attendaient au pire. Elles n'avaient pas remarqué que leur capitaine avait quitté le banc, et les attendait seule.
Quand elles la découvrirent, assise en silence dans le silence, elles s'immobilisèrent. Aucune des filles ne put prononcer un mot. Mais toutes pensaient la même chose : « Comment pouvons-nous tomber si bas ? Rien ne nous résistait. Sommes-nous maudites ? »
Et c'est dans ce silence absolu que la voix de de Soleyma retentit.
– Venez. Entrez. Vous avez peur de quoi ? Même hors du terrain vous bougez plus alors ? Il faut que je vous parle. Asseyez-vous.
Le silence devint plus lourd que l'atmosphère sur Jupiter. Soleyma baissa la tête quelques instants. Elle se passa les mains dans les cheveux, puis releva les yeux vers nous. Le moment était grave.
– Les filles : pourquoi jouez-vous ?
Silence.
– Ben, on aime le hand. On a le plus beau jeu de France, et parfois du monde. Je vois pas ce qu'il y a de plus kiffant ?
– Tu vois pas ? Eh ben moi, ça m'fait plus rien. Ni là (elle se toucha la poitrine, au cœur), ni là (elle mit sa main sur son front). C'est du vent tout ça, du bruit, des coups et du vent.
– Et qu'est-ce que tu veux de plus ?
– De plus, rien. On a tout. De mieux, beaucoup. Je veux beaucoup, beaucoup mieux pour nous et pour le hand. Et je ne vois pas quoi. Je cherche, je cherche, je ne pense qu'à ça depuis des semaines, et je trouve pas. Le pire, c'est en matche, quand je vois les joueuses en face courir, sauter, tirer sans arrêt, en y mettant toutes leurs forces et leur talent. Je me dis : mais pourquoi ? Pour la gloire ? Les médailles ? L'histoire ? L'argent ? Ça vaut pas le coup. On est égoïstes dans un sport d'équipe. On fait rêver les gens, mais on leur apporte quoi ?
Elle laissa passer quelques secondes, et puis reprit la parole.
– Vous vous rendez compte qu'on nourrit le système ? On montre nos forces, nos victoires, on est des stars. Et alors ? Ça vous suffit  ? On pourrait pas servir et dire autre chose, avec nos petites balles ?
– Tu as raison, Soley... Mais on n'est que des joueuses de ballon.
– Justement ! Écoutez : on est 5 championnes du monde, ici, et toutes, championnes de France et d'Europe. Notre jeu emballe les publics, même ceux de nos adversaires. Il suffirait qu'on inverse la donne, les filles : au lieu de jouer pour nous, pour nos sponsors, pour des élus qui se font de la pub, on pourrait jouer chaque match pour une cause, porter sur nos maillots un message, relever un défi pour chaque victoire, soutenir des artistes qui embellissent la vie des gens, qui rendent plus heureux, plus solide, plus intelligent. Le prochain match, on peut l'ouvrir une heure avant avec un forum pour la nature, pour la découverte de métiers, pour faire se rencontrer des jeunes et des personnes âgées. On peut organiser une découverte des instruments et des genres musicaux. On peut présenter un pays du monde. Après, on joue le match, et on sait pourquoi on le joue : parce qu'on fête la vie, les gens, la liberté de se rencontrer et de se confronter. Moi, je veux plus jouer pour autre chose. Si vous voulez me voir reprendre le brassard, si vous voulez continuer l'aventure avec moi, voilà ce que je vous propose : faisons de notre équipe une équipe qui joue pour la nature, pour la vie, pour les différences. Dès le prochain matche, si vous me suivez, on peut commencer à porter des tuniques différentes : côté face, laissons le sponsor qui nous suivra, mais derrière, sous le numéro, on affiche un tableau, un poème, une chanson ; et pour la suite, on commence le vrai combat : on joue pour faire découvrir des pays, des gens, des causes, des libertés, des animaux menacés, je sais pas moi mais inventons ! Et on réveille les gens ! On joue pas seulement pour gagner, mais pour la beauté du monde et de la vie. On réveille, les filles, on réveille les yeux autour de nous. On marque pour ça. On gagne pour ça. On joue pour ça. Et si le hand féminin est le premier à faire entrer le sport dans une autre dimension, alors ce sera un rêve, vous croyez pas ? Un rêve qu'on vivra toutes ensemble !
L'histoire ne dit pas si les sponsors de l'équipe de Soleyma l'ont suivie, si ses joueuses l'ont accompagnée dans son rêve, si les victoires ont repris après ce speech mémorable... Ou bien, si elle est simplement passée pour folle, et a été abandonnée à son banc de touche, cependant qu'on nommait au plus vite une nouvelle capitaine et une nouvelle entraîneuse...
Mais pour ce qui me concerne, il me semble que le sport, et même tous les sports du monde, commencent à tourner en rond, à diffuser en boucle les mêmes histoires et les mêmes images. Les tenues, les chaussures à ressorts aériens, les combinaisons de natation à écailles de requin, les coiffures démentielles, les tatouages intégraux et les cris de guerre... Cela suffit-il à donner du sang et du sens à des victoires qui se répètent, à des millions qui s'entassent, et à des stades qui bouillonnent trop souvent de haine et de violence ? N'est-il pas temps de faire du sport autre chose, par exemple, un terrain où soufflent les rêves de la jeunesse, une aire où les peuples se mélangent et s'inspirent, un espace de liberté où s'affrontent les imaginations et les générosités ?
Comme le dirait sans doute Souleyma, où qu'elle soit au moment où j'écris ces lignes : Pourquoi jouer, pourquoi perdre ou gagner, si ce n'est pas pour que la vie soit plus belle ?
Après tout, à force d'être raisonnable, c'est l'avenir qu'on finit par perdre...