Assis sur le pont, je patiente en attendant de percer à jour ce mystère aussi épais que l'obscurité qui m'entoure. Pour seule lumière les astres, tâches scintillantes aussi petites que ... [+]
Parfums d'éternité
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Une femme frêle restait accroupie dans l'herbe de son potager, sa longue robe traçant autour d'elle un cercle imparfait. L'ancêtre s'affairait au-dessous de plants alignés au cordeau, rosettes de grandes feuilles molles. L'incroyable douceur de cette journée d'automne contrastait avec les premières neiges à venir. Dans ce petit village d'altitude bâti quatre siècles auparavant, l'hiver s'imposait parfois plus tôt que prévu et s'éternisait souvent. Un torrent longeait le bourg, l'imprégnant de sa fraîcheur. Les ruelles pavées, piétonnes du fait de leur étroitesse, menaient à des bicoques accolées ainsi qu'à nombre de jardinets. La demeure de la vieille femme jouxtait la route carrossable. Elle était faite de lauzes et de mortier de terre, ainsi que les maisons voisines. Sans aucune forme de modernité, elle paraissait la même qu'au dénouement de sa construction, au tout début du dix-neuvième siècle. Les fenêtres antiques donnaient sur un petit bout de jardin. À l'étage, les volets de bois s'ouvraient et se fermaient suivant le somme de la vieille Naudin.
Madame Naudin, ainsi la nommait-on. Son prénom s'était égaré quelque part, naguère, alors encore enfant. D'aucuns dans le village n'étaient en mesure de s'en remémorer. L'ancienne n'était pas vraiment solitaire ou renfermée sur elle-même, mais peu encline à aller vers les autres. Les jeunes âmes de la bourgade, suivant les ragots de leurs parents, la qualifiaient de sorcière. Madame Naudin s'en doutait mais n'en faisait pas cas. C'est un fait, chaque village possède son ensorceleuse, tout comme son simplet, sa catin ou son ogre. Elle faisait fi de sa réputation, sachant qu'en la matière elle cochait malheureusement toutes les cases. À soixante-seize ans, l'ancêtre vivait seule dans cette ancienne masure familiale, sans un enfant sur qui se reposer. Veuve depuis ses plus jeunes années, la vieille Naudin portait de tout temps sa longue robe noire, endeuillée à jamais. Une poignée de villageois se rappelait de son époux comme d'un homme au regard vide, timide et muet, disparu dans des conditions mystérieuses. Certainement tragiques. Du moins, c'est ce que l'on disait.
En cette magnifique journée d'automne, la femme triturait sous elle des buttes qu'elle consolidait à grand renfort d'une terre meuble et humide. De ses doigts frêles et squelettiques, elle ratissait le sol et en extirpait les pierres les plus gênantes. Plus loin, un plant manquait cruellement de terre, à moitié déterré. Sa racine, deux jambes dodues entortillées l'une à l'autre, semblait surmontée d'un visage recouvert d'une perruque de feuilles molles. Une entaille dans la racine paraissait une bouche béante s'apprêtant à hurler. D'un bond défiant son vieil âge, elle s'affaira sur la créature végétale, afin d'éviter que son cri ne résonne au-delà des bourgs voisins.
Pour sa part, monsieur Fontan flânait sur la grand route. Il piétinait sereinement, encore agile en dépit de sa quatre-vingtième année passée. Le brave homme était certain de retrouver là comme chaque fin de journée cette résidente esseulée, laquelle s'activait certainement sur son potager. Le vieux Fontan, veuf depuis bientôt vingt ans, appréciait le sourire journalier de l'habitante ainsi que sa voix fluette répondant à ses bons mots. À présent, il n'espérait plus grand-chose de leurs causeries quotidiennes, n'attendant maintenant plus que la caresse assurée de la mort. L'homme entrevit sa voisine par delà sa haie de buis, comme assise au milieu des saignées maraîchères. Un sourire en coin courbait sa bouche, sous un nez élégamment fin. Sa chevelure grise débordait le long de ses épaules depuis son fichu bleu. À chacune de ses visites, sa beauté le charmait. Pressentant sa venue, la main osseuse de la femme plaqua une énorme motte de terre contre la racine à nu de la solanacée. Plus familièrement, la plante des pendus.
— Encore en vadrouille ? entreprit-elle en guise d'un bonjour.
— Quelle douceur incroyable, répondit l'homme. Toujours les mains dans la terre ?
— Pour le moment les mains, et bientôt tout le corps.
— Ne dîtes pas ça, vous êtes encore si jeune et fraîche.
— Je vieillis, comme tout un chacun. Personne n'est éternel.
— Et pourtant, vous le paraissez.
— Qui sait, peut-être le suis-je ?
— Grand bien vous fasse. Je préférerais mourir dans l'heure plutôt que de m'éterniser ainsi.
— Cela s'entend.
De part en part de la haie, après deux mots d'adieu, les deux ancêtres se quittèrent. Le vieux Fontan longea la demeure de la belle veuve qu'il dépassa bientôt. Il ne put retenir un soupir, rêvassant d'un improbable baiser voire d'une simple accolade. Pour beaucoup, Naudin restait la sorcière, veuve malsaine et sans progéniture. Un homme peut vivre seul toute sa vie durant, célibataire, névrotique ou misanthrope, sans que cela fasse de lui un mage ou un nécromancien. À l'inverse, une femme ne peut exister qu'en dedans de normes patriarcales, devenant le cas échéant victime des bûchers ou – désormais – du feu des critiques.
Monsieur Fontan s'amusait des rumeurs. Au sein de quelques familles parmi les plus anciennes du village, certains évoquaient l'existence d'une femme éternelle, fillette un temps, vieillarde en suivant, puis sans cesse renouvelée. Sous diverses physionomies, elle traversait les âges, se jouant des lois de la nature. On la disait manipulatrice, faussement joviale, empoisonneuse et dévoreuse d'amants. Néanmoins, Fontan s'en amusait, espérant par ses bons mots que la vieille comprendrait. Et, bien évidemment, celle-ci devinait ses allusions.
La mandragore dûment recouverte d'humus, l'ancienne se redressa sur ses deux jambes, ce sans effort aucun. Le crépuscule menaçait de couper court à cette journée doucereuse. Dans les cieux, les cirrus roussissaient déjà. La vieille femme s'élança à travers le potager, regagnant fissa sa cuisine. À l'intérieur de ces murs crépis à la chaux, la pièce étroite comprenait une cuisinière antique au feu de bois sur laquelle chauffaient deux énormes marmites cuivrées. Une mixture à priori épaisse y bouillonnait dangereusement et une fumée vipérine s'en élevait jusqu'au plafond noirci. Sur une table grossière, des ustensiles inconnus côtoyaient de vieux livres aux reliures usées, décrivant d'étranges recettes, sous une typographie visiblement médiévale. S'emparant d'une louche taillée main, l'ancêtre touilla le breuvage. Des effluves de laurier, de digitale, d'alchémille et d'une multitude d'autres végétaux grimpèrent à ses narines, causant chez elle un inquiétant sourire. Son visage froissé sembla un temps plus jeune, ses rides moins creusées et quelques mèches de ses cheveux noircirent. Renaissance prochaine.
Le rez-de-chaussée s'avérait sombre car pauvre en huisseries. Des lauzes massives nivelaient grossièrement le sol. Les chambres à l'étage, privilégiées, profitaient seules de la lumière du jour. Ragaillardie par ces senteurs magiques, la jouvencelle s'aventura dans le salon. Ses pas, sveltes en dépit de son âge avancé, la conduisirent devant sa bibliothèque. Ses yeux vifs toisèrent un manuscrit conséquent que ses doigts rachitiques agrippèrent. Un grimoire, tel que le qualifiaient les langues les plus mauvaises. Dans l'un des angles de la salle, blottie dans ces ténèbres, une silhouette immobile et debout semblait punie. Certains dans le village parlaient d'un homme prisonnier, l'époux certainement, sous l'emprise de cette enchanteresse. Madame Naudin ne s'attarda pas dans le salon et laissa derrière elle l'idée du corps ensorcelé de feu son mari. Dans la cuisine, bouillonnait encore et de plus belle le breuvage régénérant. Le vieux Fontan ne manquerait pas de s'éteindre avant l'aube, ainsi qu'il l'avait inconsciemment évoqué. Dès lors, d'aucuns ne se souviendraient précisément de cette vieille femme au prénom égaré. La nouvelle résidente – probablement une nièce lointaine – logerait bientôt ici, prenant tout naturellement sa place. Ce pour longtemps. Des siècles. L'éternité.
Un tableau charmant aux couleurs de l’automne qui brosse par petites touches le portrait de deux personnages discrets, presque effacés, deux êtres au crépuscule de leur vie, dévoile le jeu de séduction qui s’est installé, l’amitié qui s’est nouée, la complicité qui s’est établie, le lien invisible qui s’est tissé entre eux au fil des ans... et au final de la prégnance de l’adieu voilé, dit à demi-mots ou de l’impermanence des choses et des gens. Un récit émouvant empreint de poésie, de brins de malice et de mystère aussi, mon tout réuni fait une lecture fort plaisante. Un 💙 pour deux et tous mes vœux Fabien pour la suite des événements.
Et pourtant on en parle peu. C'est une heureuse surprise que ce filon doré .