Je me tiens bien droite face au vent, mon châle serré sur les épaules, la chevelure défaite, le regard au-delà de l’océan. Je n’ai peur de rien, ni du froid, ni de la fièvre qui me tient ... [+]
La journée avait été longue, riche de découvertes, de plaisirs, d'efforts physiques bienfaisants. Ils étaient fatigués et cette fatigue de leurs pieds, de leurs muscles, de leur peau, de leur corps tout entier leur apportait une source supplémentaire de contentement. Le week-end serait réussi, ils n'en doutaient plus, après cette journée de début d'été qui les avait comblés.
Rien n'avait été laissé au hasard dans la préparation de ce petit séjour entre amis, qu'ils organisaient tous les ans. La destination, le gîte, les activités, le pique-nique du midi, les temps de pause, tout avait été mûrement réfléchi. Ils se connaissaient bien, des amis de vingt ans, des couples dont les enfants se fréquentaient, qui partageaient des souvenirs communs, des photos, des projets. Rien n'enrayait la machine bien huilée de leur relation.
Était-ce à leur amitié solide qu'ils pensaient, installés dans le jardin du gîte, à se délasser devant un verre avant d'aller se préparer pour le repas du soir? Était-ce à cela où à la journée qu'ils venaient de passer? La beauté du site entre le ciel et la mer, la marche guidée dans les sables mouvants, le soleil sur la peau, l'ombre fraîche des vieilles pierres abritant des valérianes blanches, leurs rires, leurs soupirs, leur joie d'être ensemble...
Oui, ils repensaient à cette journée de plaisir en échangeant quelques vagues propos sur la douceur du temps alors que le soir tombait lentement déposant un début de fraîcheur sur les épaules dénudées des femmes.
Le couple le plus âgé se retira pour un petit somme et une bonne douche avant le dîner, la conversation s'épuisant d'autres couples l'imitèrent. Une des femmes alluma alors une cigarette sortie du sac qui gisait à ses pieds, souhaitant peut-être ainsi prolonger cet instant crépusculaire et doux mais leur fatigue commune fut sans doute plus forte que leur envie de partage et tous, le mari compris, l'abandonnèrent pour rejoindre leur chambre.
Seule dans le jardin qui s'assombrissait, elle observait le bout éclairé de sa cigarette, la fumée légère qui s'en échappait. Les voix, les corps autour d'elle avaient disparu et tout semblait figé. Seul mouvement dans le jardin voisin, le linge étendu qui se balançait mollement au souffle impalpable de l'air du soir. En même temps que sa cigarette se consumait, elle réalisa son isolement et sentit que tout devenait incertain et douloureux en elle. Elle resta encore un long moment, perdue, sans réponse à donner à ce qui la submergeait, comme si l'espoir était parti, comme si la joie, l'amour n'existaient plus, n'avaient jamais existé, du simple fait d'un acte dérisoire.
Pourtant ce qui lui faisait mal ce soir, demain serait oublié. La solitude qu'elle ressentait était une amie familière après tout. L'habitude de se sentir seule absorbait les désagréments, les avalait, les digérait si bien qu'elle avait parfois l'impression que rien de l'ordre de la peine n'existait dans sa vie. Tout était vite refoulé, nié, sous la toile frêle de la résignation, pour ne pas souffrir, pour profiter du présent, de ce qui s'offrait de beau, au jour le jour. C'était bien ce qu'il fallait faire n'est-ce pas? Ce que tout le monde recommandait.
Elle savait que demain serait comme aujourd'hui. Demain, elle porterait une autre jolie robe qui découvrirait ses épaules, elle échangerait des mots de rien, des sourires faciles. Demain, dans ce lieu unique que le monde entier enviait, avec son mari aimé, avec ses amis de toujours, elle visiterait le jardin monacal, le cimetière en espaliers, la petite chapelle aux bougies hors de prix. Demain, serait une autre belle journée de l'été naissant.
Cependant insidieusement, l'image d'une petite fille délaissée lui revenait, l'image d'une enfant qui pleurait lors de la kermesse de son école, qui pleurait alors que tous s'amusaient, une fillette aux lunettes mouillées de larmes, que sa mère avait oubliée. Ce soir, cette image surgie de sa mémoire chassait l'espoir des joies de demain.
Sa cigarette était éteinte depuis un moment et elle s'apprêtait à regagner la chambre où son mari devait se reposer quand elle entendit du bruit provenant du jardin voisin. Une femme ramassait le linge étendu en chantant doucement. Elle voyait ses gestes minutieux, comme ceux d'un rite ancien et précieux, un rite immuable, depuis toujours accompli par des femmes. La précision des gestes gracieux de cette femme surprise dans l'exécution d'une tâche ordinaire, lui donna l'envie de pleurer. Elle percevait l'assurance sereine de cette femme qui sans nul doute, se savait être à sa place dans son jardin, à sa place dans sa maison au fond du jardin, à sa place dans le monde.
Elle fit attention de ne pas faire craquer les marches du vieil escalier de bois qui menait à la chambre où son mari s'était vite endormi du sommeil de l'innocence, avant de profiter du repas du soir. Elle rassembla sans bruit ses affaires de toilette et décrocha ses vêtements de la penderie pour les entasser dans son sac de voyage. Elle prit les clés de la voiture, posées sur la table de nuit et tout aussi silencieusement qu'elle était entrée dans la chambre, elle en sortit, refermant lentement la porte derrière elle.
Très fort.