Noël à Kurawad

Toute histoire commence un jour, quelque part. Celle-ci, c’est avec une petite touche d’espoir qu’elle s’ouvre, comme un lotus au contact du soleil. Le reflet d’un scintillement sur la rétine d’une petite fille qui attendait le père Noël un vingt-cinq décembre. Cette situation qui dans l’ensemble pourrait paraitre assez banale est toutefois nuancée dans le cas de Miriam. Je dirai même qu’elle sort de l’ordinaire.
Pourquoi ? Eh bien déjà parce que, non seulement Miriam est une fille musulmane comme son nom le laisse percevoir, mais aussi parce qu’il s’agit d’une contrée arabe où les communautés chrétiennes constituent une minorité assez marginalisée. Kurawad, quelque part à l’extrême Nord de la péninsule arabique. Une toute petite ville dans un tout petit pays de fervents musulmans. En plus de cela, la jeune insouciante ne faisait pas partie de ces communautés chrétiennes marginalisées. Elle était belle et bien mahométane de par sa famille, ses parents, ses grands-parents, ses arrières grands-parents, ses arrières-arrières grands-parents... Toute une lignée qui depuis la nuit des temps a vécu avec ferveur dans la piété et l’application des préceptes coraniques.

La veille, notre innocente rêveuse était toute excitée. On en était qu’à un jour de Noël et rien que le fait d’y penser, son cœur enflait d’un bonheur difficile à décrire. Avec sept automnes du haut de sa tour de vie, Miriam embrassait déjà le monde à bras ouverts. Son entrain était si vivace qu’il illuminait formidablement bien l’univers de ses yeux. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle faisait le bonheur de ses parents et pas que. Au contact de sa voix, l’on apprenait à aimer cette enfant comme l’on apprend à chérir le silence d’une prairie aux chants d’oiseaux.
Mais alors, comment Miriam avait-elle pu avoir vent de l’existence du père Noël qui slalome en traineau à des milliers de kilomètres de ses contrées ensoleillées ? Si l’un de vous se permettait de voir en cette singulière situation une réalité relevant du mystère de l’imperceptible, je lui rétorquerai tout de suite qu’il n’y avait rien de tel. Miriam vit le père Noël pour la première fois de sa vie sur TV5 Monde, ni plus ni moins.

Cette année, elle s’était comportée très sagement. Se levant toujours de bonne heure, elle empruntait religieusement la route de la Tabaski pour se rendre à l’école située à quelques encablures du parc de la bourgade. Elle était ponctuelle dans ses devoirs et il lui arrivait même d’aider dans les travaux ménagers. Miriam ressemblait assidument à une luciole portant constamment sur elle une trousse de gaieté comme un lampion féerique.
Un jour, son cœur, inondé par un enthousiasme dur à contenir, finit par déverser l’encre de son secret aux oreilles de sa mère. Elle fit savoir à cette dernière l’impatience qui intérieurement l’érodait dans l’attente du père Noël, le jour de la Nativité. Sous la fièvre de ses agitations, elle alla jusqu’à lui parler de la lettre qu’elle avait écrite à l’intention de son futur hôte. Dans cette lettre Miriam demandait au père Noël de lui apporter une poupée souriante. Cependant, sa seule difficulté, c’est qu’elle ne savait pas encore comment la lui expédier.
Comprenez la surprise et l’embarras dans lesquels se retrouva subitement la maman de la jeune enfant. Samira ne sut pas trouver de mots pour raisonner sa fille. Elle chercha pourtant dans le reste du vocabulaire des grandes personnes les termes délicats, afin de pouvoir dire à Miriam que son attente allait être sans suite. Mais ce n’est pas faute d’avoir essayé. En regardant scintiller le candide visage de cette petite mirabelle, luisant de félicité et d’allant, Samira ne put se permettre de couper court à cette représentation utopique, cette envolée chimérique. C’est clair que la pauvre enfant ignorait littéralement tout des normes conceptuelles et des barrières idéologiques du monde adulte.
Il fallait donc parler de la situation à Rachid, le père. Samira était persuadée qu’ils frôlaient déjà une crise. Une sérieuse crise. Mais Rachid ne vit pas dans cela une quelconque raison de s’alarmer pour autant. Il ne s’agissait pour lui que d’un simple caprice d’enfant, sans intérêt et passager, qui ne méritait pas qu’on s’attelle dessus. Il était visiblement loin de s’imaginer à quel point une petite tige d’allumette pouvait s’avérer désastreuse dans la savane des attentes d’un tendron.

Les jours avançaient à grands pas. A très grands pas. Le rêve de Miriam, loin de s’étioler dans ce lac du temps qui passe, ne faisait que s’accroitre au jour le jour. Son impatience et son excitation gagnaient de plus en plus du terrain sur la carte de ses yeux, aux rythmes du calendrier.
Les dates se passaient les relais à une vitesse phénoménale. L’année se consumait comme un morceau de bois sec dans les serres d’une étreinte flamboyante. Le désir de Miriam de rencontrer le père Noël ne trouvait cependant pas, dans cette coulée temporelle, les motifs de sa décrépitude. Au contraire. La flamme qui nourrissait son impatience grandissait des plus belles à en devenir une fournaise. Brulant au plus profond d’elle de l’ardent désir de le voir enfin, comme on voit un être cher revenir des contrées lointaines. Des contrées que l’on aurait visitées que par le truchement de l’imagination.
Miriam ne jurait plus que par le père Noël. Il lui devenait de plus en plus impossible de tenir une conversation sans trouver de prétexte pour glisser entre deux mots, ce nom mythique qui avait envahi toute l’étendue de son imaginaire. Elle le respirait à travers l’air qui plane dans l’atmosphère. Parfois même, il lui arrivait de penser l’avoir entraperçu sur son traineau, parmi les nuages, ou camouflé derrière les arbres du parc.
Tellement saisie par le torrent d’impatience qui submergeait son âme, elle ne trouvait sa consolation que dans les mouvements des aiguilles des horloges, les alarmes que libérait la pendule, la musique du temps. Son cœur frémissait à l’idée que le jour de la Nativité allait arriver, parce que le temps qui passe n’arrête pas de passer.
Rencontrer le père Noël était devenue sa passion. Un désir quasi au-delà de tout désir. Une escarbille qui avait fini par incendier ses pensées. Un fourneau d’appétence, d’impatience, dans lequel ses yeux marron semblaient fondre. Qu’était donc ce rutilant désir qui s’embrasait du plus profond de son cœur de petite enfant ? D’où pouvait-il venir ?

Le matin de Noël pointa décidément du bout de son nez. Miriam se réveilla toute joyeuse et toute excitée. Enfin le jour tant attendu était arrivé. Elle rêvait déjà de prendre dans ses mains le cadeau que Saint Nicolas lui aurait apporté depuis l’Arctique. Sa fameuse poupée arborant le sourire de l’optimisme, spécialement sculptée par des lutins. Mais en regardant dans le salon, elle ne vit rien. Rien d’autre qu’un silence renversant. Elle se dit que peut-être le père Noël l’aurait directement glissé dans sa petite chambre, qu’elle avait sûrement dû le louper en focalisant son esprit sur la salle de séjour. Elle retourna sur ses entrefaites fouiller de fond en comble sa petite chambre bleue, mais rien non plus. Il n’y avait absolument rien. Rien d’autre qu’une désillusion non emballée. Alors ses yeux devinrent rouges. Le désespoir s’empara de son petit cœur d’exploratrice des univers oniriques. La déconvenue se transforma en flots de larmes qui se lisaient sur ses yeux tout empourprés et tout trempés. Elle s’emmura dans son isolement, refusant de manger ou même de parler à qui que ce soit.
Son état attrista ses parents. Samira et Rachid n’avaient jamais vu leur enfant dans une situation pareille, aussi désemparée et solitaire. Aussi rebutée.


Un vent fort, très fort, saisit les battants de la fenêtre qui donnait sur la rue. Une bourrasque souleva la petite feuille posée sur la table de chevet et la ramena aux pieds de Miriam en pleurs. C’était le message qu’elle avait adressé au père Noël. Quels n’étaient pas les sanglots de la petite rêveuse à la lecture de ses propres mots : « Cher père Noël, je sais que nous sommes dans un pays arabe et que je ne devrais pas vous écrire. Mais je pense que chaque enfant a le droit de rêver, quelle que soit sa race, sa culture ou sa religion. Comme je ne trouve pas le moyen de vous l’expédier, cette lettre, je la garde à mon chevet et vous viendrez la chercher vous-même. J’ai été sage cette année. Demandez à mes parents et à notre enseignante, ils vous le diront. Bon, je ne suis pas très exigeante sur le cadeau, vous savez ? Je souhaite juste avoir une poupée souriante pour me rappeler à chaque fois qu’il faut sourire à la vie, qu’importe la situation. Impatiente de vous rencontrer enfin, Miriam. »
La lecture de sa propre lettre la déchira du plus profond de son âme. Comment défier son accablement et extirper des abîmes de son cœur, la force déjà meurtrie d’un sourire ? La mutité du vide l’assiégea. La brise de la résignation soufflait dans ses pensées qu’elle rendait de plus en plus désertes de tout rêve, à chaque minute, à chaque heure qui coulait dans le calme de sa solitude comme une rivière de dépit.

Toute la journée du vingt-cinq décembre, Miriam la passa cloitrée dans sa petite chambre bleue, à ressasser son désespoir. Elle regarda à travers la fenêtre, le soleil commençait déjà à somnoler loin dans le ciel. Cette langueur habitait aussi son cœur. Elle qui jusque-là n’avait jamais appris autre langage que celui du sourire. Ce terme lui était devenu soudainement comme étranger, en l’espace de quelques battements d’ailes seulement des aiguilles de la montre.
Puis quelqu’un vint soudainement frapper à sa porte. Au-delà de toute attente, au-delà de tout songe à peine marmonné entre deux prières, elle reconnut la voix du père Noël par son sourire légendaire, son éternel « Oh, oh, oh ! ». D’un seul bond, la voilà sortie de sa langueur. Elle épousseta ses espoirs avec vitalité. Ses yeux se remirent à crépiter comme avant. Ils renvoyaient jusqu’à des dizaines, des centaines, voire des centaines de milliers d’étincelles. Des étincelles si nombreuses que ce n’était pas évident de les compter toutes dans l’incontinence de leur profusion.
« Y a-t-il ici une fille qui ne veut pas sortir ? J’ai... » Le père Noël n’avait même pas fini sa phrase que Miriam ouvrit la porte, vive de mille énergies, et sauta à son cou à vouloir le briser de la force de son amour. Tout l’amour que peuvent contenir les petits bras d’une fillette de sept ans. « Pourquoi as-tu mis si longtemps ? Demanda-t-elle avec un semblant de colère.
J’étais en Europe, puis je suis passé en Amérique. Tu sais le monde est trop grand pour le parcourir en un seul jour. Tiens ! Je t’ai apporté un petit cadeau... ! »
C’était la poupée qu’elle avait demandée pour Noël. Une poupée tout aussi charmante qu’elle, avec un sourire à jamais gravé sur l’éclat de son visage. Puis le père Noël lui tendit ces quelques mots comme la récompense d’un idéal jamais abandonné : « Tu vois p’tit ange. Il faut toujours garder espoir. Il y a une raison de sourire dans toute chose. Même si ça ne se voit pas d’emblée, avec un peu de perspicacité, on arrive bien à trouver, en scrutant le moindre recoin de nos pensées, la force de maintenir allumée la mèche de notre ardeur ».
Il resta donc diner et attendit que la petite fille s’en aille dormir avant de partir. Le lendemain matin, Miriam se réveilla avec un bonheur comme sorti d’une chrysalide. La veille, elle avait passé la meilleure soirée de toute sa vie. Elle ne pouvait pas espérer mieux qu’un soir de Noël en famille. Ce diner lui aurait fait comprendre que le père Noël, au fond, est une espèce de bonheur qui sommeille en chacun de nous, qu’il faut rencontrer dans la quête de son bonheur partagé. Peu importe l’apparence sous laquelle il peut se manifester ou combien de fois il peut le faire en une année, en une vie, il fait partie intégrante de chacun de nous. Puisqu’il est dans nos cœurs à chacun, à la recherche d’un simple prétexte pour éterniser l’éphémère dans l’atome naissant d’un champ de sourires.
Cela dit, derrière la grande barbe blanche immaculée coiffée d’un bonnet pourpre, elle avait pu aisément reconnaitre la voix douce et le regard marron dont elle a hérité de Rachid.