Au 159, avenue du Général-Lebrillant, entrée C, escalier D, sixième étage, appartement 3, la porte jaune qui s'ouvre d'abord avec le verrou du haut puis celui du milieu puisque le bois est un peu ... [+]
L'art commence où fuit la vie...
Louis Soutter
Un vestibule.
Une desserte sur laquelle trônent des clés, un téléphone, un exemplaire d'un quotidien datant de trois semaines, un vase, des fleurs défraichies.
Un porte-manteau, une veste marron, une écharpe rayée grise et blanche.
Un homme devant la porte, indécis.
" Il va bien falloir que tu te décides. Tu es Virginia Woolf, tu as les poches pleines de cailloux, et si tu ouvres cette porte, tu vas te diriger vers le fleuve. Sur ton bureau, il y a le brouillon de Entre les actes encore inachevé. Tu es Virginia Woolf et ce matin, tu as bu ton café noir et sans sucre. Alors que tu détestes ça. Tu détestes boire ton café noir et sans sucre, mais tu l'as bu quand même pour la bonne raison que tu n'as plus de sucre. Tu es Virginia Woolf, tu dois maintenant sortir, avec tes poches pleines de cailloux pour aller acheter du sucre. Seulement, voilà, sur le chemin de la supérette, il y a le fleuve, et toi, tu as les poches pleines de cailloux. Il serait sans doute plus raisonnable d'aller t'asseoir à ton bureau et de finir Entre les actes. D'aller t'asseoir à ton bureau et d'apprendre à aimer l'amertume du café.
Tu sais bien que tu n'es pas un de ces toqués qui, avant de sortir, doivent absolument vérifier quatorze fois s'ils ont leurs clés, si tout est éteint dans le salon. Tu n'es pas un de ces toqués parce que tu n'allumes jamais le salon. Comme ça, il n'y a pas de nécessité de l'éteindre. Il va bien falloir que tu te décides. Tu as listé trente-sept raisons, toutes excellentes pour sortir. C'est Yvain qui t'a suggéré de faire ça. Liste les différentes raisons qui te poussent à sortir. Le jour où elles seront plus nombreuses que les raisons que tu as de rester, alors tu sortiras.
Yvain a dit liste les raisons, et l'amertume du café est la raison numéro dix-sept. Juste après la numéro seize chercher le courrier et la numéro quinze trouver un galet. Il serait finalement plus simple que tu attendes Yvain et qu'il te ramène le sucre, le courrier et le galet. De toute façon, tu n'es pas toqué, tu n'as rien à prouver et Yvain s'est trompé en croyant qu'il suffisait de lister. Alors, tu vas appeler Yvain, l'attendre et lui expliquer. Lui réexpliquer le coup de l'écharpe. Tu n'as pas réussi à lui faire comprendre le coup de l'écharpe. Voilà, tu vas t'asseoir et attendre Yvain.
Tu aimerais prendre ta tête dans tes mains, mais tu as les mains couvertes de peinture et les ongles noircis. Tu es Van Gogh, tu t'échines à peindre, et pour peindre, il faut bien que tu sortes. Que tu passes cette porte. Et avant de peindre, tu pourras passer à l'épicerie pour acheter du sucre. Puis ton matériel et ton sucre sous le bras, tu iras peindre. Pas le fleuve. Il n'y a pas assez de jaune. Tu es Van Gogh et tu aimes le jaune. Tu iras plutôt dans le champ, tu attendras la fin du jour et tu peindras les corbeaux. Tu as essayé d'en parler à Yvain pour les corbeaux. De dire leurs cris. Mais ça ne suffit pas. Tu es Van Gogh et tu aimerais peindre le cri jaune du corbeau sur le mur de ta chambre. Tu saurais alors nouer ton écharpe sans problème et tu pourrais sortir.
Tu te demandes comment font les autres pour nouer leurs écharpes et aller peindre des corbeaux. Cela paraît si simple. Prends Yvain par exemple. Bon Yvain ne peint pas, mais il pourrait sans problème aller peindre des corbeaux si l'envie lui prenait. Mais c'est Yvain et tu es Van Gogh, et tu ne sais pas comment nouer ton écharpe.
Un jour, tu es allé vérifier. Il existe vingt-cinq façons de nouer l'écharpe autour de ton cou. Vingt-cinq. Tu as voulu le dire à Yvain, mais il s'est contenté de hocher la tête. Il n'a pas compris. Il devait avoir l'esprit ailleurs. Yvain fait attention à toi. Mais forcément, il doit y avoir des jours où il est moins réceptif que d'autres. Tu ne peux pas trop lui en demander. Tu n'es pas un de ces toqués, tu es adulte, conscient, capable. Plus que cela même. Tu es révolutionnaire.
Tu as inventé les premières formes de danse moderne. Tu ne peux donc pas rester. Tu es Nijinsky. Tu dois sortir acheter du sucre, mais surtout assister à la première du Sacre du printemps. Tu dois y assister parce que tu as tellement révolutionné le ballet que le public va hurler. Dès les premières mesures. Il va gronder si fort que les danseurs n'entendront plus la musique. Il faut donc que tu y ailles afin de pouvoir leur souffler les indications depuis la coulisse. Tu es Nijinsky, et tu peux parfaitement nouer une écharpe autour de ton cou. Ce n'est pas le problème. Tu n'es pas un de ces toqués, tu es tout à fait en capacité de le faire. Le problème n'est pas de la nouer, mais de choisir le nœud. Yvain ne l'a pas compris. Il était en train de ranger les courses, en te disant comme d'habitude que quand même tu pourrais faire l'effort d'y aller seul, il s'est rendu compte qu'il avait oublié le lait, et que pourquoi n'irais-tu pas à l'épicerie ramener du lait, qui est la bonne raison numéro quatre pour te faire sortir aujourd'hui.
C'est là que s'est posé le problème de nouer ton écharpe autour de ton cou. Comment faire, et comment font les autres pour nouer leurs écharpes. Yvain t'as dit que ça n'avait pas d'importance, mais tu ne le crois pas. S'il existe vingt-cinq façons de nouer une écharpe, c'est que toutes ont une utilité, n'est-ce pas ?
Et parmi ces vingt-cinq façons-là, alors, laquelle choisir ? On ne doit sûrement pas nouer son écharpe de la même façon si l'on va se jeter dans un fleuve, donner des indications à des danseurs russes ou peindre des corbeaux, alors ? Hein. Comment se retrouver dans tout ça ?
C'est comme aux échecs. Il existe deux cents dispositions possibles au premier coup et plus de vingt milles au second. Alors, laquelle choisir ? Sachant que chacune pourrait être fatale. Vingt mille possibilités. Autant commencer par avancer le pion en C4. Ça déstabilisera l'adversaire, et ça, c'est déjà pas mal. Tu es Robert Fischer et tu vas jouer pour le monde libre. Il va falloir que tu noues ton écharpe et que tu sortes pour affronter les Russes. En jouant ton pion en C4 pour anéantir la préparation de Boris Spassky. Tu es Bobby Fischer, tu dois sortir, mais le KGB et la CIA et surtout le complot sioniste a mis toute ta maison sur écoute. Tu ne peux pas jouer dans ces conditions. Tu ne peux pas sortir tant que les juifs t'empêcheront de nouer ton écharpe. Qu'ils t'empêcheront de savourer ton triomphe ! Il faut donc que Yvain arrive, qu'il arrive à te convaincre qu'il n'y a pas de complot sioniste et que les juifs n'ont rien à voir avec le nœud de ton écharpe, que c'est dans ton cerveau que ça se noue. Et tu vas l'écouter, car il n'y a guère que Yvain qui peut te convaincre que les juifs n'ont rien à voir avec ton écharpe et que tu as raison de te faire confiance et de jouer C4.
Finalement vingt mille postions en deuxième coup, ce n'est rien comparé aux vingt-cinq positions possibles pour nouer ton écharpe. Parce que le problème du nœud ne dépend pas de toi, mais du monde autour qui va te juger. C'est pour cela qu'il te faudrait un galet, la bonne raison numéro quinze.
Tu sais que tu ne peux pas comprendre les jugements des autres. Tu sais que ça t'angoisse. Alors, sentir un galet au creux de ta main, ça te paraît plus simple à comprendre tout de même. Il n'y a pas de nœud sur les galets. Comment fait Yvain pour ne pas être terrifié par ce que diront les passants sur son écharpe ? Les passants qui sont sans doute des juifs du KGB ou de la CIA. Que se passe-t-il si tu l'as mal nouée ? Que se passe-t-il si Yvain ne passe pas aujourd'hui ? Que se passe-t-il si tu n'arrives plus jamais à te décider à sortir, malgré la liste de bonnes raisons ? Et si, en sortant, en allant peindre, jouer aux échecs ou te promener le long du fleuve, tu tombes et te fais mal aux mains ? Si tu te fais mal aux mains, cela signifiera que tu ne pourras plus sculpter. Plus du tout. Et que c'est le monde extérieur qui a gagné. Pourtant, tu n'es pas un toqué. Certes tu n'allumes pas dans le salon mais c'est simplement parce que tu vois et ressens avec tes mains. Il te suffit de toucher et modeler à ta guise pour vraiment regarder. Les autres voient, mais ils ne regardent pas, il faut toucher pour comprendre. Tu es John Nash Forbes et tu vois des choses que les autres n'imaginent même pas, tu peux développer un modèle mathématique pour comprendre comment les pigeons se dispersent. Tu sais que Je n'est pas John Nashe Forbes, mais tu es Forbes et tu as besoin de tes mains pour expliquer aux autres l'éparpillement des pigeons. Tu as besoin de tes mains et tu risques de les perdre en passant à la supérette. Et si tu les perds, tu ne pourras plus sculpter ni nouer ton écharpe.
Yvain s'occupe de toi depuis longtemps. Il te répète souvent qu'il aime bien ton travail, il s'occupe de faire exposer et vendre tes pièces de manière à ce que tu puisses rester à sculpter en te souciant un minimum du monde extérieur. Il ne te juge pas. Il sait que tu n'es pas un de ces toqués non, mais que des fois tu te parles. Des fois tu te parles et tu te prends pour quelqu'un d'autre. Ça effraie un peu les gens. Ça t'effraie un peu aussi, tu l'admets. Mais pas Yvain. Yvain, il te dit parfois que tu fais peut être ça pour mieux comprendre comment fonctionnent les gens, pour essayer de faire au mieux, de faire comme les autres et qu'au contraire c'est plutôt bon signe. Mais tu sais que c'est pour ça qu'il est si compliqué de nouer son écharpe.
Parfois, tu te réveilles la nuit. Sur le plafond de ta chambre, l'ombre des rideaux tremble. Tu y vois un fleuve, une eau limpide. Tu te plonges dans cette eau, tu oublies, tu contemples. Tu regardes et tu comprends. Alors, tu tends tes mains et tu commences à modeler l'ombre et l'obscurité. Tu en fais des corps gigantesques, des animaux fantasmagoriques, des feuilles d'arbres. Tu modèles l'ombre et tu comprends mieux. Seulement, cette compréhension-là, tu ne peux la montrer à personne, pas même à Yvain. Même Yvain avec tous ses efforts n'arriverait pas à le voir.
Tu comprends le monde en le touchant. Quand tu caresses un bloc de cire, tu essayes de comprendre ce qu'il y a dans le bloc : un cheval, un visage, un espoir. Tu essayes de comprendre ce qu'il y a dans le bloc, et il te suffit de retirer tout ce qui est superflu. Puis de le recouvrir d'argile, de faire fondre la cire. Faire couler du bronze dans le moule en terre. Pour qu'ainsi, les autres puissent le voir.
Les autres, ensuite, le voient et l'aiment parce qu'ils peuvent tous voir le cheval, le visage ou l'espoir. Parce que la cire a simplement été réagencée. Savoir comment nouer l'écharpe, c'est se réagencer pour que les autres puissent le voir. Tu n'es pas Camille Claudel, ta mère ne te tyrannise pas. Mais tu es Camille Claudel quand même, enfin Je se sent Camille.
Je comprends le monde en le touchant.
Tu dis Je, tu n'es pas Virginia Woolfe, ni Van Gogh, ni Claudel, ni personne. Tu es toi, et le mois d'avril est doux. Tu vas marcher jusqu'au fleuve et récupérer un galet pour le peindre du cri jaune des corbeaux et l'offrir à Yvain.
Yvain va passer tout à l'heure, pour te demander si tu es sorti. Il va s'inquiéter de ta production, il va passer dans le salon. L'allumer, faire le tour des nouvelles pièces, te faire un compliment ou deux, se réjouir que tu aies une commande dans une galerie belge qui adore ton travail. Et puis tu vas pouvoir comprendre Yvain. Avec tes mains. Tu aimerais lui dire, tout en le caressant, que tu es sorti, que tu as longé le fleuve, longé les champs, battu les Russes, et découvert des théorèmes pour expliquer comment s'éparpillent les corbeaux. Tu vas lui dire que cet après-midi, tu t'es donné la mort trois fois, mais seulement pour rire. Que tu as dit je une fois.
Il sera heureux. Tu lui diras que ton café était amer, que tu es allé chercher du sucre à la supérette, qu'avril est doux, qu'il n’y avait pas de corbeau dans les champs, ni de cailloux dans les poches. Tu lui diras qu'avril est doux, et que tu as pensé à lui.
Alors tu es sorti. Sans même nouer une écharpe autour de ton cou. "
Louis Soutter
Un vestibule.
Une desserte sur laquelle trônent des clés, un téléphone, un exemplaire d'un quotidien datant de trois semaines, un vase, des fleurs défraichies.
Un porte-manteau, une veste marron, une écharpe rayée grise et blanche.
Un homme devant la porte, indécis.
" Il va bien falloir que tu te décides. Tu es Virginia Woolf, tu as les poches pleines de cailloux, et si tu ouvres cette porte, tu vas te diriger vers le fleuve. Sur ton bureau, il y a le brouillon de Entre les actes encore inachevé. Tu es Virginia Woolf et ce matin, tu as bu ton café noir et sans sucre. Alors que tu détestes ça. Tu détestes boire ton café noir et sans sucre, mais tu l'as bu quand même pour la bonne raison que tu n'as plus de sucre. Tu es Virginia Woolf, tu dois maintenant sortir, avec tes poches pleines de cailloux pour aller acheter du sucre. Seulement, voilà, sur le chemin de la supérette, il y a le fleuve, et toi, tu as les poches pleines de cailloux. Il serait sans doute plus raisonnable d'aller t'asseoir à ton bureau et de finir Entre les actes. D'aller t'asseoir à ton bureau et d'apprendre à aimer l'amertume du café.
Tu sais bien que tu n'es pas un de ces toqués qui, avant de sortir, doivent absolument vérifier quatorze fois s'ils ont leurs clés, si tout est éteint dans le salon. Tu n'es pas un de ces toqués parce que tu n'allumes jamais le salon. Comme ça, il n'y a pas de nécessité de l'éteindre. Il va bien falloir que tu te décides. Tu as listé trente-sept raisons, toutes excellentes pour sortir. C'est Yvain qui t'a suggéré de faire ça. Liste les différentes raisons qui te poussent à sortir. Le jour où elles seront plus nombreuses que les raisons que tu as de rester, alors tu sortiras.
Yvain a dit liste les raisons, et l'amertume du café est la raison numéro dix-sept. Juste après la numéro seize chercher le courrier et la numéro quinze trouver un galet. Il serait finalement plus simple que tu attendes Yvain et qu'il te ramène le sucre, le courrier et le galet. De toute façon, tu n'es pas toqué, tu n'as rien à prouver et Yvain s'est trompé en croyant qu'il suffisait de lister. Alors, tu vas appeler Yvain, l'attendre et lui expliquer. Lui réexpliquer le coup de l'écharpe. Tu n'as pas réussi à lui faire comprendre le coup de l'écharpe. Voilà, tu vas t'asseoir et attendre Yvain.
Tu aimerais prendre ta tête dans tes mains, mais tu as les mains couvertes de peinture et les ongles noircis. Tu es Van Gogh, tu t'échines à peindre, et pour peindre, il faut bien que tu sortes. Que tu passes cette porte. Et avant de peindre, tu pourras passer à l'épicerie pour acheter du sucre. Puis ton matériel et ton sucre sous le bras, tu iras peindre. Pas le fleuve. Il n'y a pas assez de jaune. Tu es Van Gogh et tu aimes le jaune. Tu iras plutôt dans le champ, tu attendras la fin du jour et tu peindras les corbeaux. Tu as essayé d'en parler à Yvain pour les corbeaux. De dire leurs cris. Mais ça ne suffit pas. Tu es Van Gogh et tu aimerais peindre le cri jaune du corbeau sur le mur de ta chambre. Tu saurais alors nouer ton écharpe sans problème et tu pourrais sortir.
Tu te demandes comment font les autres pour nouer leurs écharpes et aller peindre des corbeaux. Cela paraît si simple. Prends Yvain par exemple. Bon Yvain ne peint pas, mais il pourrait sans problème aller peindre des corbeaux si l'envie lui prenait. Mais c'est Yvain et tu es Van Gogh, et tu ne sais pas comment nouer ton écharpe.
Un jour, tu es allé vérifier. Il existe vingt-cinq façons de nouer l'écharpe autour de ton cou. Vingt-cinq. Tu as voulu le dire à Yvain, mais il s'est contenté de hocher la tête. Il n'a pas compris. Il devait avoir l'esprit ailleurs. Yvain fait attention à toi. Mais forcément, il doit y avoir des jours où il est moins réceptif que d'autres. Tu ne peux pas trop lui en demander. Tu n'es pas un de ces toqués, tu es adulte, conscient, capable. Plus que cela même. Tu es révolutionnaire.
Tu as inventé les premières formes de danse moderne. Tu ne peux donc pas rester. Tu es Nijinsky. Tu dois sortir acheter du sucre, mais surtout assister à la première du Sacre du printemps. Tu dois y assister parce que tu as tellement révolutionné le ballet que le public va hurler. Dès les premières mesures. Il va gronder si fort que les danseurs n'entendront plus la musique. Il faut donc que tu y ailles afin de pouvoir leur souffler les indications depuis la coulisse. Tu es Nijinsky, et tu peux parfaitement nouer une écharpe autour de ton cou. Ce n'est pas le problème. Tu n'es pas un de ces toqués, tu es tout à fait en capacité de le faire. Le problème n'est pas de la nouer, mais de choisir le nœud. Yvain ne l'a pas compris. Il était en train de ranger les courses, en te disant comme d'habitude que quand même tu pourrais faire l'effort d'y aller seul, il s'est rendu compte qu'il avait oublié le lait, et que pourquoi n'irais-tu pas à l'épicerie ramener du lait, qui est la bonne raison numéro quatre pour te faire sortir aujourd'hui.
C'est là que s'est posé le problème de nouer ton écharpe autour de ton cou. Comment faire, et comment font les autres pour nouer leurs écharpes. Yvain t'as dit que ça n'avait pas d'importance, mais tu ne le crois pas. S'il existe vingt-cinq façons de nouer une écharpe, c'est que toutes ont une utilité, n'est-ce pas ?
Et parmi ces vingt-cinq façons-là, alors, laquelle choisir ? On ne doit sûrement pas nouer son écharpe de la même façon si l'on va se jeter dans un fleuve, donner des indications à des danseurs russes ou peindre des corbeaux, alors ? Hein. Comment se retrouver dans tout ça ?
C'est comme aux échecs. Il existe deux cents dispositions possibles au premier coup et plus de vingt milles au second. Alors, laquelle choisir ? Sachant que chacune pourrait être fatale. Vingt mille possibilités. Autant commencer par avancer le pion en C4. Ça déstabilisera l'adversaire, et ça, c'est déjà pas mal. Tu es Robert Fischer et tu vas jouer pour le monde libre. Il va falloir que tu noues ton écharpe et que tu sortes pour affronter les Russes. En jouant ton pion en C4 pour anéantir la préparation de Boris Spassky. Tu es Bobby Fischer, tu dois sortir, mais le KGB et la CIA et surtout le complot sioniste a mis toute ta maison sur écoute. Tu ne peux pas jouer dans ces conditions. Tu ne peux pas sortir tant que les juifs t'empêcheront de nouer ton écharpe. Qu'ils t'empêcheront de savourer ton triomphe ! Il faut donc que Yvain arrive, qu'il arrive à te convaincre qu'il n'y a pas de complot sioniste et que les juifs n'ont rien à voir avec le nœud de ton écharpe, que c'est dans ton cerveau que ça se noue. Et tu vas l'écouter, car il n'y a guère que Yvain qui peut te convaincre que les juifs n'ont rien à voir avec ton écharpe et que tu as raison de te faire confiance et de jouer C4.
Finalement vingt mille postions en deuxième coup, ce n'est rien comparé aux vingt-cinq positions possibles pour nouer ton écharpe. Parce que le problème du nœud ne dépend pas de toi, mais du monde autour qui va te juger. C'est pour cela qu'il te faudrait un galet, la bonne raison numéro quinze.
Tu sais que tu ne peux pas comprendre les jugements des autres. Tu sais que ça t'angoisse. Alors, sentir un galet au creux de ta main, ça te paraît plus simple à comprendre tout de même. Il n'y a pas de nœud sur les galets. Comment fait Yvain pour ne pas être terrifié par ce que diront les passants sur son écharpe ? Les passants qui sont sans doute des juifs du KGB ou de la CIA. Que se passe-t-il si tu l'as mal nouée ? Que se passe-t-il si Yvain ne passe pas aujourd'hui ? Que se passe-t-il si tu n'arrives plus jamais à te décider à sortir, malgré la liste de bonnes raisons ? Et si, en sortant, en allant peindre, jouer aux échecs ou te promener le long du fleuve, tu tombes et te fais mal aux mains ? Si tu te fais mal aux mains, cela signifiera que tu ne pourras plus sculpter. Plus du tout. Et que c'est le monde extérieur qui a gagné. Pourtant, tu n'es pas un toqué. Certes tu n'allumes pas dans le salon mais c'est simplement parce que tu vois et ressens avec tes mains. Il te suffit de toucher et modeler à ta guise pour vraiment regarder. Les autres voient, mais ils ne regardent pas, il faut toucher pour comprendre. Tu es John Nash Forbes et tu vois des choses que les autres n'imaginent même pas, tu peux développer un modèle mathématique pour comprendre comment les pigeons se dispersent. Tu sais que Je n'est pas John Nashe Forbes, mais tu es Forbes et tu as besoin de tes mains pour expliquer aux autres l'éparpillement des pigeons. Tu as besoin de tes mains et tu risques de les perdre en passant à la supérette. Et si tu les perds, tu ne pourras plus sculpter ni nouer ton écharpe.
Yvain s'occupe de toi depuis longtemps. Il te répète souvent qu'il aime bien ton travail, il s'occupe de faire exposer et vendre tes pièces de manière à ce que tu puisses rester à sculpter en te souciant un minimum du monde extérieur. Il ne te juge pas. Il sait que tu n'es pas un de ces toqués non, mais que des fois tu te parles. Des fois tu te parles et tu te prends pour quelqu'un d'autre. Ça effraie un peu les gens. Ça t'effraie un peu aussi, tu l'admets. Mais pas Yvain. Yvain, il te dit parfois que tu fais peut être ça pour mieux comprendre comment fonctionnent les gens, pour essayer de faire au mieux, de faire comme les autres et qu'au contraire c'est plutôt bon signe. Mais tu sais que c'est pour ça qu'il est si compliqué de nouer son écharpe.
Parfois, tu te réveilles la nuit. Sur le plafond de ta chambre, l'ombre des rideaux tremble. Tu y vois un fleuve, une eau limpide. Tu te plonges dans cette eau, tu oublies, tu contemples. Tu regardes et tu comprends. Alors, tu tends tes mains et tu commences à modeler l'ombre et l'obscurité. Tu en fais des corps gigantesques, des animaux fantasmagoriques, des feuilles d'arbres. Tu modèles l'ombre et tu comprends mieux. Seulement, cette compréhension-là, tu ne peux la montrer à personne, pas même à Yvain. Même Yvain avec tous ses efforts n'arriverait pas à le voir.
Tu comprends le monde en le touchant. Quand tu caresses un bloc de cire, tu essayes de comprendre ce qu'il y a dans le bloc : un cheval, un visage, un espoir. Tu essayes de comprendre ce qu'il y a dans le bloc, et il te suffit de retirer tout ce qui est superflu. Puis de le recouvrir d'argile, de faire fondre la cire. Faire couler du bronze dans le moule en terre. Pour qu'ainsi, les autres puissent le voir.
Les autres, ensuite, le voient et l'aiment parce qu'ils peuvent tous voir le cheval, le visage ou l'espoir. Parce que la cire a simplement été réagencée. Savoir comment nouer l'écharpe, c'est se réagencer pour que les autres puissent le voir. Tu n'es pas Camille Claudel, ta mère ne te tyrannise pas. Mais tu es Camille Claudel quand même, enfin Je se sent Camille.
Je comprends le monde en le touchant.
Tu dis Je, tu n'es pas Virginia Woolfe, ni Van Gogh, ni Claudel, ni personne. Tu es toi, et le mois d'avril est doux. Tu vas marcher jusqu'au fleuve et récupérer un galet pour le peindre du cri jaune des corbeaux et l'offrir à Yvain.
Yvain va passer tout à l'heure, pour te demander si tu es sorti. Il va s'inquiéter de ta production, il va passer dans le salon. L'allumer, faire le tour des nouvelles pièces, te faire un compliment ou deux, se réjouir que tu aies une commande dans une galerie belge qui adore ton travail. Et puis tu vas pouvoir comprendre Yvain. Avec tes mains. Tu aimerais lui dire, tout en le caressant, que tu es sorti, que tu as longé le fleuve, longé les champs, battu les Russes, et découvert des théorèmes pour expliquer comment s'éparpillent les corbeaux. Tu vas lui dire que cet après-midi, tu t'es donné la mort trois fois, mais seulement pour rire. Que tu as dit je une fois.
Il sera heureux. Tu lui diras que ton café était amer, que tu es allé chercher du sucre à la supérette, qu'avril est doux, qu'il n’y avait pas de corbeau dans les champs, ni de cailloux dans les poches. Tu lui diras qu'avril est doux, et que tu as pensé à lui.
Alors tu es sorti. Sans même nouer une écharpe autour de ton cou. "