Pour exister

I-Personne
Toute histoire commence un jour, quelque part. Comment puis-je réfuter une telle pensée ? Comment puis-je la déconstruire ? D’ailleurs, qui suis-je pour m’en extirper ? La réponse est toute simple : PERSONNE. Oh quel mot cruel qui consume tel un brasier l’essence même de l’être que je suis ! Quel est ce mot étrange qui incarne à la fois son contenu et son absence ? Oui je suis une PERSONNE faite de chair et de sang. Je suis la rencontre mystérieuse entre un gamète mâle et un gamète femelle. Je suis un homo sapiens sapiens, héritier de la lointaine aïeule Lucy. Je suis fille d’Osiris, de Zeus, de Jésus, de Mahomet, de Shiva, de Shinto. Je suis un animal social. Mais qui suis-je ? Ma vie est un cours d’eau contradictoire qui s’écoule au firmament de l’espoir, de la joie, du rêve, du courage que le désespoir et la souffrance tourmentent de temps à autre. Assez d’élucubrations perfides qui hypertrophient mon être profond. Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien. Que non. Je sais une chose. Je ne suis pas le fruit d’une génération spontanée. Mon existence aussi tumultueuse soit-elle est le dénouement d’un commencement. Celui d’une histoire, qui par ses nombreuses péripéties aura déterminé la femme que je deviendrai. Une histoire que l’Histoire aura vite fait d’engloutir comme un morceau de viande saignant et qu’elle vomira avec appétit. Qui suis-je ? Je suis le fruit d’une graine semée il y’a de cela très longtemps. Cette graine n’est nul autre que ma grand-mère.
II-La femme sans nom
Elle s’appelait... Je n’ose prononcer son nom peut-être parce que du royaume des morts, elle dégage cette lumière radieuse qui illumine ma vie, ceci pour me rappeler qu’elle est le commencement de la complexité de l’être que je suis. Ou alors est-ce cette angoisse qui assombrit progressivement mon cœur en me rappelant malicieusement que le visage de cette dame s’estompe petit à petit pour ne laisser place qu’à quelques bribes de souvenirs un peu trop proches du rêve et du fantasme. Je préfère combler ma léthargie en l’appelant grand-mère ; la hiérarchie familiale oblige. Lorsque la culpabilité telle un monstre me transperce les entrailles, j’appelle en ultime recours les éloges, histoire d’attendrir ma conscience. A ce moment, je l’appelle Tsho’sàne.
III-Le Royaume des Crustacés
Il fallut que le Royaume des Crustacés embrasse à cœur joie la guerre des indépendances. La régence jusque-là exercée par le Très Illustre Royaume de Notre Dame fut remise en question. L’autonomie, mieux, la libération devint le slogan du peuple crustacé las de la domination perverse de son oppresseur. Les revendications se muèrent en rebellions armées. Aucun camp ne voulant lâcher prise. Et au milieu de ce Ragnarok se trouvait ma grand-mère. Tsho’sàne fut très tôt prise comme épouse dans son village natal Lengouba. Avec son époux légitime (c’est-à-dire celui qui s’acquitta de la dot sacrée auprès de la famille de sa promise) elle eut trois enfants. Une vie idyllique interrompue prématurément. Son époux rejoignit le camp des indépendantistes devenu clandestin. Du cœur de la brousse, il retrouvait de temps à autre comme un coup de vent ma grand-mère pour se délecter des repas exquis qu’elle lui concoctait. Ce fut un amour clandestin mais intense. Seulement, ce ne fut pas du goût des populations qui accusèrent ma grand-mère de soutenir la rébellion. Ce ne sont que des fils de putes, des chiens viles et serviles, des dévergondés. Pourquoi une telle colère m’anime-t-elle ? Et bien dans un contexte de répression systématique, la réaction des autorités régentes ne se fit pas attendre. La pauvre dame fut jetée comme une malpropre dans les geôles. Zut alors ! Pourquoi leur en vouloir ? N’eût été cette trahison, je ne serais sans doute pas née. Il est grand temps pour moi de balayer la rancœur torride qui obscurcit mon âme. Cette bribe de son histoire dans l’Histoire me frigorifie à chaque fois que j’y pense. En fait, elle portait dans ses bras son dernier rejeton qui n’avait que 3 ans d’âge. Je comprends d’ailleurs pourquoi ma dite tante (car il s’agissait d’une fille) était aussi vindicative. Ce caractère à mon avis était le fruit d’un excédent de testostérones contractées à travers l’air putride et fantomatique de la prison. Que le monde est injuste et cruel! Aucun membre de sa famille ne daigna la rendre visite. Même pas son époux s’étant exilé sous d’autres cieux. Elle n’était plus qu’un virus qu’il fallait impérativement éviter au risque de se faire contaminer.
Quelque mois plus tard, elle fut déportée avec d’autres détenus dans une contrée lointaine du nom de Ngato. Séparée des siens et submergée par la solitude, le désespoir la rongea jusqu’aux tréfonds de son âme. Que dire de l’atmosphère putride et désinvolte du royaume carcéral ? Mauvais traitements, promiscuité, famine... Ma grand-mère et ses codétenus étaient en permanence broyés par les gueules ténébreuses des fils de Cerbère. Il leur était strictement interdit de nouer des relations avec les populations locales au risque que ces derniers ne soient à leur tour incarcérés ; histoire d’entretenir au mieux la psychose. De temps à autre, les gardes les laissaient se désaltérer dans les verts pâturages comme des bovins terrorisés par leurs bergers. Entre humiliation et bastonnades, il faut dire qu’ils ne profitaient point de la volupté enivrante de la nature.
IV-La rencontre
Il fallut qu’un jour le destin décide souverainement d’occulter un angle de vue des hiboux geôliers pour que des années plus tard je vois le jour. Ce fut en une matinée de pleine gaité, lorsque les cieux arboraient leurs plus beaux costumes bleutés et que le soleil rayonnant rappelait majestueusement à la nature et aux hommes qu’il avait triomphé une fois de plus de la guerre qui l’opposait à la nuit ténébreuse. En signe de reconnaissance, les oiseaux appliquaient triomphalement des parades chorégraphiques jusque dans les confins de l’horizon. Je ne sais par quel miracle encore moins par quel hasard ma grand-mère s’éclipsa de la vigilance des gardes pour aller se désaltérer au marigot situé à quelque encablures de la prison. Oh que si ! Je le sais. C’est le Destin qui en est le responsable. Pourquoi est-ce que je m’acharne à me voiler la face alors que je suis tout à fait consciente de la réalité des faits qui m’entourent ? S’agirait-il d’une sorte d’auto-flagellation ou plutôt d’une amnésie délibérée ? On dirait que je suis vraiment malade. Faudrait peut-être que je me face consulter. Bref, où en étais-je avec mon histoire ? Euh ma grand-mère... Le marigot...Oui je disais tantôt que ma grand-mère alla se désaltérer au marigot du village et c’est là qu’elle fit la rencontre d’une dame assez frêle venu recueillir de l’eau dans un récipient. Elle était en compagnie d’une petite fille d’à peine 6 ans. Cette gamine ne sera nul autre que ma tante, en attendant que le futur ne prenne effet. A la vue de ma grand-mère, la petite fille prit peur et alerta sa mère :
-Mama. Mama. Voilà un juju, un monstre. Allons-nous-en.
Sa maman ne répondit pas ; mais resta étrangement sereine ; s’attelant à remplir son vase d’eau. Pourtant elle savait parfaitement que sa petite princesse avait raison de s’alarmer. Tout contact entretenu avec des détenus était passible d’emprisonnement. Pourquoi adopta-elle cette attitude ? Pressentait-elle une future alliance avec ma grand-mère ? Après avoir rempli son vase, elle se tourna vers son alter ego et dit :
-S’il te plaît ma sœur. Aide-moi à poser ma bassine sur la tête ?
La colère de Tsho’sàne surchauffa comme un volcan en éruption. Elle ne put la contenir et la cracha avec impétuosité : « Womboho !!!!! Quel culot ! Tu me demande de t’aider alors que tu n’en a rien à faire de moi et de mes codétenus. T’es tu ne serais-ce qu’un instant posée la question de savoir comment nous survivons dans cette enfer ? Même pas un morceau de macabo pour alléger notre faim ou d’un verre de vin de raphia pour étancher notre soif. Oh j’oubliais que nous sommes des détritus, des clochards, des caïds dont personne ne veut. Nous sommes les damnés de la terre.
Cette femme frêle ne réagit pas aux sermons de son interlocutrice et répondit calmement : « Je t’adresse toutes mes excuses. En fait, je sors d’une très longue hospitalisation qui m’a déconnecté des réalités du village. Je me démêle malgré tout pour venir recueillir de l’eau ici au marigot. Tu sais comme moi que l’eau c’est la vie ».
Quelle sotte fit ma grand-mère? D’où lui venait cette outrecuidance ? Pourquoi c’était-elle acharnée sur cette pauvre dame que le destin avait maudit. Comme cela m’attriste. Ngon kuà mena une existence de douleur. Ce fut une femme à qui Mars tourna le dos. Douze grossesses dont onze mort-nés. Tous des garçons. Ils auraient été la fierté de leur papa. Beaux, majestueux et forts. Cela aurait sans doute valu un titre de notabilité. Je miserais sur Nzoup ou Mekam. Combien de champs aurait-il crée pour satisfaire son bataillon ? Sûr qu’il aurait beaucoup de mal à choisir son héritier. Au milieu de cet océan morbide, Ngon kuà donna naissance à son unique fille. Heureusement que Vénus lui tendit la main. Toute cette douleur, cette décrépitude, ma grand-mère n’en savait rien. La culpabilité l’encastra les intestins. Des sueurs froides s’écoulèrent par intermittence dans son dos. Ses yeux s’inondèrent de larmes qu’elle eut du mal à maîtriser. Sans mot dire, elle se rapprocha de la dame, souleva la bassine d’eau et le lui posa délicatement sur la tête. La dame rappela sa fille, avança à quelques mètre puis se retourna et dit à ma grand-mère : « Je t’apporterais de temps à autre de la nourriture ».
Il m’arrive de penser que l’être humain est une marionnette manipulée par les bras du destin. On me dira : l’Homme est maître de son destin. Mon œil. La raison est certes la clé qui confère à l’individu le pouvoir de déterminer les voies de sa trajectoire existentielle, il n’en demeure pas moins qu’il existe une force transcendantale qui préside à la destinée humaine. Dieu est sans doute au four et au moulin. Cette force androgyne, me semble-il, à la fois universelle et singulière impose forcément sa loi dans le mécanisme complexe de la vie. J’insiste, Dieu doit être androgyne. Sinon il n’y aurait pas d’hommes et de femmes. Ne les a-t-il pas crée à son image ? Je ne l’ai sans doute jamais rencontré, mais j’ai aussi le droit de me faire une idée de lui. Pourquoi a-t-il fallu que ces deux femmes se rencontrent pile poil ce jour à la même heure, au même endroit et que des décennies plus tard je voie le jour ? S’il n’y’a pas une main invisible la dedans, je m’en offusque.
V-Le coup de foudre
Qu’est-ce que l’amour ? Les mille et une nuits, les contes de fées sont fascinants à souhait. Les coups de foudre, le cœur qui bat, le regard ensorcelant. Sous d’autres cieux, je crierais à l’utopie. Je traiterais mon alter égo d’idéaliste déchanté et déconnecté. Même que je le torturerais éternellement pour le signifier ma supériorité intellectuelle : celle d’une personne consciente que la fiction ne saurait se confondre à la réalité. Oh que si, je m’en venterais à coup sûr. J’agirais clairement ainsi si je n’avais pas eu vent de la toute première rencontre de ma grand-mère et de celui qui deviendrait mon grand-père. La promesse faite par Ngon kuà se concrétisa. A chaque fois qu’elle allait au marigot, elle emballait un peu de nourriture dans des feuilles de bananier et l’enfouissait au fond de sa bassine qu’elle recouvrait de son pagne. Il fallait brouiller les pistes pour échapper à la vigilance machiavélique des gardes prisonniers. Banane malaxée aux arachides, macabos sautés, koki, couscous de maïs ou de manioc accompagnés de la sauce de pistache, de ndolè ou de gombo, riz... de véritables victuailles. Toutes les conditions étaient réunies pour réveiller les papilles gustatives de ma grand-mère. En signe de reconnaissance, cette dernière remplissait de temps à autre le grand vase d’eau situé à côté de la cuisine de Ngon kuà. Ceci se faisait furtivement à l’abri des regards. Pas assez pour éveiller les soupçons de son époux qui s’étonnait du fait que le vase soit régulièrement rempli d’eau jusqu’à rebord alors même qu’aucun signe de pluie ne s’affirmait à l’horizon, l’on était en saison sèche, et que compte tenue de la santé fragile de son épouse, celle-ci n’avait pas la force physique nécessaire pour le faire. Un jour, après le départ pour les travaux champêtres de son épouse, il décida de se confiner dans sa demeure et observa attentivement par un trou situé sur la porte qui donnait sur la cuisine, histoire de décrypter cette énigme qui le torturait l’esprit. Quelques heures s’écoulèrent et puis soudain, une dame fit son apparition une grande bassine d’eau sur la tête. Elle se issa tout près du grand vase, inclina délicatement la bassine à l’aide de ses bras et laissa l’eau s’écouler. Lorsqu’elle se retourna, elle vit un homme grand de taille qui l’observait avec véhémence. Ce fut le coup de foudre, sans barrière, sans spéculation, sans préliminaires. Le lien indélébile fut forgé. Il ne fallut qu’un seul touché aimanté et Tsho’sàne conçut d’une fille. Elle avait commis la pire erreur de sa vie. Comme la nature est tranchante. On ne peut camoufler éternellement une grossesse. Les gardes notèrent le changement morphologique de la prisonnière. Elle avait forcément contracté le virus de l’extérieur. Qui était l’agent pathogène ? La pauvre dame fut torturée, battue, molestée, humiliée ; rien ne s’ébruita de sa bouche. Jamais ces fils de chien ne le sauraient. Le géniteur n’irait jamais en prison par sa faute.
Fut venu le temps de l’armistice général. Le Royaume des Crustacées se libérait bien que mal après plusieurs décennies de guerre civile ; avec ses tonnes de frustrations, d’incertitude et de traumatisme. Lorsque les portes de l’enfer carcéral s’ouvraient définitivement, que de choses avaient changées. Ngon kuà avait déjà rendu l’âme, laissant derrière elle sa vénus toute frêle et immature. Ma grand-mère était à son quatrième moi de grossesse. Mon désormais grand-père la recueillit et en fit son épouse. Même sans dot sacrée, elle se soumit à la volonté de son bienfaiteur. Ils engendrèrent ensuite une autre vénus (ma mère). Un fils vit le jour mais la fatalité l’emporta lui aussi. C’est dire que mon grand-père était un rebut de la planète Mars.
Qu’est-ce qu’une mère ? Est-ce celle qui nous a mis au monde ou celle qui a pris soin de nous ? Tsho’sàne éleva avec amour la petite fille que lui laissa la dame qui lui donna un jour l’envi de s’accrocher à la vie. Le destin emporta aussi mon grand-père. Mais elle poursuivit sa mission céleste jusqu’à sa mort.
Mon histoire est celle de mon existence. Je suis une équation à plusieurs inconnus. Des inconnus qui finiront par se connaître. Ma vie est une confluence de malheurs que la fortune a apaisé. Je n’ai nullement l’intention d’en faire un procès car s’il n’y avait pas eu tous ces facteurs, je n’existerais sûrement pas.