Nouveau départ

Toute histoire commence un jour, quelque part, mais ceci n’est pas une histoire. C’est l’écho retentissant d’une agonie silencieuse, qui perce la nuit assise au milieu de nulle part.
On s’était rencontré un soir, ou plutôt à l’aube peut-être, je ne sais plus. Ma pénible mélancolie et mon permanent désespoir, avaient fait du décompte des jours, une activité dérisoire pour moi. Qu’attendais-je donc de demain, pour aller me soucier de comment s’appelait aujourd’hui ? On pouvait bien être dans le sérieux d’un lundi matin, dans l’effervescence d’un samedi festif ou dans la douceur d’un dimanche paisible ; qu’importe ! Cela ne signifiait plus rien pour moi.
On s’était rencontré donc, à une heure où il faisait sombre. Je déambulais sans but dans une ruelle étroite, quand j’entendis ses pas, si près des miens qu’on aurait dit qu’il marchait à mes côtés depuis un moment déjà, sans que mon esprit indifférent ne daigne lui accorder la moindre attention.
- Où vas-tu toute seule dans le noir ? me demanda –t-il ; d’ailleurs, pourquoi avoir choisi cette voie ? Je connais un meilleur chemin. Si tu faisais attention à moi, nous l’aurions emprunté il y a un bon moment déjà.
Il m’avait parlé avec un naturel déconcertant, comme on s’adresse à un vieil ami rencontré au hasard d’un détour imprévu. Je sentais monter en moi une rage indescriptible. Qu’est-ce que cela pouvait bien lui faire que je me trompe de chemin ? Et puis comment pouvait-il connaitre un meilleur chemin pour aller nulle-part ? Je ne savais pas moi-même où j’allais ! Je m’étais mise en route, parce que je ne pouvais plus rester sur place, parce que mon existence ne trouvait plus sa place. J’eus néanmoins l’impression de l’avoir déjà rencontré aussi, mais je l’avais trouvé si prétentieux que ma fierté jamais ne m’eut permis de consulter ma mémoire à ce sujet.
- Alors, vas-tu répondre à au moins une de mes questions ? Tiens si tu répondais à la première. Où vas- tu ? Et pourquoi passer par ici ?
- Les deux premières tu voulais dire certainement ; parce que ça fait deux questions. Lui lançais-je furtivement, avec le sentiment que je venais de remporter une bataille.
- Je sais bien que ça en fait deux ; me répondit-il. Je voulais être sûr que tu écoutes ce que je dis. Nous partîmes dans un fou rire et pour la première fois, je prêtais attention à son visage. Il m’avait l’air si familier ; les traits fins et ce sourire sans joie que seuls les naufragés du destin savent reconnaitre.
- Alors ? Dis-moi où tu vas
J’eus envie de lui parler honnêtement, de lui dire la vérité, de lui conter mes batailles quotidiennes contre le désespoir, de lui expliquer que j’étais sortie marcher sans me soucier de l’heure, parce que j’étouffais au-dedans de moi. Mon âme était devenue claustrophobe et mon corps une étroite prison. Alors je marchais dans le vent humide, espérant qu’elle s’échappe et se dissipe pour peut- être enfin revivre, ou pas. J’eus envie de lui dire tout ceci, mais la vérité me semblait un présent bien trop coûteux pour être offert à un inconnu indiscret et prétentieux.
- Je suis sortie prendre un verre avec des amis et je me suis perdue sur le chemin du retour. J’essaie de rentrer chez moi.
Il s’esclaffa : - Mais tu n’as aucun ami voyons ! Tu semble bien perdue en effet ; mais aller jusqu’à t’inventer des amis !
Il s’arrêta de parler quand il vit la stupéfaction sur mon visage. Je sentis soudain mon cœur s’emballer, j’avais du mal à respirer, je transpirai et je sentais mes jambes défaillir. J’eus l’impression que la terre se défilait sous mes pieds et je m’abandonnais, le cœur léger à cette douce échappatoire...
Je me réveillai dans ce qui ressemblait à une chambre d’hôpital. Je me mis à promener mon regard autour de la pièce, pour tenter de deviner où je me trouvais. Très vite fort heureusement, une infirmière fit son entrée. Elle avait l’air soulagée de me voir réveillée et m’observant, elle entreprit de répondre à la foule de questions que lui posait mon regard.
- Vous nous avez fait une grosse frayeur ! Un Monsieur vous a amené inconsciente, il y a quelques jours. Personne n’a été capable d’expliquer ce qui vous arrivait. Nous craignions que vous ne vous réveilliez jamais !
- Et celui qui m’a fait admettre ici ?
- Il n’est pas revenu depuis votre admission ; mais il s’acquitte régulièrement du paiement de vos soins. Je vais prévenir le médecin que vous êtes réveillée.
Elle sortit, et me laissa perplexe. Mon esprit se torturait d'un millier d’interrogations, quand je l’aperçût, à travers l’entrebâillement de la porte dont il venait de saisir la poignée. Je me sentis curieusement rassurée par la candeur de son visage et la douceur de sa voix. Il s’avança, m’embrassa sur le front et déposa des fleurs à mon chevet.
- Qui es-tu donc au final ? Comment as-tu su que j’étais réveillée ?
- Tu comprendras toute seule qui je suis. Dis moi, où est passé l’autoportrait que tu étais en train de peindre il n’y a pas longtemps ?
- Je ne sais pas, je l’ai sûrement rangé quelque part
- Pourquoi ne l’as-tu pas terminé ?
- Je n’aimais pas ce que je voyais
- Tu ne t’aimes donc pas ?
- Non, je me dégoute
- Tu as tellement de talent pourtant. Si seulement tu savais à quel point. Si seulement tu étais un peu moins lâche.
Ses questions me ramenèrent aux jours qui avaient précédé notre rencontre. Je m’étais réveillée un matin, à quarante ans, célibataire, sans enfants, sans travail fixe. Cet anniversaire me remplissait d’amertume, je me voyais dépérir dans une extraordinaire banalité, moi qui rêvais de conquérir l’art, d’accomplir de grandes choses ! Ma chambre était remplie d’œuvres inachevées, de projets avortés, de souvenirs d’histoires d’amour sans lendemain, de l’odeur fétide de l’espoir dont les débris en putréfaction gisaient ça et là ; l’air y était irrespirable, alourdi par les échecs et le désespoir. Tout le monde autour de moi avait un but, une ou même plusieurs raisons de vivre et moi je n’avais rien. J’étais devenue acariâtre et même mes amis les plus fidèles avaient fini par s’éloigner.
Ce n’est pas une raison suffisante pour déprimer me direz vous. Et peut être même que vous ajouterez que des gens vivent des réalités bien plus cruelles que celle là.
Et pourtant... j’avais sombré dans une profonde dépression. Je restais enfermée le jour et la nuit, ne m’alimentant qu’à l’occasion d’un sursaut de lucidité. Je ne voulais voir personne, pas même ma mère qui ne se lassait pourtant pas. Elle m’aurait porté à bouts de bras pour me soigner, si je m’étais laissé faire. Mais j’avais tellement honte de moi. Sa compassion me paraissait surnaturelle ; parfois même, elle me donnait envie d’y croire encore. Dans ces espérances furtives, j’apercevais au loin une vie différente, mais le présent était trop pénible et ses affres troublaient ma vue. Ce jour là, n’en pouvant plus, j’étais sortie de chez moi et j’avais emprunté machinalement cette ruelle, bien décidée à en finir. Je n’avais pas pensé au moyen de le faire. Je m’étais dit qu’il y avait tellement de façons de mourir que j’aurai l’embarras du choix. Les chauffards ivres ne manqueraient certainement pas ; je pouvais aussi me jeter d’un pont, me faire agresser dans l’obscurité de cette ruelle et puis il y aurait toujours la bonne vieille pendaison si je m’en retournais encore portée par mes jambes. Je marchais sans savoir où j’allais, mais l’idée d’en finir ne me quittait pas, jusqu’à ce que je remarque cet inconnu qui marchait à mes côtés. Le mystère qui l’entourait avait pour un instant dissipé mon dessein secret.
- On s’est déjà rencontré. Finit-il par me dire, comme s’il avait accompagné mon esprit divaguant dans mes souvenirs. On s’est déjà rencontré répéta-t-il. Mais à chaque fois tu as détourné le regard. Tu n’as pas suivi la voie que je te montrais ; tu étais effrayée par ton propre potentiel ; tu avais si peur de briller.
Je le regardais à la fois honteuse et ahurie ; où l’avais-je donc rencontré avant ? Peut-être avait-il deviné ce jour là que je voulais en finir. Il s’approcha de moi et m’aida à me relever puis il me chuchota :
- Viens nous devons y aller
- Mais le médecin doit venir me voir !
- Ne t’inquiète pas tout ira bien
Il me prit par la main et me conduisit jusqu’à la porte qui s’ouvrit sur une grande cour, noyée sous une brume épaisse.
- C’est drôle. Me dis-je intérieurement, j’avais cru que cette chambre donnait sur un couloir. Une immense frayeur m’envahit soudain quand je réalisais qu’il venait de disparaître dans le brouillard...
Je me réveillai en sursaut, l’estomac noué au fond de mon lit. Cette rencontre, cet inconnu, l’hôpital, tous ces jours n’avaient duré qu’une nuit. Enfin je comprenais, je comprenais qui était cet inconnu je comprenais pourquoi son visage m’était si familier. Je l’avais rencontré auparavant en effet, quelque part dans un de ces univers magiques qui n’existent que dans les rêves auxquels on croit...
Je me suis réveillée ce matin avec l’enthousiasme d’une gamine à son premier jour d’école. Ce soir a lieu ma première exposition. Il y a même des journalistes pour couvrir l’évènement. J’ai enfin terminé mon autoportrait mais il ne fait pas partie de l'exposition.Il me fais un clin d’œil parfois, quand je le regarde en pensant à l'inconnu. Je ne suis pas guérie de la mélancolie mais je ne me hais plus. C’est fou comme j’avais rêvé de réussite, en faisant tout pour m’en éloigner.
Toute histoire commence un jour, quelque part. Mais le début de l’histoire compte moins, que le jour où l’on croise sa destinée et qu’on se décide enfin à l’accomplir.