Paag-biiga (la femme d'un enfant)

Toute histoire commence un jour, quelque part, et les épreuves, les succès ne choisissent ni temps et lieux pour surprendre une vie d'homme. Un autre jour d'harmattan naissait sur Ouagadougou, des nuages grisé, regorgés du soleil imminent n'en laissait transparaître que les traces. Un bonheur parfait dans le ciel, y veillaient quelques étoiles téméraires et la nuée éclaircissant à l'Est. Plus tôt que d'habitude et plus haute que l'astre-roi qui se faisait encore secret, elle était débout. Contemplative de la magie du jour sortant de la nuit, sombre, brillant, parsemé d'éclaircis, les aboiements lointains de chiens répondant au muezzin seuls fendaient encore cet instant d'entre-jour. Qui connaît un "réveil africain" savait que la nuit huée par le bruit grossissant de la ville en éveil s'évaporait et que bientôt les maisons se videraient pour les rues. Les rayons du jour dévoileront une vie nue qu'elle ignorera afin de sortir courir le rêve du jour. Elle savait que pesaient sur l'enfant leur situation de couple et cette désespérance face aux lendemains. Elle ne sut plus si l'enfant avait pesé sur ses rêves ou si c'était plutôt de lui qu'elle puisait désormais son espoir de vivre. Jeu à somme non nulle ; souffrance et joie régnèrent à nouveau sur sa vie. Son rôle de mère l'avait contrainte à l'optimisme entêté quant l'avenir de son foyer et de l'enfant. Il n'y avait d'alternative autre, sauf à désespérer et se laisser mourir ou s'en aller. Mais elle connaissait la mort, ainsi que l'abandon et ne les souhaitait à personne. Jeune, femme, mère elle couvait des rêves de réussite. Certains se réalisèrent plus tôt qu'elle ne l'avait espéré, elle n'y était point préparée, mais eux s'exaucèrent. D'aucuns qu'elle suppliait par contre tardaient, tandis que plusieurs lui avaient déjà échappé.
Jeune, la vie l'avait tout de même fortement marquée. Orpheline à cinq ans, elle perdit aussi son totem au lycée. Sa mère expira une nuit d'un court mal. Elle que la brave ne laissait atteindre que par les bonheurs de la vie avait su le désespoir, la méchanceté et le dénuement dont pouvait souffrir une vie d'humain. Pour la première fois elle s'était sentie vraiment orpheline. La mort lui ayant volé son assurance, son confort et son insouciance nourrie d'amour et d'attention dont l'allaitait la défunte. Elle avait cru le sort l'accabler, se dégoûta de toute chose et s'était recroquevillée sur la misère que représentait maintenant son existence endeuillée. Sa mère lui avait consacré sa vie, son cœur aussi. Éplorée, elle se dressa contre la communauté en transgressant la coutume qui imposait le lévirat aux veuves. Le petit frère de son mari qu'elle refusa d'épouser s'offusqua et le village la maudit de "veuve malchanceuse, mère d'un enfant sans avenir". Elle se refusa à toute autre union afin de mieux éduquer sa fille. Mais que valait "l'enfant d'une femme" dans la communauté ? Au village où le mariage est forcé et la polygamie consacrée ce fut une abomination d'être mère-célibataire. Outre les accusations de "wemba" (dépravée), l'enfant de la mère-seule ; répudiée ou veuve était préjugé incomplet. Sans figure paternelle ; profane des viriles traditions familiales ; il demeurerait "un enfant de femme" qui ne sera jamais "un homme". Cela éprouvait plus les orphelins masculins. Celle qui refusait le lévirat après un veuvage perdait tout héritage du défunt mari, surtout la terre interdite d'accès aux femmes. Elle vivait isolée, ignorée du corpus familial et vilipendée, ses enfants écartés des rites coutumiers qui fondent la communauté, ces rites interdits d'accès aux femmes et aux enfants. Une fois adultes, ils seraient "des perdus", incapables de comprendre les coutumes dont ils furent écartés à l'enfance mais exposés aux sanctions pour transgression d'une des innombrables lois de la vie traditionnelle. Élever seule ses enfants était un engagement à se battre contre la précarité et un ordre établi. Elle protégeait sa fille de la tragédie de l'orphelinat en milieu africain ; abandon, maltraitance, excision, déscolarisation et mariage précoce. Elle avait déjà perdu les biens de son regretté, elle ne perdrait pas en plus sa fille. En tout cas elle le prit sur elle et fut mère, amie et amour fidèle au bien-être de sa fille, la faisant croître en beauté et en intelligence. Désargentée et exclue, vivotant de maigreurs, elle la nourrissait plus de valeurs et d'amour que de "sagbo" (pâte de mil). Elle n'eut pas une enfance riche mais une riche enfance. Studieuse collégienne, elle prit la mesure du sacrifice et enfant unique se consacra à rendre sa mère heureuse ; succès scolaires, tendresse démesurée, vie sage. Elle était sur le point de réaliser son vœu ; réussir le baccalauréat et devenir la première fille du village à l'université. Subitement orpheline de père et mère, esseulée face à la vie, son monde s'effondra. Meurtrie en avril de cette année-là, les examens l'importèrent prou et elle échoua au baccalauréat.
Entre spleens muets et consolations maladroites, cela l'avait torturé que lui aussi la laissât seule sur le chemin du calvaire. Elle aurait voulu au nom de leur amour qu'ils portent sa croix ; mais lui se débina. Il fut au début une bouée compatissante, mais disparut vite l'abandonnant au deuil. Elle n'avait su comment se tenir ; il ne fallait pas qu'il la vit comme un boulet, pourtant elle avait soif de réconfort et d'amour. L'égoïste et l'hypocrisie qu'elle lui découvrit l'écœurèrent faiblement, néanmoins elle fit fi et s'en fut encore le trouver. Elle le revit amaigri, coupable mais incapable d'effacer l'indélébile abandon dont il avait imprimé son l'âme. Il avait imploré à genoux, elle excusa son tort, elle n'oublia jamais. Elle ne se souvint plus des prétextes, mais ils se réconcilièrent ravivant un amour torride de quatre ans. Il était beau et vif et son tendre amour depuis ses seize ans, un complice de vie, il l'aimait. Sa crainte était qu'il restât un éternel enfant ; brouillon, incapable de s'organiser. Souvent gênée, déçue, elle douta qu'il fût homme capable d'élever (valoriser) une femme, mais fut au moins d'accord qu'il comblait son petit bonheur de jeune fille. Il chômait malgré deux masters. Elle s'irrita qu'il ne cherchât un petit boulot ou un petit concours en attendant de rêver de postes dans des ONG. Elle ne voulait pas être la femme d'un enfant ; un éternel diplômé sans emploi qui traîne avec ses potes, grands bavards. Ce qu'elle craignait chez cet homme charmant depuis le début de leur relation la tenait encore en éveil ce matin : grandirait-il un jour ? Saurait-t-il s'organiser, faire comme tout le monde, regarder comment les autres évoluent ? Il était une personne agréable, solidaire et avait une certaine éducation. Elle l'avait amené à la maison deux ans avant que ne parte sa mère. Il avait su se faire apprécier de ses amies. C'est lors d'une sortie entre filles, qu'il prit son contact et ils échangèrent beaucoup au téléphone, depuis ils se revirent. Sans se rappeler comment ; ils s'aimèrent éperdument. L'aurore était entrain de poindre, elle recevait le soleil naissant dans les yeux, elle descendit le mortier pour un hamac rafistolé jouxtant l'entrée de la cour. Elle vérifia son portable, six heures dix-huit, lui dormait encore ; il était rentré tard et elle avait senti un peu d'alcool. Elle s'étendit le tout le long dans le vieux hamac et se mit à balancer. La pensée de l'enfant la replongea dans sa méditation.
L'année qui avait suivi le décès de sa mère, elle avait soigné son deuil en pactisant avec une intime promesse de vivre. En un an, elle s'était reprise, étudia hargneusement et fut bachelière. Il fut très présent, elle apprécia. Elle fut admise en économie à Joseph KI ZERBO avec une bourse nationale et un rêve ; obtenir un diplôme, un emploi et l'épouser afin de fonder à ses côtés un foyer heureux et une carrière. Classique, mais c'était là ses vœux d'étudiante. Une amie la proposa pour une activité ponctuelle de fourniture de lait et produits du frais à un cabaret français ; une gageure. Telle une compensation du destin, sa condition s'améliora immédiatement, elle en profita pour se refaire car elle savait que cela ne durerait pas. Le restaurant avait prévenu : " trois mois". Seulement, il eut trois fois trois mois ; une baraka dont elle récolta le juteux denier à bout d'effort. Ce emploi-étudiant était physiquement éprouvant, mais elle y tint car "ça bouffait". Neuf mois et une rondelette somme, elle l'ajouta à sa petite bourse pour améliorer son confort et son bien-être en jachère depuis la perte sa mère. Elle laissa sa beauté éclore à nouveau, maquillant sa peine mortuaire de son sourire immortel. Neuf mois passèrent vite et elle en deuxième année de licence. Il aima la découvrir mûre ; plus femme, forte. Elle lui confia être heureuse, lui sourit. Elle semblait renouvelée et avoir surmonté sa douleur, lui s'en réjouit rêvant qu'elle oublie le souvenir de son abandon. Comme à vivre dorénavant pauvre, elle apprit à l'affectionner d'un amour nouveau, se préservant pourtant d'en devenir encore folle.
L'arrêt de l'opportunité avec les Français la laissa triste. Elle devint pâle et se renferma à nouveau, craintive que sa vie ne s'ouvre à nouveau sur l'insondable précarité d'une vie orpheline. Elle s'exposerait à nouveau à la dépendance, à l'abandon et aux rires des hyènes du village qui ne priaient que la chute de "l'enfant de la femme rebelle". Elle sentit son palais inondé du goût âcre fielleux du deuil, repensa à sa mère et pleura. Une crainte funeste vint sourdre en elle ; elle en ignorait la raison, mais ne se sentit vraiment pas bien ; elle tomba malade et ils consultèrent. Le docteur THIAM fut catégorique, elle était enceinte, de lui. Il resta coi et ensuite parut heureux, cela la soulagea. Elle aussi se fit enthousiaste sur le champ, mais une fois seule paniqua de la situation. Elle se sentait grandie de porter la vie, mais s'effraya du retour de la souffrance dans la sienne. Elle entamait tout juste sa deuxième année et maintenant sans petit job, lui-même chômait presque, ils n'étaient pas officiellement mariés et en plus sa mère n'était plus là, ce fut pétrifiant ! Lui se fit "l'homme" et rassura qu'il assurerait. Elle haïssait cette vie en dents-de-scie, où l'élévation semblait une prémonition à la chute et où à tout bonheur était attaché son malheur, donnant des envies de pleurer-rire. Elle le supplia de légitimer leur relation ; un mariage traditionnel devant les anciens de familles et suivant les rites ancestraux avant que ne se découvre sa grossesse. Il adhéra et rejoignit sa famille à Manga. Compliqué ! Aucune des deux familles ne souhaitait l'union. La famille de la femme fut alertée qu'elle débutait. Sa confidente, amie de sa défunte mère l'avait dénoncée pour préserver la coutume qui interdisait la grossesse hors union. L'oncle revanchard hurla au déshonneur, au sacrilège et réclama le fouet ainsi que le bannissement de cette souillure pervertie par la défunte wemba. La famille de l'homme quant à elle s'opposa au mariage avec une Catholique ; au village, on l'accusait de transgresser la tradition, en ville, on l'accusait d'être catholique. Il faut une bibliothèque pour décrire certains événements et un cœur d'airain pour supporter certaines adversités, alors ils promirent de ne plus parler ce qu'ils surmontèrent pour pouvoir se marier. L'essentiel était que le mariage traditionnel fut célébré après dix-sept dates reportées. Enfin, à l'Afrique ses coutumes ! On saisit l'occasion pour profaner la mémoire de sa mère, l'humilier, mais en fin de comptes ; billets bien sûr, les anciens des deux familles s'entendirent pour célébrer l'union des deux transgresseurs. On les classa, on les tint à l'écart.
Elle ôta son manteau car le soleil était bien visible maintenant, elle entra, ils dormaient à poings fermés. Elle ne voulut pas laisser de mot. Elle empocha son passeport et son billet, mit une forte somme sous le coussin du bébé, se déchaussa et saisit sa valise au pas de la porte. Un dernier regard vers la pièce et sa vie des dernières années lui passa sous les yeux.
Mariés, il avait loué un modeste studio HLM sur avenue Kwamé N'Krumah, au cœur de la ville afin de faciliter "ses affaires". Elle se plaignit de la distance avec son université, lui ; la rabroua. Il se fit autoritaire, possessif. Ses notes chutaient à l'université, affolée elle quêta donc un emploi ; petits jobs et fonction publique, lui s'emporta. Il se battait, elle aussi, mais elle avait peur de finir comme lui ; diplômé déboussolé, chômeur. Un peu d'eau, de pain et enivrés d'une tendresse fusionnelle, elle s'était faite résiliente ; économe de la maisonnée, Africaine dressée vers la vie.
L'enfant naquit, sain, sauf, adorable petite fille : Amanda Aline en hommage à sa grand-mère ! Trois ans passés, les choses avaient changé à peu de chose près. Elle ne sut ce qu'il gagna à l'épier ou à douter d'elle mais il devint encore plus jaloux, l'espionnant fiévreusement. Il fouillait ses affaires quand elle était au cours, son portable aussi. Sa fille l'adorait et il fut présent pour elle, un vrai père. Il continuait à fouiller, elle ne dit mot. Un jour un coffret, cadeau de sa défunte mère qui contenait un journal qu'elle tenait depuis le lycée avait été forcé et le journal dérobé. Il avait violé son intimité, lu le journal avec seule la toute-puissance de l'homme de la maison propriétaire de sa femme. Il lui jeta au visage de vieux amours et quelques courtisans récents ; de pieuses flagorneries pourtant... Un soir même, il la violenta et mit ses bagages dehors avec sa grossesse. Où aller ? Elle revint supplier compassion. Il profita pour lui réclamer d'interrompre ses études, toute quête d'emploi et être femme au foyer. Ce fut la seule condition pour leur couple. Cela l'interloqua, lui qui était diplômé. Elle refusa d'abord. Il fit un sac avec des vêtements et s'en fut dans la nuit les laissant seules avec la fille. Il venait chaque matin embrasser la petite et s'en allait. Cela dura trois mois. Elle prit peur pressentant le malheur s'inviter encore dans sa vie. Elle ne voulait plus, elle accepta donc, il revint à la maison, mais elle lui mentit. Elle continua secrètement les études, jouant la femme soumise et la bonne mère. Des ans, des mensonges, elle dut se cacher de l'amour de sa vie pour construire son bonheur, cela l'écœura mais la motiva profondément. Elle était devenue titulaire de la bourse de la francophonie et s'envolait pour le Canada. Elle n'avait pipé mot de cela, nul confident. S'il avait été un bon petit ami, c'était un mauvais mari. La petite avait deux ans, huit mois, quatre jours, elle ne pouvait suivre car elle avait caché lors de sa candidature qu'elle était mère, cela aurait défavorisé son dossier. Elle s'en allait, elle les abandonnait ! Elle avait connu l'abandon et ne les souhaitait à personne. Saurait-t-il s'organiser, évoluer, saurait-t-il la pardonner ? Elle pensa à sa mère et versa une larme pour sa fille.