1170. Le Centre de la France, plus précisément un village à une centaine de kilomètres au sud de Paris. Saint-André-des-Bois compte environ deux cents habitants dont la plupart sont de simples ... [+]
Jérôme s'époumone : « Allez, souriez ! »
Belle photo en perspective. C'est simple : on dirait une publicité pour Ricoré.
Quelle chance de posséder en Sologne cette vieille maison typique. Toute la famille est là par cette chaude journée de juillet. Mamie Jacotte préside la tablée. Elle a réuni ses deux fils, Philippe et Jean, leurs épouses et leurs enfants. Ces « enfants » n'en sont plus, puisqu'eux-mêmes sont parents. Pensez donc : grand-maman a 4 arrière-petits-enfants !! Ils sont du côté de son fils Jean ; Philippe, lui, n'est pas encore grand-père. Remarquez, rien n'est perdu. Aujourd'hui on fête les trente ans de son fiston, Guillaume, accompagné de son épouse, la pétillante Clara.
Ça s'rait pas étonnant que ces deux-là nous fassent une sieste crapuleuse et qu'ils nous mettent un héritier en route, pense Mamie Jacotte...
*********************
Punaise ! J'ai cru que ce repas n'en finirait jamais, soupire Clara en elle-même.
Manger dehors, mais quelle idée ! Je suis sûre que j'ai chopé un coup de soleil dans le dos. Je sens déjà un picotement au niveau des omoplates. Pourtant, j'avais insisté pour avoir une place à l'ombre...
Non mais, regardez-les tous !
Entre la grand-mère qui n'entend rien mais qui veut tout régenter et mon beau-père qui a forcé sur la boisson (avec cette chaleur !). Il est tellement rouge qu'on croirait qu'il va éclater. Et je ne vous parle pas des horribles petits-cousins de Guillaume. Ils m'ont brisé le tympan pendant tout le repas, à sauter en hurlant dans la piscine gonflable installée pour eux, juste à côté de notre grande table.
Et mon pauvre Guillaume... Après 365 jours de vie commune, je n'ai plus aucune illusion sur lui.
Pourtant, quand il m'avait fait la cour... j'avoue : son côté « vieille France » m'avait séduite, amusée et rassurée. Peut-être parce qu'il représentait la parfaite antithèse de mon schéma familial ?
Nous nous sommes rencontrés sur les bancs de l'université. Il « faisait son droit » et moi j'étudiais l'histoire de l'art. Moi, Clara, boursière, issue d'une famille ouvrière...
Ce fut l'alliance de l'eau et du feu... Mais aujourd'hui, les charmes désuets de la vie bourgeoise ET provinciale, j'en ai fait le tour.
Tiens, elle est belle la photo de famille !
On a souri de toutes nos dents mais on joue tous un rôle. Et maintenant je les connais par cœur, les Bailly. Depuis un an, je m'infuse presque chaque semaine les réunions de famille dans la fameuse « longère solognote » de mamie Jacotte.
Jacotte ! Quel surnom ridicule ! Mais elle y tient. Moi, ça me fait penser à...biscotte. Et si elle pouvait arrêter de nous seriner avec son « pauvre René qui serait teeellement heureux de nous voir réunis dans la maison de ses aïeux »...
Car, chez les Bailly, on est notables et notaires depuis... depuis quand d'ailleurs ? Depuis toujours ? A croire que les Bailly ont été livrés avec la construction du village...
Mais, mamie Jacotte, ton bon René, sa famille, il s'en fichait pas mal ! Tout ce qui l'intéressait, c'était de perpétuer le nom des Bailly
Sinon, je ne sais pas si tu es au courant, le René, dans son bureau, il ne faisait pas que des actes notariés. Avec ses secrétaires, ça y allait. Tu dois être la seule du village à l'ignorer. Ou tu étais dans le déni : souffrir en silence, c'est bien un truc de ta génération et de ton milieu...
Quant à la perpétuation du nom, ce n'est pas gagné non plus, mamie. Ton fils aîné, Jean, n'a eu « que » deux filles. Philippe, ton préféré (ça crève les yeux), lui, a eu deux garçons : Jérôme et Guillaume.
Alors, tout l'avenir de la lignée repose sur moi, la modeste Clara...
Car, encore une fois mamie, personne ne t'a prévenue ? Jérôme, il n'est pas prêt de te donner un héritier. Enfin, pas comme tu l'imagines. Tu sais pourquoi ? « Il préfère les garçons » !! Rien que d'entendre ça, tu fais une crise cardiaque direct ! Je n'aurais même pas le temps de t'expliquer par quels moyens il pourrait quand même avoir un enfant que tu serais déjà six pieds sous terre. De toute façon, tu ne survivrais pas à la honte d'une telle révélation. Tu n'oserais plus jamais croiser qui que ce soit au village, n'est-ce pas ?
Alors...je fais quoi ? Je reste avec mon rebelle de mari ?
Parce que moi, mine de rien, j'ai épousé la branche « rebelle ». Si Jean est devenu notaire, « comme Papa », Philippe a pris « de grands risques ». Il a osé dire à son père qu'il ne voulait pas suivre ses traces. (C'est pour ça qu'il a toujours été le préféré de sa mère : confusément, elle devait sentir qu'il la vengeait de son époux.) On était au début des années 80 et Philippe voulait travailler dans l'informatique. Ça tombait bien : le siège social d'IBM était justement dans le département. Les ordinateurs, les Etats-Unis, quelle révolution pour les Bailly ! Même qu'en 1982, Philippe est parti « en stage » à New York. D'ailleurs, on commence à le savoir : quasiment à chaque repas, on y a droit au refrain sur l'american way of life. Rabâcher doit être une spécialité familiale...
Et mon Guillaume ? Super-rebelle ! Il est devenu fonctionnaire.
Je me moque mais il est quand même attaché territorial : c'est un concours difficile à réussir. Cependant, il a choisi l'option « animation », plus fun que l'option « analyste » ou « secteur sanitaire et social ». A la maison, il me parle avec des termes bizarres : empowerment, co-construction, ré-enchanter le quotidien. Il voudrait changer le monde, ou du moins la commune qui l'emploie. Toutefois... on prône le vivre-ensemble mais on reste entre soi. Il ne faudrait pas exagérer, hein ? On est des Bailly, tout de même !
Guillaume commence à piquer du nez. Je lui propose de rentrer, au frais dans la maison, pour une petite sieste. Allez quoi !... Tout émoustillé, il acquiesce.
Mais il a tellement abusé de la sangria qu'il va tomber comme une souche sur le lit. Là, je prendrai discrètement mon sac à main et ciao la compagnie !
Et la photo de cet après-midi d'été, garde-la précieusement, Guillaume : c'est le dernier souvenir de nous deux que tu auras avant notre divorce.
Belle photo en perspective. C'est simple : on dirait une publicité pour Ricoré.
Quelle chance de posséder en Sologne cette vieille maison typique. Toute la famille est là par cette chaude journée de juillet. Mamie Jacotte préside la tablée. Elle a réuni ses deux fils, Philippe et Jean, leurs épouses et leurs enfants. Ces « enfants » n'en sont plus, puisqu'eux-mêmes sont parents. Pensez donc : grand-maman a 4 arrière-petits-enfants !! Ils sont du côté de son fils Jean ; Philippe, lui, n'est pas encore grand-père. Remarquez, rien n'est perdu. Aujourd'hui on fête les trente ans de son fiston, Guillaume, accompagné de son épouse, la pétillante Clara.
Ça s'rait pas étonnant que ces deux-là nous fassent une sieste crapuleuse et qu'ils nous mettent un héritier en route, pense Mamie Jacotte...
*********************
Punaise ! J'ai cru que ce repas n'en finirait jamais, soupire Clara en elle-même.
Manger dehors, mais quelle idée ! Je suis sûre que j'ai chopé un coup de soleil dans le dos. Je sens déjà un picotement au niveau des omoplates. Pourtant, j'avais insisté pour avoir une place à l'ombre...
Non mais, regardez-les tous !
Entre la grand-mère qui n'entend rien mais qui veut tout régenter et mon beau-père qui a forcé sur la boisson (avec cette chaleur !). Il est tellement rouge qu'on croirait qu'il va éclater. Et je ne vous parle pas des horribles petits-cousins de Guillaume. Ils m'ont brisé le tympan pendant tout le repas, à sauter en hurlant dans la piscine gonflable installée pour eux, juste à côté de notre grande table.
Et mon pauvre Guillaume... Après 365 jours de vie commune, je n'ai plus aucune illusion sur lui.
Pourtant, quand il m'avait fait la cour... j'avoue : son côté « vieille France » m'avait séduite, amusée et rassurée. Peut-être parce qu'il représentait la parfaite antithèse de mon schéma familial ?
Nous nous sommes rencontrés sur les bancs de l'université. Il « faisait son droit » et moi j'étudiais l'histoire de l'art. Moi, Clara, boursière, issue d'une famille ouvrière...
Ce fut l'alliance de l'eau et du feu... Mais aujourd'hui, les charmes désuets de la vie bourgeoise ET provinciale, j'en ai fait le tour.
Tiens, elle est belle la photo de famille !
On a souri de toutes nos dents mais on joue tous un rôle. Et maintenant je les connais par cœur, les Bailly. Depuis un an, je m'infuse presque chaque semaine les réunions de famille dans la fameuse « longère solognote » de mamie Jacotte.
Jacotte ! Quel surnom ridicule ! Mais elle y tient. Moi, ça me fait penser à...biscotte. Et si elle pouvait arrêter de nous seriner avec son « pauvre René qui serait teeellement heureux de nous voir réunis dans la maison de ses aïeux »...
Car, chez les Bailly, on est notables et notaires depuis... depuis quand d'ailleurs ? Depuis toujours ? A croire que les Bailly ont été livrés avec la construction du village...
Mais, mamie Jacotte, ton bon René, sa famille, il s'en fichait pas mal ! Tout ce qui l'intéressait, c'était de perpétuer le nom des Bailly
Sinon, je ne sais pas si tu es au courant, le René, dans son bureau, il ne faisait pas que des actes notariés. Avec ses secrétaires, ça y allait. Tu dois être la seule du village à l'ignorer. Ou tu étais dans le déni : souffrir en silence, c'est bien un truc de ta génération et de ton milieu...
Quant à la perpétuation du nom, ce n'est pas gagné non plus, mamie. Ton fils aîné, Jean, n'a eu « que » deux filles. Philippe, ton préféré (ça crève les yeux), lui, a eu deux garçons : Jérôme et Guillaume.
Alors, tout l'avenir de la lignée repose sur moi, la modeste Clara...
Car, encore une fois mamie, personne ne t'a prévenue ? Jérôme, il n'est pas prêt de te donner un héritier. Enfin, pas comme tu l'imagines. Tu sais pourquoi ? « Il préfère les garçons » !! Rien que d'entendre ça, tu fais une crise cardiaque direct ! Je n'aurais même pas le temps de t'expliquer par quels moyens il pourrait quand même avoir un enfant que tu serais déjà six pieds sous terre. De toute façon, tu ne survivrais pas à la honte d'une telle révélation. Tu n'oserais plus jamais croiser qui que ce soit au village, n'est-ce pas ?
Alors...je fais quoi ? Je reste avec mon rebelle de mari ?
Parce que moi, mine de rien, j'ai épousé la branche « rebelle ». Si Jean est devenu notaire, « comme Papa », Philippe a pris « de grands risques ». Il a osé dire à son père qu'il ne voulait pas suivre ses traces. (C'est pour ça qu'il a toujours été le préféré de sa mère : confusément, elle devait sentir qu'il la vengeait de son époux.) On était au début des années 80 et Philippe voulait travailler dans l'informatique. Ça tombait bien : le siège social d'IBM était justement dans le département. Les ordinateurs, les Etats-Unis, quelle révolution pour les Bailly ! Même qu'en 1982, Philippe est parti « en stage » à New York. D'ailleurs, on commence à le savoir : quasiment à chaque repas, on y a droit au refrain sur l'american way of life. Rabâcher doit être une spécialité familiale...
Et mon Guillaume ? Super-rebelle ! Il est devenu fonctionnaire.
Je me moque mais il est quand même attaché territorial : c'est un concours difficile à réussir. Cependant, il a choisi l'option « animation », plus fun que l'option « analyste » ou « secteur sanitaire et social ». A la maison, il me parle avec des termes bizarres : empowerment, co-construction, ré-enchanter le quotidien. Il voudrait changer le monde, ou du moins la commune qui l'emploie. Toutefois... on prône le vivre-ensemble mais on reste entre soi. Il ne faudrait pas exagérer, hein ? On est des Bailly, tout de même !
Guillaume commence à piquer du nez. Je lui propose de rentrer, au frais dans la maison, pour une petite sieste. Allez quoi !... Tout émoustillé, il acquiesce.
Mais il a tellement abusé de la sangria qu'il va tomber comme une souche sur le lit. Là, je prendrai discrètement mon sac à main et ciao la compagnie !
Et la photo de cet après-midi d'été, garde-la précieusement, Guillaume : c'est le dernier souvenir de nous deux que tu auras avant notre divorce.