Petite fugue de Noël

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Albert Dardenne est retraité, il vit à Olne en Belgique. Durant sa carrière de professeur, ses élèves l’avaient surnommé « Père Castor » en raison de sa façon de « d’abord raconter » ... [+]

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Départ à la fine pointe de l'aube, retour à la nuit tombée ! Du lundi au lundi, week-end trop souvent compris. Et cela fait des mois que ça dure. Des mois qu'il se laisse engluer : contrats à conclure, crises à gérer, budgets à boucler...

Mais aujourd'hui sera marqué d'une pierre blanche. Sur le coin de son bureau le calendrier affiche en effet : samedi 24 décembre ! Le jour où il s'est juré de prendre quoi qu'il advienne une semaine de vacances. Ce ne sera pas possible avant ce soir, mais la réservation qu'il a faite le met au pied du mur : il passera les fêtes de fin d'année avec elle à l'hôtel Le Sherpa. Par prudence (un contretemps est si vite arrivé) il a organisé cette escapade en secret, elle ignore tout du projet. Le départ dès ce soir sera son cadeau de Noël. Elle aura juste le temps de boucler sa valise et direction Val Thorens ! Elle a toujours été amoureuse de la station. Et pour cause, c'est là qu'ils se sont rencontrés. C'était un autre samedi soir, il y a onze ans. Y retourner devrait la ravir, la rapprocher de lui. Il la sent un peu lointaine ces derniers temps.

***

« Quand on n'a que l'amour... » S'étourdissant de rangement, elle n'en finit pas de se doper à l'écoute de sa chanson fétiche.

« Chaque heure et chaque jour... » Machinalement, son regard accroche le cadran de l'horloge. Déjà seize heures. Il avait pourtant promis de rentrer pour midi. Mais non. Même un jour comme aujourd'hui. De qui sera-ce la faute cette fois : du patron ? Du client ? Elle ne se sent plus l'envie de lutter. Plus la force. Comprendra-t-il jamais qu'elle aussi a le droit d'exister ? D'exister autrement que pour préparer ses repas, laver son linge et tenir sa maison. Que fait cette valise au fond de la penderie ?

« La laideur des faubourgs... ». Le souffle d'un doute vient lui brûler les doigts. Elle ne va pourtant pas... Si. Elle l'ouvre...

Et tout vacille. Tenues de ski, trousse de toilette, une réservation au Sherpa... Son cœur se met à battre la chamade : il part à Val Thorens ! Sans elle ! Sans rien lui dire ! Aura-t-il le front d'invoquer encore une « urgence professionnelle » ? La réservation ne précise pas si la chambre est double, mais elle mettrait sa tête à couper que, si urgence il y a, cette « urgence » portera un prénom féminin...

Cette fois, c'en est trop, sa décision est prise. Elle aussi peut faire sa valise. Ah ! Il va tomber de haut en rentrant. Si cela pouvait lui ouvrir enfin les yeux...

***

Dix-neuf heures. Quelques mots griffonnés à la hâte l'attendent dans le hall : « Je pars. Où tu ne seras pas. Reviendrais peut-être. On étouffe dans ton ombre. Je dois réfléchir

C'est à son tour à lui de voir ses certitudes s'effondrer. Elle le laisse tomber ! Lui, qui... Elle le laisse tomber, lui ! Mais pourquoi ? Il se sent surtout humilié. Vite, il tente un appel sur son portable, mais sa messagerie ne lui laisse aucune chance. Alors, c'est la rage qui prend le relais. Elle le snobe ? Eh bien soit, il partira sans elle !

Un rapide passage au McDonald's du coin de la rue, peut-être ? Non, il n'a pas envie de croiser le sourire niais de la serveuse. Au fond, il n'a pas vraiment faim. Avaler du kilomètre lui suffira. Il veut surtout être seul. Ne voir personne. Pour l'instant, il n'aspire à rien d'autre.

Et la Lexus s'élance vers la Savoie. Rien ni personne ne peut le retenir. Ainsi, elle lui a fait ce coup-là ! Ça n'arrive donc pas qu'aux autres !

La boîte de vitesse paye, en grinçant, le prix d'une conduite rendue soudain pleine de douloureuse rancune.

L'autoroute le calme un peu. Le trafic s'y écoule dense, mais fluide. Tout est rassurant ici, à force de répétitions. Viaduc, buissons, viaduc...

Et lentement sa rage cède le pas à une sorte d'hébétude. Viaduc, buissons.

Ruban mobile des phares zébré par les arbustes. Viaduc. Buissons. Marquage intermittent des bandes sur le velours de bitume. Hypnose. Dans l'obscurité ouatée, les indications de distances fondent goutte à goutte. Viaduc, buissons...

Il se force à ne pas dépasser la vitesse autorisée. Enfin presque. Mais ça l'abrutit. Un court arrêt à l'aire de repos, juste le temps d'un café bien tassé, et il repart.

Viaduc, arbustes, bitume...

La solitude lui pèse à présent. Il voudrait parler à quelqu'un. Il allume la radio pour ne plus entendre palpiter le silence. « Sur Trafic-Info, il est 23 heures. Beaucoup d'entre vous fêtent bien sûr Noël en famille, vous êtes moins nombreux sur nos routes. Soyez... »

***

«...quand même prudents et bon... » Cette voix l'agace, elle éteint la radio. Les mains crispées sur le volant, elle roule à l'aveuglette. L'essentiel, pour elle, était de partir. Elle l'a fait. A présent elle se rend compte que son voyage n'a pas de but. Alors elle s'arrime aux premiers feux arrière que le hasard met sur sa route et se laisse guider par ces poissons-pilotes.

Un sourire amer vient lui blesser les lèvres : elle vient de prendre conscience qu'elle a enclenché l'essuie-glace alors que ce sont ses larmes qui lui brouillent la vue.

Elle n'ose se l'avouer, mais il lui manque. Ses yeux cherchent une Lexus dans le rétroviseur. Evidemment, à part un chapelet de phares trouant l'obscurité, il n'y a rien à voir.

En route vers l'inconnu, elle entame dans sa tête un tout autre voyage... dans le temps. Le temps révolu de la passion partagée... Et puis le vent des habitudes s'était insidieusement levé. Elle ne s'en était pas aperçue tout de suite. Quand elle l'avait remarqué, elle l'avait d'abord trouvé plutôt agréable et rassurant. Ce n'est que bien plus tard qu'elle s'était rendu compte que ce vent charriait un sable d'érosion. Elle le lui avait dit mais...

Un furieux coup de klaxon la rappelle à l'ordre. La Twingo commençait à dériver dangereusement vers la gauche. Elle ferait mieux de s'octroyer une pause, mais est-ce raisonnable ? Seule, la nuit, sur une aire de repos...

***

Sa nuque se raidit, ses yeux picotent. Alors, furtivement, parce que les feux rouges de la voiture la plus proche sont encore loin devant, il s'accorde deux secondes. Rien que deux secondes. Et il ferme les yeux. Juste pour interrompre le picotement.

Soulagement...

Il reprend contact avec la route : les feux se sont rapprochés. Leur contour se dédouble. Il faut qu'il ralentisse, mais avec toute cette fatigue accumulée, son pied s'est fait lourd sur la pédale. Aussi lourd que ses paupières.

***

Il se sent au bord de l'accident et préfère accéder au parking où il reste prostré à son volant. Il se sent coupable : c'est de sa faute si elle est partie.

Elle se décide finalement à se garer sur l'aire de repos où elle reste figée à son volant. Elle se sent responsable : elle lui a trop peu dit son mal-être.

Prisonniers de leurs remords, ce n'est qu'au moment où, d'un même mouvement las, ils se décident à sortit de leur voiture qu'ils se découvrent garés côte à côte. Sans un mot, ils se réconcilient d'un regard. Au loin, les douze coups de minuit se sont mis à sonner.

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