Océan Atlantique

Toute histoire commence un jour, quelque part. Choisir ce jour n’est pas évident pour l’histoire que je veux vous raconter. Comment détermine-t-on quand commence réellement une histoire ? Est-ce lors du premier cri que l’on pousse, à peine sorti du ventre de notre mère ? Mais l’origine d’un parcours se trouve souvent bien avant la naissance d’un individu, puisque ses accomplissements dépendent de multiples facteurs qui n’ont pour la plupart pas de rapport avec sa venue au monde Qui sont les parents ? Quelle a été leur histoire personnelle ? Où tout cela les a-t-il menés ?

Une histoire bien racontée ne doit pour autant pas être trop exhaustive, ou son public n’y prêtera pas attention jusqu’au bout et le but de transmission ne sera pas rempli. Cette histoire commencerait-elle par une journée de novembre, sur un trottoir d’une banlieue non française, lorsque son regard s’est posé sur l’affiche raturée de l’abri-bus ? Ou peut-être, plus tôt, quand des silhouettes à peine discernables à la lumière de la bougie se sont échangé un bout de papier plié dans un couloir d’une vieille école. – Plus personne n’utilise les bougies, c’est pourquoi ce détail paraîtrait notable à faire figurer en bonne place dans les événements de l’histoire – Mais cela n’aurait pas été si ce bout de papier n’avait pas été choisi au milieu d’une corbeille d’une petite bibliothèque oubliée dans une petite ville de province sans charme, et qu’une main juvénile n’y avait gravé les quelques lettres qui influenceront le futur insignifiant d’un jeune humain, un jour, quelque part.

E W I N – O C E A N A T L A N T I Q U E

Je vais donc supposer pour le moment que ce jour-là de grattage de papier a été déterminant ou, en tout cas, est suffisamment mystérieux et entraînant pour figurer comme « Le » début de cette histoire. Et je tairai tout ce qui a pu survenir auparavant pour conduire cette jeune main pas tellement innocente à saisir ce stylo par une morne après-midi d’été pluvieux.

Ewin n’est ni un océanologue, je vous rassure, ni embarqué sur un paquebot quelconque. Ewin ne compte pas vraiment quitter la terre ferme pour l’instant, d’autant plus qu’il a la désespérante envie de trouver du travail, enfin, au plus vite, là, tout de suite. Quand il marche sur ce trottoir d’un pas rapide avec la pointe de détresse quotidienne qui le suit depuis la fin de ses études, et qu’il arrive à proximité de l’abri-bus et d’une certaine affiche publicitaire, Ewin est occupé à ce qu’on pourrait appeler « ruminer ».
Fin d’études – travail – pas de travail – alors quoi – argent – boulot – appart – chambre chez ses parents – « et tu fais quoi dans la vie ? » – bonne blague – rien – rien – rien – chercheur d’emploi – bonne blague – et maintenant ?
Aussi, quand il pose les yeux sur les moustaches qu’on a ajoutées à la modèle alanguie tenant un flacon de parfum entre ses mains lissées, il ne voit pas vraiment l’affiche. Ni la vitre. Ni les inscriptions au gros marqueur noir. Cela lui aurait pourtant servi, par la suite. Mais là, sur le moment, il y a trop de mots qui volètent dans sa tête comme les nuées de corbeaux du film d’Hitchcock, et ça l’empêche de percevoir quoi que ce soit d’autre.
Dommage, vraiment.
Sur la vitre de cet arrêt de bus exotiquement dénommé « Océan Atlantique », deux personnes étaient venues la nuit dernière griffonner des inscriptions qui avaient fait soupirer l’employé des services de transport. Encore un graffiti. Un de trop d’ailleurs. Allez, pour cette fois il pouvait bien passer à côté. Oui, il l’enlèverait demain. Ce qui avait fait que ce graffiti avait tenu jusqu’à lui, Ewin, ce qui constituait déjà un miracle en soi.

N E P R E N D S P A S L E B U S E W I N

C’est donc tournant résolument le dos à tous les mystères de l’univers qui s’étaient accordés pour lui laisser une chance qu’Ewin avait validé son abonnement et s’était installé sur la banquette tout à l’arrière. Etrangement, l’inscription s’estompait déjà quand le bus redémarra et qu’Ewin promena son regard vide à travers la vitre dans cette direction. Et c’est à ce moment-là, dans ce bus, que l’histoire d’Ewin – qui n’est pas exactement celle que je raconte – a réellement commencé.

Quelque part, un autre jour entre celui-ci et l’autre au cours duquel une jeune main non identifiée récupéra un morceau de papier froissé au fond d’une corbeille, deux humains frigorifiés soufflèrent de lassitude autour d’un poêle qui s’était encore éteint.
- L’est pas près de commencer, l’histoire
- Tu sais, je pense qu’il vaudrait mieux qu’elle ne commence pas. Ce serait mieux
- Bah elle va vraiment jamais commencer, c’est sûr, avec les décisions qu’il prend
- qu’il va prendre
Ils regardent la petite vitre du poêle reprendre doucement sa teinte opaque noire noire, même plus un tant soit peu illuminée de l’intérieur par le rougeoiement chétif d’une braise qui ne serait pas encore tout-à-fait morte. Leur histoire, à eux, ne va pas tarder à finir, permettez-moi de le préciser, il ne leur reste plus qu’une précaution à prendre. Puis ils pourront retourner à la masse de ceux qui n’ont pas d’histoires, ou peut-être finir tout simplement.
D’ailleurs l’une d’eux, parce qu’il y avait une femme sous ces couches de pulls, se lève et va ramasser la vieille cafetière qui attend à côté du poêle. Elle la fourre dans son sac sous le regard de l’autre, avec un « beh pourquoi pas ? ». Ça donne le signal du départ, ils hissent tous les deux leurs sacs sur leurs manteaux et sortent de la vieille usine aux carreaux cassés. Une belle usine il n’y avait pas si longtemps. Mais maintenant, c’est surtout des carreaux cassés et beaucoup de ferrailles dont on ne sait plus que faire.

Dans le bus, Ewin sursauta. En se retournant, il avait enfoncé un petit objet dur dans sa fesse gauche. Une attache parisienne un peu rouillée avait été oubliée au fond de son siège. Il promena un regard courroucé sur les environs – quand on n’a rien, on apprécie encore moins les petites taquineries du hasard – mais il n’y avait personne pour lui rendre un regard compatissant. En fait, le bus roulait à présent sur une route bordée de sapins dont les silhouettes se découpaient à peine sur le ciel sombre. Vide. Personne à part lui dans ce bus qui semblait avoir manifestement pris une mauvaise route. Ou était-ce lui qui était monté dans le mauvais bus ? Je peux dire, puisque si je raconte cette histoire, c’est que je la connais, qu’il ne s’agissait ni de l’un ni de l’autre. Ewin était monté dans le bon bus, malgré les avertissements au marqueur, et ce bus empruntait exactement la bonne route, c’est-à-dire celle que le chauffeur avait prise, naturellement. Le chauffeur, quant à lui, n’était pas le bon chauffeur de ce bus.

Plus de détour à faire par les deux avertisseurs itinérants – il n’y a vraiment plus rien d’important à savoir sur eux – je pourrais maintenant revenir à la fameuse main juvénile qui a désigné Ewin il y avait si longtemps et si loin de là. C’est en effet un mystère qui mériterait d’être éclairci, mais il me semble que le cas désespéré d’Ewin demande qu’on s’y attarde un peu plus longtemps, par humanité.

Ewin remonte donc le bus, indifférent aux poignées de plafond qui se balancent violemment avec la vitesse du véhicule et manquent de lui frapper le visage. Ewin est en effet plutôt grand et qu’une dragonne de train ou de métro lui rentre dedans lui était déjà arrivé. Ewin, donc, tente de remonter le bus, quand celui-ci prend un virage très serré et qu’il se voit projeté sur la droite, tombe sur un siège plutôt dur et s’écrase la joue contre la vitre froide. La voix du chauffeur lui signale avec énervement qu’il ne faut pas se lever lorsqu’on est sur l’autoroute, quelle éducation !

L’histoire du chauffeur avait commencé plusieurs années plus tôt, et il s’agissait d’une de ces histoires à l’eau de rose composées d’amours déçues puis retrouvées et puis re-déçues qui mettaient son endurance cardiaque à rude épreuve, ainsi que sa ligne puisque ces hauts et bas incessants l’avaient encouragé à se tourner vers le réconfort offert par le chocolat, et tout ce qui contenait tant de la caféine que du sucre. Pour le moment, l’élue de son cœur semblait considérer que leur histoire était la plus romantique qui existe, mais il se préparait déjà au prochain épisode de doute inflexible, tout en l’aimant toujours prodigieusement en un paradoxe insolent. Cet épisode de changement de route ne concernait pas vraiment l’histoire du chauffeur – il obéissait aux ordres qu’il avait reçus – mais affectait principalement celle de notre Ewin qui hésitait à se relever depuis sa place inconfortable. Il cria
- Depuis quand sommes-nous sur l’autoroute ? Je ne devrais pas être ici, je dois aller à Arbre Unique !
- Je connais pas votre ligne habituelle, désolé. Vous avez pas lu l’affiche ? Ce bus passait par certains arrêts, mais nous ne sommes plus en ville. Nous avons exceptionnellement pris un autre trajet. Nous serons bientôt arrivés.
Poser des questions n’était pas vraiment dans la nature du chauffeur. À trop poser des questions, on risquait de tomber en terrain miné et il s’était depuis longtemps accoutumé à l’éviter, pour des raisons de survie de son histoire. Il ne savait donc pas répondre aux questions d’Ewin sur les raisons de ce changement de parcours.
Ewin n’avait rien qui l’attendait vraiment, il décida donc de prendre son mal en patience. Il trouverait bien une solution pour rentrer une fois arrivé. Où que ce soit.

Et c’est donc quelque part qu’Ewin débarqua en pleine nuit – le chauffeur n’avait pas su non plus lui indiquer où il s’était arrêté, il n’avait reçu des indications que du type « tout droit », « première à gauche », etc. Et non, Ewin ne pouvait pas rester dans l’autobus pour rentrer avec lui, où qu’il aille, c’était strictement interdit par le règlement de transporter des passagers en-dehors des heures de service !
Avant qu’Ewin ait pu s’énerver, les portes du bus se refermèrent et il repartit en trombe.

À ce stade de l’histoire, j’aimerais faire une petite digression sur la nature d’une histoire. Qu’est-ce qui fait qu’une histoire en est une ? Tout le monde ne vit pas une histoire et il existe des histoires qui n’ont été vécues par personne. Alors pourquoi, précisément, les personnes dont je viens de vous parler vivaient-elles toutes une histoire ? Eh bien, c’est évident, parce que je suis en train de vous en raconter une. Mais c’est vrai que le cas du conducteur de bus est particulièrement notable, puisqu’il en traversait deux à la fois. Êtes-vous en train de vivre une histoire ? Quelle question stupide, comment voulez-vous que je le sache ? Ce n’est pas votre histoire que je suis en train de raconter.

Il n’y avait pas d’abri-bus là où Ewin avait été déposé. Aucune pancarte, indication ou espoir qu’un autre transport en commun passe d’un moment à l’autre. Il était seulement quelque part sur le côté d’un chemin en pleine nature – Ewin est un citadin pure souche et qui n’a même pas fait les mouvements de jeunesse, donc il ne saurait pas vraiment distinguer un bocage d’un openfield, une parcelle d’exploitation de bois d’une forêt primaire ou quoi que ce soit –. Il faisait sombre, mais c’était difficile de déterminer si c’était parce qu’il faisait nuit ou s’il faisait tout simplement trop orageux. Il commençait à sentir que cette journée n’était pas vraiment son jour de chance.
Devrait-il remonter la route ? Dans les films, c’était toujours ce qu’ils faisaient, ou en tous cas c’était ce qui lui semblait relever le plus du bon sens. Mais ils n’avaient croisé aucune habitation sur la route qu’ils venaient de parcourir et peut-être aurait-il plus de chance en partant de l’autre côté.
Il partit de l’autre côté. Il commençait à avoir faim, et peut-être à être un peu anxieux pour une autre raison que son inaptitude à trouver du travail, pour une fois.

Bon, cette main juvénile, est-ce que c’est son histoire aussi ? Oui, c’est bien son histoire. Pourquoi a-t-elle indiqué le nom d’Ewin sur ce papier ? Parce qu’elle voulait lui laisser le choix de commencer cette histoire, ne pas s’y retrouver piégé sans autre solution. Elle voulait qu’il soit là parce qu’il en avait eu envie – ou s’il avait été assez bête pour ne rien voir.

Ewin montait une dernière pente. Le paysage s’était peu à peu transformé autour de lui, passant de la forêt sombre à des collines sablonneuses parsemées de hautes herbes. Il avait vu un lapin déguerpir tandis que le ciel s’éclaircissait. Il ne se demandait plus vraiment ce qu’il faisait là, il avait arrêté de trop penser pour se concentrer pour ne pas trébucher en enfonçant ses chaussures dans le sable. Puis, une fois arrivé en haut de la dune, il se rendit compte que l’air était salé. Et puis aussi que devant lui il y avait la mer.

Sur la plage, il y a une fille en robe blanche qui ne regarde pas la mer. Il la voit aussi, il se dit qu’elle va peut-être pouvoir l’aider. Je le sais parce que c’est moi qui raconte l’histoire.
C’est moi aussi qui m’avance vers lui, vers les dunes, dos à l’océan atlantique. Pour nous, ça a commencé là, ce matin-là.