Nul ne saura

Parisienne. Juriste. Amoureuse de la langue française.

Toute histoire commence un jour, quelque part. La nôtre est née en septembre 1935. Elle m’a coûté un journal intime, toutes les larmes de mon corps et je ne sais combien de rêves. J’avais seize ans, et toi dix-huit. Au début, tu venais me chercher devant chez moi. Puis nous faisions le tour de Berlin, à bord d’une Harley Davidson que tu chérissais comme la prunelle de tes yeux. Je t’avoue que je l’ai longtemps jalousée. J’étais très possessive, mais ça tu ne l’as jamais su.

Mais pourquoi nous en voulaient-ils tous ? Mes parents te qualifiaient d’infréquentable, d’« impur ». Les tiens se plaisaient à dire de moi que j’étais une petite fille trop gâtée. Mais surtout, ils te rappelaient que j’étais blonde aux yeux bleus, et l’une de celles dont le « Führer » voulait préserver la « pureté ». Quand je tenais tête aux miens, ils me répondaient que la loi était de leur côté. Les « lois de Nuremberg » répétaient-ils sans cesse. Ma sœur et moi étions apparemment forcées de les respecter. Je lui parlais tout le temps de nous deux, et elle était au courant de chacun de nos rendez-vous, mais ça tu ne l’as jamais su. J’ai trahi ma promesse de toujours protéger nos secrets. Me reprocheras-tu d’avoir ressenti le besoin de me confier ? Je te demande pardon d’avoir menti.

De notre histoire, je garde un album photo rempli de souvenirs auxquels je pense chaque jour que Dieu fait. Je n’ai nullement besoin de l’ouvrir pour me remémorer tous ces moments immortalisés. Va savoir pourquoi j’aime tant m’y replonger. J’ai passé des heures à sélectionner les clichés que cet objet contient, mais ça tu ne l’as jamais su. Je voulais qu’il reflète l’intensité grandissante de notre lien. Me reprocheras-tu de ne pas t’avoir dit à quel point j’étais fleur-bleue ?

Cette histoire m’a dépassée. Je menais une double vie et je n’en pouvais plus. Je voulais être une fille bien, une fille sans histoires. Mais la nôtre est née malgré moi. Je me suis sentie perdue, et surtout, j’avais peur de perdre l’amour des deux êtres auxquels je dois la vie. Ils disaient qu’ils m’aimaient et qu’ils m’aideraient à construire un bel avenir. Je m’en veux tellement de n’avoir pas su résister. J’aurais dû m’enfuir avec toi ! Je savais pourtant, au fond de mon cœur, que nous ne faisions absolument rien de mal. Le mal, c’était toutes ces idées nauséabondes qui régnaient autour de nous et qui nous empêchaient d’être ensemble. Mais j’avais bien trop peur. J’étais tiraillée entre un devoir indésirable et mon désir profond : suivre une route qui m’avait été assignée, ou abandonner ce parchemin pour prendre ta main et avancer avec toi. J’ai été très malheureuse, mais ça tu ne l’as jamais su.

Aujourd’hui, tout est fini. Je t’avais écris une lettre dans laquelle je te disais que je ne pouvais plus te voir. Parce que notre histoire était devenue un fardeau pour moi, et certainement pour toi aussi. Cette lettre, tu ne la liras jamais.

Combien de temps aurions-nous encore tenu ? Combien de temps aurions-nous encore pu supporter d’avoir à nous cacher ? Dans un monde où nous étions passibles de « trahison de la race », disaient-ils tous autour de moi, alors que nous étions deux êtres aussi innocents et bienveillants l’un que l’autre, que serait devenue notre histoire ? En cette matinée du 10 novembre 1938, je crois que nous ne le saurons jamais. La nuit de cristal est passée, nous ne nous reverrons jamais.