Petit déjeuner en paix

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Comme tous les jours, je me suis installé chez Louise pour boire mon café et lire le journal. Louise, elle tient un des bistrots qui jouxtent la place Saint-Epvre, une place à la fois calme et animée, dans la vieille ville. Les rues y sont trop étroites pour accueillir des flots de voitures, ça fait le bonheur des flâneurs.
Je me lève tôt. Il n'était pas sept heures que je m'installais en terrasse. C'est un matin de mai exceptionnellement doux et j'apprécie les rayons du soleil dans un presque silence. Je ne veux rater aucun de ces moments fragiles où l'esprit, vidé de tout souvenir et pas encore au fait des affres du monde, peut jouir du bonheur simple et fugace d'un petit déjeuner en extérieur. J'ai soixante-dix ans, je sais que ces précieux matins me sont comptés.
Louise est une lève-tôt, elle aussi. Sans que j'aie besoin de passer commande, elle m'apporte mon double noir et mon journal. Une habitude. On se connaît depuis toujours, elle et moi, on est allés à l'école, à trois rues d'ici. Et ses parents connaissaient les miens.

Ils tenaient déjà le café. Mon père à moi était cordonnier. Des petites gens qui avaient quitté leur Pologne natale avant qu'Hitler n'ait l'idée d'aller y faire un tour. Louise aussi est Polonaise d'origine. Ses parents se sont arrêtés ici, les miens s'y sont installés peu après. De petites gens, des petits boulots. Le café, c'est venu bien plus tard. Ils n'étaient pas les seuls à avoir fui leur pays de naissance, les accents révélaient les origines des gens, qu'ils soient d'Europe de l'Est, d'Espagne, d'Italie ou d'ailleurs. C'était avant Mussolini, avant Franco... Mais pourquoi je vous raconte tout ça ? Je voulais simplement déjeuner en paix, comme dans la chanson.

Ah ! c'est à cause d'hier. Parfois, je perds le fil de mes idées...

Hier matin... Y a ce type qui s'est pointé. Mat de peau, noir de cheveux, barbu.
J'ai vu Louise se renfrogner : elle n'a jamais aimé les barbus. Pavel, son fiancé – je vous parle d'il y a près de cinquante ans – il portait aussi la barbe. Elle n'a accepté de l'épouser qu'une fois supprimée cette marque de virilité. Le type, un jeune gars, il tournait autour de la terrasse sans oser s'y installer. Il avait passé la nuit dehors, ça se voyait à son allure, à sa mine de déterré. Et il crevait la dalle, ça aussi, ça se voyait. Alors, je lui ai fait signe de venir à ma table. Oui, « ma » table, celle sous le marronnier qui commence à déplier ses feuilles, contre la façade, la mieux abritée du vent. Parce que, bon ! il fait beau, mais pas encore chaud. Et j'ai crié à Louise : « La même chose ! », en désignant le café, le pain, le beurre.

Le regard qu'elle m'a lancé, la Louise ! Je vous l'ai déjà dit, c'est pas une bavarde, mais ses yeux parlent pour elle ! Sans qu'elle ait ouvert la bouche, j'ai encaissé une tonne de reproches !
— Qu'est-ce qui te prend ? C'est pas tes affaires. Inviter n'importe qui !
Je suis sûr qu'elle lui aurait spontanément refilé un sandwich à ce gars, mais que je serve d'intermédiaire, qu'en quelque sorte je m'aventure sur son territoire en dictant la conduite à tenir, ça, elle supporte pas !
J'ai essuyé un nouveau tir à bout portant de ses yeux bleus quand elle a déposé le petit déjeuner sur le guéridon.
— Cinq euros ! elle a dit, de son ton d'adjudant-chef qu'elle prend quelquefois.
Moi, elle me fait jamais payer, je lui donne un coup de main de temps en temps quand il y a quelque chose à réparer, quand il faut installer le fût de bière sous la trappe, pour la pression.

Le jeune nous a remerciés, moi d'un sourire, elle d'un signe de tête poli. Il avait bien senti que c'était la patronne et qu'elle était aimable comme une porte de prison.
Il avait quoi ? Une vingtaine d'années. J'ai essayé de le faire parler. Il m'a raconté sa vie, mais en anglais. J'ai chopé un mot par ci, par là, Syrie, Angleterre, famille... Tout ce qu'on entend dans les reportages, à la télé.

On voyait qu'il avait besoin de déverser son flot de paroles, même à un vieux comme moi qui parle que français, à qui il arrive de plus en plus souvent d'oublier son polak d'origine. Avec Louise, on le parle rarement, même quand on s'engueule, ça nous viendrait pas à l'idée. Parce que, je m'y attendais, elle m'a engueulé sitôt mon invité parti. C'est pas une bavarde, mais quand elle a quelque chose sur le cœur, faut que ça explose.
Remarquez... cette fois, je l'ai joué finaud, je lui ai répondu en polonais, le parler de nos familles qui sont restées là-bas. Elle s'y attendait pas, ça l'a déstabilisée et puis, elle n'est ni bête, ni mauvaise, la Louise, simplement mal lunée, toujours de mauvais poil. C'est parce que son fils... oh ! je vais encore me perdre dans des explications... Je vous raconterai une autre fois. Pour faire court, son gamin, il a mal tourné. Alors, voir l'autre, là, à peu près de l'âge qu'il avait quand le drame est arrivé... elle était encore plus à cran que d'habitude.
Entendre parler polonais, ça lui a fait comme un grand courant d'air, elle a bien compris que ces mots venus de loin, c'était pour lui rappeler que nous aussi, on vient d'ailleurs.

— Laisse du temps aux gens, je lui ai dit. En Angleterre comme ici, il va lui falloir du temps pour qu'il s'adapte, ce jeune, pour faire ses preuves. Laisse-lui du temps, puisque c'est son seul bagage. Et puis, le nôtre, il est compté, alors, si on peut donner un coup de main...

Elle est partie vers sa cuisine, sans me répondre, la Louise, mais je suis bien sûr qu'elle a essuyé quelques larmes.
Faut pas juger trop vite... Les gens, c'est compliqué.

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