Aux lueurs d'automne
Elles se parent de rouge
Les feuilles de chêne.
Mais combien en a-t-il vues ?
À ses pieds gisent... [+]
Le vent soufflait à l'extérieur, faisant trembler les carreaux des fenêtres. Une tempête se préparait. Sale temps pour sortir. Sale temps pour voyager.
C'était bien le genre de moment où tout homme sensé se sentirait appelé par le feu de cheminé brûlant dans l'âtre auprès de sa femme et de ses enfants, se réjouissant d'avoir un toit sur sa tête. Je mentirais si je disais qu'une partie de moi ne me tentait pas à faire la même chose. Il était très simple de se laisser attirer par le confort de son chez soi, à se dire que les éléments déchaînés ne franchiraient pas la porte de la maison ; que le lendemain, il suffirait d'ouvrir une fenêtre pour constater le retour du ciel bleu et voir le soleil se lever.
Oui, il était très simple de jouer à celui qui ne voit et n'entend rien. Si simple, si facile, si aisé.
Non, je voyais et j'entendais, et cette lucidité m'empêchait de sombrer.
Il nous fallait sortir de chez nous. Il nous fallait partir.
Nous étions venus, moi et ma famille, il y a de cela des années dans cette cité prospère construite au milieu d'une plaine fertile au bord d'une rivière et de la mer. Le temps y était clément, avec parfois des orages en été et des averses en hiver, et la vie y était douce. Les hommes de cette cité étaient alors des gens entreprenants, fiers de leur ville et prêts à défendre leur honneur en tant qu'hommes.
Mais nous parlons de choses qui étaient alors que je n'avais que quatre ans. Mon père nous avait amenés ici après s'être séparé en bon terme d'avec son frère qui avait continué plus au sud. Il avait pensé que c'était là la cité parfaite pour nous accueillir, et pendant une décennie, je ne pus qu'être d'accord avec lui.
Puis, la corruption s'installa, pareille à une maladie invisible qui ronge le cœur des hommes, une peste spirituelle qui progressivement réduit les hommes à un état pire que celui de l'animal. La cité où nous habitions, prospère et fière fut ainsi envahie à son insu par le mal.
Cela commença de manière imperceptible. Un grain de sable microscopique que personne ne sut détecter à temps. Et lorsqu'il devint visible, il était désormais trop tard pour l'extirper. L'orgueil s'était insinué parmi nous. Nous nous aperçûmes un jour que la fierté de nos concitoyens pour leur ville s'était transformé pendant que nous avions le dos tourné. Ils se mirent à oublier leur place dans l'univers, et se crurent d'un coup supérieurs aux autres cités.
"Nous qui avons la plus belle cité du monde connu, qui pourrait nous dénier notre supériorité sur les autres êtres de cette terre ?"
Voila les discours que nous entendions dans les bouches de nos princes et administrateurs, sur les places de marché, dans les discussions entre voisins. Mais nous qui n'étions pas issus de cette cité depuis longtemps échappâmes à la contagion, et nous fûmes bien forcés de devenir les tristes spectateurs de la décadence des événements qui suivirent.
Car l'orgueil pour notre cité amena nos concitoyens à vouloir prouver leur prétendue supériorité au reste du monde. Ils se lancèrent tout d'abord dans des constructions toujours plus hautes, toujours plus couvertes de décorations et d'or, si bien qu'il devint difficile au voyageur apercevant notre cité à l'aurore de ne pas être ébloui par la flamboyance de nos hautes tours illuminées par le soleil levant.
Mais cela ne fut bientôt plus suffisant pour les habitants qui toujours désiraient plus. Et c'est à ce moment là que nous vîmes que la soif du pouvoir s'était à son tour glissé en nos murs. Cette soif que rien ne pouvait calmer dévorait désormais de l'intérieur nos connaissances, nos amis et même jusqu'à leurs animaux de compagnie devenus agressifs les uns envers les autres. Les yeux que nous croisions semblaient briller d'une lumière fiévreuse et infernale. Sous ses effets les os du visage des plus atteints devenaient même apparents, les faisant semblables à des squelettes vivants. Ce fut à partir de ce moment que les plus réticents de ma famille à voir la vérité ne purent plus se voiler la face.
La ville ne fut bientôt plus assez grande pour la soif de pouvoir qui animaient les plus malades, et les discours expansionnistes poussèrent alors comme de la mauvaise herbe entre les pavés de nos rues.
Nos dirigeants malades ordonnèrent des recrutements massifs parmi la population dont ils avaient le contrôle. Nos jeunes hommes partaient dans des maneuvres militaires interminables, puis à la guerre. J'étais à cette époque en âge d'être mobilisé, mais ma famille n'étant pas considérée comme citoyens à part entière, les débuts de l'ostracisme dont nous allions souffrir par la suite joua pour le coup en notre faveur.
Ce fut au temps de la troisième guerre d'expansion que je me mariai avec une femme originaire de la cité mais dont l'esprit était encore à peu près épargné.
Les terres sur lesquelles régnaient notre cité s'étaient étendues au delà du raisonnable, mais cela ne suffit bientôt plus à la faim de pouvoir dont étaient infestée les habitants de la ville. La maladie prit alors une nouvelle forme bien plus terrible. Cela commença lorsque la gloire et la puissance dont s'auréolait la ville finit par attirer les sorciers et leur magie venus de l'est. Les places publiques furent progressivement envahies par le savoir défendu de Haruth et Meruth, et ses effets ne se firent pas attendre.
Nos dirigeants prirent rapidement comme conseillers ces sorciers et se laissèrent aisément corrompre autant par les paroles mielleuses qu'on leur susurrait à l'oreille que par leur orgueil. En peu de temps, ils crurent pouvoir intervenir dans les lois de la nature et se mirent à tenter toute sorte d'expérience dans des laboratoires secrets d'où s'élevait toujours une fumée noire et nauséabonde. Le peuple se mit lui aussi à se croire plus puissant que les lois naturelles, et commencèrent à chercher certaines choses ambiguës et dangereuses telles que la connaissance du futur ou la disparition des signes de la vieillesse.
L'espérance de vie qui était autrefois de 60 ans avait atteint 80 ans lorsque naquit mon enfant dernier né.
Ce fut peu après que le goudron noir eut remplacé les pavés de pierre dans nos rues que le mal prit sa forme ultime dans le cœur des habitants de la cité. Le savoir de Haruth et Meruth avait parachevé son emprise sur l'esprit de nos concitoyens, si bien qu'ils se croyaient maîtres de leur vie et de leur prochain, semblables à des dieux sur cette terre. Ayant totalement perdus le contrôle sur leur corps et leur sens, hommes et femmes commencèrent à entretenir des relations intimes avec des membres du même sexe ainsi qu'avec des enfants.
Ce fut à cette époque que la conviction se fit en moi que la cité ne tiendrait plus guère de temps. J'interdis à mes enfants de jouer dans les rues, et les empêchai d'aller sur les places publiques, car les fous malades étaient devenus la norme, et je refusais de voir le jour où je ne verrais pas mes enfants revenir au point du jour. Nous vivions pour ainsi dire terrés chez nous, à attendre que quelque chose se produise. Car il était inconcevable que rien ne se passât.
Nous étions alors le neuvième jour du mois des fortes chaleurs. Le soleil dardait ses rayons sur les murs de la ville ainsi que sur le goudron des routes, rendant irrespirable l'air lourd de la cité. Ce jour là, j'étais sorti pour acheter de la nourriture sur la place du marché central. L'endroit était situé à proximité des grandes portes de la ville, si bien que tous les voyageurs qui pénétraient dans ces murs devaient passer par là.
Une fois sur place, je fis mon possible pour ignorer les échoppes tape-à-l'œil des mages et autres charlatans et focalisai mon attention sur les étalages de fruit, de blé, de froment, et de fromage. La foule m'entourait, et les bruits qui en émanaient se répercutaient partout. Ici, un jongleur faisait voler ses balles colorées, là, un cracheur de feu avalait théâtralement le contenu d'une bouteille de verre violet foncé. Encore plus loin, à l'angle d'une maison de passe en pierre luxueuse, des prostituées jetaient des regards aguicheurs aux alentours tandis qu'à l'angle opposé, des jigolos affectaient toutes sortes de poses sensuelles. Aucun enfant n'était visible car on se raccrochait encore à une apparence de moralité, mais tout le monde savait que la maison en contenait plusieurs, prêts à servir pour tout acte avilissant.
D'ordinaire, j'évitais ce lieu comme la peste, me cachant même volontairement les yeux de mes mains lorsque je devais passer devant. Ce jour là pourtant, quelque chose retint mon regard. Il s'agissait de deux personnages qui me tournaient le dos, debout et immobiles, visiblement en train d'observer la maison de passe. Ils étaient habillés d'une pèlerine blanc cassé comme des voyageurs et tenaient dans leur main des bâtons de marche. À vrai dire, il m'est difficile d'expliquer ce qui attira mon attention au premier abord. Peut-être était-ce dû à la couleur noire de leurs cheveux où des reflets bleus se mêlaient sous la lumière ? Toujours est-il que mes achats terminés, je me dirigeai vers eux sans trop savoir ce que j'allais leur dire, et surtout pourquoi. Ils étaient alors toujours plantés face à la maison de passe, et la regardaient comme s'ils étaient capable de voir ce qui se passait à l'intérieur.
-Étrangers, que faites-vous à rester ici devant pareil endroit ? leur demandai-je. Ce n'est certes pas un lieu que je vous recommanderais.
J'ignore encore maintenant d'où je sortais ces mots qui étaient venus sans même que j'en eusse conscience.
-Dans ce cas, quel endroit nous recommanderiez-vous ? demanda l'un d'entre eux.
Ils avaient tout deux des yeux d'une couleur bleue mouchetée de noir, et avaient des traits de visage avenants. J'aurais bien été en peine de leur donner un âge exact. Ils ne me donnaient ni une impression de jeunesse, ni de vieillesse. Malgré leur apparence singulière, je souris d'un air
ironique.
-Aucun endroit de cette cité ne vaut vraiment le détour étrangers. Elle est certes auréolée de gloire et de puissance, pourtant c'est un lieu où il ne fait pas bon vivre pour des gens comme vous.
-Ou comme vous, répondit celui qui n'avait pas encore parlé. Pourtant, nous vous en prions, serait-il possible que vous nous fassiez faire le tour de la ville ?
J'avais dit aux miens que je ne serais pas absent très longtemps. Cependant, la présence de ces inconnus calmait mes réserves, comme s'il m'avait été donnée la certitude que rien de fâcheux ne se produirait à cause de ce qu'ils m'avaient demandé. C'est ainsi que j'acceptai leur demande.
Nous fîmes ainsi le tour de la cité en suivant les murailles. Les deux inconnus ne parlaient guère, même entre eux. Ils se contentaient de regarder autour d'eux avec attention, s'arrêtant parfois pour détailler quelque chose, une tapisserie, les briques orange d'un mur, la porte ouverte d'une maison. De mon côté, je n'osais pas leur adresser la parole. Ils avaient pour tout dire un visage certes avenant, mais dont l'expression était par nombre d'aspect trop subtile pour moi. Il me semblait qu'ils étaient en recherche de quelque chose ou de quelqu'un, leurs yeux sombres aux aguets, leurs traits de visage exprimant quelque chose comme de l'espoir. Ils m'impressionnaient, et je me faisais la réflexion que c'était bien la première fois que je rencontrais des gens de leur acabit.
Une fois le tour des murailles terminé, ils se tournèrent vers moi et me demandèrent de les emmener au cœur même de la cité. Ce à quoi j’obtempérai sans trop y réfléchir. Nous remontâmes alors l'avenue centrale et finîmes par arriver sur la place centrale où se dressaient les palais des princes, les banques ainsi que les très nombreux temples de sorcellerie d'où s'élevaient continuellement d'étranges fumées, sons et odeurs. La foule bigarrée et bruyante nous entourait de partout, noyant chaque détail sous un déluge de mouvement coloré et d'odeurs humaines. C'est là que les deux étrangers firent rapidement un tour complet sur eux-mêmes avant de se dévisager quelques secondes et se tourner vers moi.
-Nous avons vu ce que nous voulions voir, commença le premier, et nous vous en remercions.
-Avant de repartir, nous aimerions prendre le temps de discuter un peu avec vous, continua le second.
Je ne les connaissais absolument pas, et plus d'une chose était étrange chez eux. Pourtant, j'avais l'intime conviction que ces deux visiteurs n'étaient pas comme les habitants de la cité, et qu'ils ne me feraient aucun mal.
-Ici n'est pas un bon endroit pour parler, répondis-je. Venez chez moi si le cœur vous en dit. Nous y serons plus à l'aise.
À ma proposition, ils s'inclinèrent avec respect en signe d'acceptation. Nous nous rendîmes alors chez les miens.
Sur le chemin du retour cependant, un nouveau phénomène se produisit. Mes invités qui jusqu'à présent n'avaient pas le moins du monde attiré l'attention, commencèrent à se faire remarquer. Des yeux curieux nous suivaient ; des têtes se tournaient sur notre passage. Quelque chose avait changé, et je m'en inquiétais. Lorsque nous arrivâmes dans la rue où se trouvait ma maison, certains curieux m'ayant reconnu se mirent à nous suivre, le regard brillant d'une lueur malsaine. Désormais angoissé pour les miens autant que pour mes visiteurs, je me tournais vers ces derniers, et constatai qu'ils ne semblaient pas le moins du monde perturbés par ce qui se passait. Même lorsque certains de mes voisins commencèrent à m'apostropher à leur sujet, ils ne bronchèrent pas.
-Eh, dis nous qui sont ces deux là que tu traînes avec toi ?
-Oh oh, je ne savais pas que tu avais si bon goût en matière de fréquentation !
Je franchis la porte de chez moi et la refermai une fois mes invités entrés, mortifié. Moi qui faisais tout pour ne pas attirer l'attention dans cette cité malade. Qu'allions-nous devenir moi et les miens désormais ? J'aurais pu prendre comme responsables de mon malheur les deux inconnus que j'avais invités chez moi, mais je ne pouvais pas les incriminer si facilement d'un malheureux hasard incompréhensible.
Je me retournai vers eux et les fis asseoir à ma table. J'ordonnai à ma fille aînée de leur apporter de l'eau et à mon fils cadet de leur apporter du pain. J'observai au passage que ma femme n'était pas encore rentrée. En tout j'essayai de les traiter convenablement sans leur montrer mes inquiétudes, mais à travers les fenêtres, les visages de mes voisins se pressaient, le bruit de leurs conversations traversait le mur de la maison, et l'expression inquiète de mon père, de ma mère, de mon frère et des enfants n'aurait pu duper qui que ce fût.
Un dur martèlement de poings s'écrasa sur ma porte et une voix grasse et forte se fit entendre à l'extérieur.
-Allons, fais nous voir tes invités ! On les traitera à notre manière tu verras. Ils n'oublieront jamais leur visite ici !
Et des rires caquetants se firent entendre. La nuit était tombée. L'alcool devait couler à flot. Je pense que je dus pâlir à l'extrême. Je m'approchai de la porte avec prudence.
-Allez vous en ! Je préférerai encore vous voir abuser de moi plutôt que de vous voir toucher à eux !
Je ne savais pas pourquoi je disais ce genre de choses atroces. Sûrement parce qu'ils étaient étrangers à cette ville, vierges de toute corruption. Et je refusais de voir la pûreté encore une fois ravagée. C'est alors qu'une main se posa avec amitié sur mon épaule. Je me retournai et vis mes deux invités sous une forme que je ne leur avais encore jamais vue. Ils portaient à présent des voiles superposés allant du rouge au jaune. Les reflets bleus de leurs cheveux s'étaient accentués et dans leurs yeux noirs, des filaments dorés se mouvaient.
-Ne crains pas, Lûh. Viens t'asseoir et écoute-nous.
Saisis, je me retrouvai attablé sans me souvenir de m'être déplacé, les miens autour de moi, fixant mes visiteurs assis à nos côtés.
-Lûh, nous sommes le signe que tu attendais. Nous sommes venus te dire de partir sans délai. Il est fort possible que ta femme refuse de partir. Mais toi, quitte cet endroit avec les tiens avant qu'il ne soit trop tard et ne te retourne pas, car il est prévu de laisser le feu atomiser cette ville devenue folle.
Ils nous sourirent d'un air serein et s'évaporèrent comme s'ils n'avaient jamais été là.
Au dehors, le tapage de mes voisins avait cessé.
À l'extérieur de la cité, le vent annonciateur de la tempête nous saisit, faisant voler nos pèlerines, rendant pénible notre fuite. Je laissais derrière moi ma femme. Lorsque celle-ci était rentrée et que je lui avais expliquée ce qu'il s'était passé, elle refusa de partir, argant qu'elle ne quitterait pas l'endroit qui l'avait vu naître. Je ne cherchai pas à la convaincre de partir. L'urgence qui me taraudait alors ne me laissait pas le choix. Nous la laissâmes seule, et le sable du désert dans lequel nous pénétrions était marqué de nos pas aussi bien que des ravins salés de mes larmes ainsi que de celles de mes enfants.
Un sifflement aigu vrilla alors nos tympans et se prolongea quelques secondes. De derrière nous vint alors un souffle brûlant qui fit s'affoler le bétail tandis qu'une éclatante lumière rougeoyante projetait nos ombres loin devant nous et qu'un rugissement terrible se répercutait partout. Dans le ciel, d'étranges lumières parcouraient les nuages, et dans ma tête étaient répétées en boucle ces paroles : "Ne te retourne pas, ne te retourne pas, ne te retourne pas".
Dans mes bras, serrant sa petite tête contre ma poitrine, mon fils dernier né tremblait de peur. Je lui chuchotais des mots de réconfort à l'oreille, lui disant que mon oncle Ibrahim nous ferait bon accueil dans le sud, qu'il avait eu un fils, Ismaïl d'après les nouvelles que nous avions reçu de lui, et qu'ils pourraient sûrement jouer ensemble.
Derrière nous au loin, Gomorrhe avait été atomisée.
C'était bien le genre de moment où tout homme sensé se sentirait appelé par le feu de cheminé brûlant dans l'âtre auprès de sa femme et de ses enfants, se réjouissant d'avoir un toit sur sa tête. Je mentirais si je disais qu'une partie de moi ne me tentait pas à faire la même chose. Il était très simple de se laisser attirer par le confort de son chez soi, à se dire que les éléments déchaînés ne franchiraient pas la porte de la maison ; que le lendemain, il suffirait d'ouvrir une fenêtre pour constater le retour du ciel bleu et voir le soleil se lever.
Oui, il était très simple de jouer à celui qui ne voit et n'entend rien. Si simple, si facile, si aisé.
Non, je voyais et j'entendais, et cette lucidité m'empêchait de sombrer.
Il nous fallait sortir de chez nous. Il nous fallait partir.
Nous étions venus, moi et ma famille, il y a de cela des années dans cette cité prospère construite au milieu d'une plaine fertile au bord d'une rivière et de la mer. Le temps y était clément, avec parfois des orages en été et des averses en hiver, et la vie y était douce. Les hommes de cette cité étaient alors des gens entreprenants, fiers de leur ville et prêts à défendre leur honneur en tant qu'hommes.
Mais nous parlons de choses qui étaient alors que je n'avais que quatre ans. Mon père nous avait amenés ici après s'être séparé en bon terme d'avec son frère qui avait continué plus au sud. Il avait pensé que c'était là la cité parfaite pour nous accueillir, et pendant une décennie, je ne pus qu'être d'accord avec lui.
Puis, la corruption s'installa, pareille à une maladie invisible qui ronge le cœur des hommes, une peste spirituelle qui progressivement réduit les hommes à un état pire que celui de l'animal. La cité où nous habitions, prospère et fière fut ainsi envahie à son insu par le mal.
Cela commença de manière imperceptible. Un grain de sable microscopique que personne ne sut détecter à temps. Et lorsqu'il devint visible, il était désormais trop tard pour l'extirper. L'orgueil s'était insinué parmi nous. Nous nous aperçûmes un jour que la fierté de nos concitoyens pour leur ville s'était transformé pendant que nous avions le dos tourné. Ils se mirent à oublier leur place dans l'univers, et se crurent d'un coup supérieurs aux autres cités.
"Nous qui avons la plus belle cité du monde connu, qui pourrait nous dénier notre supériorité sur les autres êtres de cette terre ?"
Voila les discours que nous entendions dans les bouches de nos princes et administrateurs, sur les places de marché, dans les discussions entre voisins. Mais nous qui n'étions pas issus de cette cité depuis longtemps échappâmes à la contagion, et nous fûmes bien forcés de devenir les tristes spectateurs de la décadence des événements qui suivirent.
Car l'orgueil pour notre cité amena nos concitoyens à vouloir prouver leur prétendue supériorité au reste du monde. Ils se lancèrent tout d'abord dans des constructions toujours plus hautes, toujours plus couvertes de décorations et d'or, si bien qu'il devint difficile au voyageur apercevant notre cité à l'aurore de ne pas être ébloui par la flamboyance de nos hautes tours illuminées par le soleil levant.
Mais cela ne fut bientôt plus suffisant pour les habitants qui toujours désiraient plus. Et c'est à ce moment là que nous vîmes que la soif du pouvoir s'était à son tour glissé en nos murs. Cette soif que rien ne pouvait calmer dévorait désormais de l'intérieur nos connaissances, nos amis et même jusqu'à leurs animaux de compagnie devenus agressifs les uns envers les autres. Les yeux que nous croisions semblaient briller d'une lumière fiévreuse et infernale. Sous ses effets les os du visage des plus atteints devenaient même apparents, les faisant semblables à des squelettes vivants. Ce fut à partir de ce moment que les plus réticents de ma famille à voir la vérité ne purent plus se voiler la face.
La ville ne fut bientôt plus assez grande pour la soif de pouvoir qui animaient les plus malades, et les discours expansionnistes poussèrent alors comme de la mauvaise herbe entre les pavés de nos rues.
Nos dirigeants malades ordonnèrent des recrutements massifs parmi la population dont ils avaient le contrôle. Nos jeunes hommes partaient dans des maneuvres militaires interminables, puis à la guerre. J'étais à cette époque en âge d'être mobilisé, mais ma famille n'étant pas considérée comme citoyens à part entière, les débuts de l'ostracisme dont nous allions souffrir par la suite joua pour le coup en notre faveur.
Ce fut au temps de la troisième guerre d'expansion que je me mariai avec une femme originaire de la cité mais dont l'esprit était encore à peu près épargné.
Les terres sur lesquelles régnaient notre cité s'étaient étendues au delà du raisonnable, mais cela ne suffit bientôt plus à la faim de pouvoir dont étaient infestée les habitants de la ville. La maladie prit alors une nouvelle forme bien plus terrible. Cela commença lorsque la gloire et la puissance dont s'auréolait la ville finit par attirer les sorciers et leur magie venus de l'est. Les places publiques furent progressivement envahies par le savoir défendu de Haruth et Meruth, et ses effets ne se firent pas attendre.
Nos dirigeants prirent rapidement comme conseillers ces sorciers et se laissèrent aisément corrompre autant par les paroles mielleuses qu'on leur susurrait à l'oreille que par leur orgueil. En peu de temps, ils crurent pouvoir intervenir dans les lois de la nature et se mirent à tenter toute sorte d'expérience dans des laboratoires secrets d'où s'élevait toujours une fumée noire et nauséabonde. Le peuple se mit lui aussi à se croire plus puissant que les lois naturelles, et commencèrent à chercher certaines choses ambiguës et dangereuses telles que la connaissance du futur ou la disparition des signes de la vieillesse.
L'espérance de vie qui était autrefois de 60 ans avait atteint 80 ans lorsque naquit mon enfant dernier né.
Ce fut peu après que le goudron noir eut remplacé les pavés de pierre dans nos rues que le mal prit sa forme ultime dans le cœur des habitants de la cité. Le savoir de Haruth et Meruth avait parachevé son emprise sur l'esprit de nos concitoyens, si bien qu'ils se croyaient maîtres de leur vie et de leur prochain, semblables à des dieux sur cette terre. Ayant totalement perdus le contrôle sur leur corps et leur sens, hommes et femmes commencèrent à entretenir des relations intimes avec des membres du même sexe ainsi qu'avec des enfants.
Ce fut à cette époque que la conviction se fit en moi que la cité ne tiendrait plus guère de temps. J'interdis à mes enfants de jouer dans les rues, et les empêchai d'aller sur les places publiques, car les fous malades étaient devenus la norme, et je refusais de voir le jour où je ne verrais pas mes enfants revenir au point du jour. Nous vivions pour ainsi dire terrés chez nous, à attendre que quelque chose se produise. Car il était inconcevable que rien ne se passât.
Nous étions alors le neuvième jour du mois des fortes chaleurs. Le soleil dardait ses rayons sur les murs de la ville ainsi que sur le goudron des routes, rendant irrespirable l'air lourd de la cité. Ce jour là, j'étais sorti pour acheter de la nourriture sur la place du marché central. L'endroit était situé à proximité des grandes portes de la ville, si bien que tous les voyageurs qui pénétraient dans ces murs devaient passer par là.
Une fois sur place, je fis mon possible pour ignorer les échoppes tape-à-l'œil des mages et autres charlatans et focalisai mon attention sur les étalages de fruit, de blé, de froment, et de fromage. La foule m'entourait, et les bruits qui en émanaient se répercutaient partout. Ici, un jongleur faisait voler ses balles colorées, là, un cracheur de feu avalait théâtralement le contenu d'une bouteille de verre violet foncé. Encore plus loin, à l'angle d'une maison de passe en pierre luxueuse, des prostituées jetaient des regards aguicheurs aux alentours tandis qu'à l'angle opposé, des jigolos affectaient toutes sortes de poses sensuelles. Aucun enfant n'était visible car on se raccrochait encore à une apparence de moralité, mais tout le monde savait que la maison en contenait plusieurs, prêts à servir pour tout acte avilissant.
D'ordinaire, j'évitais ce lieu comme la peste, me cachant même volontairement les yeux de mes mains lorsque je devais passer devant. Ce jour là pourtant, quelque chose retint mon regard. Il s'agissait de deux personnages qui me tournaient le dos, debout et immobiles, visiblement en train d'observer la maison de passe. Ils étaient habillés d'une pèlerine blanc cassé comme des voyageurs et tenaient dans leur main des bâtons de marche. À vrai dire, il m'est difficile d'expliquer ce qui attira mon attention au premier abord. Peut-être était-ce dû à la couleur noire de leurs cheveux où des reflets bleus se mêlaient sous la lumière ? Toujours est-il que mes achats terminés, je me dirigeai vers eux sans trop savoir ce que j'allais leur dire, et surtout pourquoi. Ils étaient alors toujours plantés face à la maison de passe, et la regardaient comme s'ils étaient capable de voir ce qui se passait à l'intérieur.
-Étrangers, que faites-vous à rester ici devant pareil endroit ? leur demandai-je. Ce n'est certes pas un lieu que je vous recommanderais.
J'ignore encore maintenant d'où je sortais ces mots qui étaient venus sans même que j'en eusse conscience.
-Dans ce cas, quel endroit nous recommanderiez-vous ? demanda l'un d'entre eux.
Ils avaient tout deux des yeux d'une couleur bleue mouchetée de noir, et avaient des traits de visage avenants. J'aurais bien été en peine de leur donner un âge exact. Ils ne me donnaient ni une impression de jeunesse, ni de vieillesse. Malgré leur apparence singulière, je souris d'un air
ironique.
-Aucun endroit de cette cité ne vaut vraiment le détour étrangers. Elle est certes auréolée de gloire et de puissance, pourtant c'est un lieu où il ne fait pas bon vivre pour des gens comme vous.
-Ou comme vous, répondit celui qui n'avait pas encore parlé. Pourtant, nous vous en prions, serait-il possible que vous nous fassiez faire le tour de la ville ?
J'avais dit aux miens que je ne serais pas absent très longtemps. Cependant, la présence de ces inconnus calmait mes réserves, comme s'il m'avait été donnée la certitude que rien de fâcheux ne se produirait à cause de ce qu'ils m'avaient demandé. C'est ainsi que j'acceptai leur demande.
Nous fîmes ainsi le tour de la cité en suivant les murailles. Les deux inconnus ne parlaient guère, même entre eux. Ils se contentaient de regarder autour d'eux avec attention, s'arrêtant parfois pour détailler quelque chose, une tapisserie, les briques orange d'un mur, la porte ouverte d'une maison. De mon côté, je n'osais pas leur adresser la parole. Ils avaient pour tout dire un visage certes avenant, mais dont l'expression était par nombre d'aspect trop subtile pour moi. Il me semblait qu'ils étaient en recherche de quelque chose ou de quelqu'un, leurs yeux sombres aux aguets, leurs traits de visage exprimant quelque chose comme de l'espoir. Ils m'impressionnaient, et je me faisais la réflexion que c'était bien la première fois que je rencontrais des gens de leur acabit.
Une fois le tour des murailles terminé, ils se tournèrent vers moi et me demandèrent de les emmener au cœur même de la cité. Ce à quoi j’obtempérai sans trop y réfléchir. Nous remontâmes alors l'avenue centrale et finîmes par arriver sur la place centrale où se dressaient les palais des princes, les banques ainsi que les très nombreux temples de sorcellerie d'où s'élevaient continuellement d'étranges fumées, sons et odeurs. La foule bigarrée et bruyante nous entourait de partout, noyant chaque détail sous un déluge de mouvement coloré et d'odeurs humaines. C'est là que les deux étrangers firent rapidement un tour complet sur eux-mêmes avant de se dévisager quelques secondes et se tourner vers moi.
-Nous avons vu ce que nous voulions voir, commença le premier, et nous vous en remercions.
-Avant de repartir, nous aimerions prendre le temps de discuter un peu avec vous, continua le second.
Je ne les connaissais absolument pas, et plus d'une chose était étrange chez eux. Pourtant, j'avais l'intime conviction que ces deux visiteurs n'étaient pas comme les habitants de la cité, et qu'ils ne me feraient aucun mal.
-Ici n'est pas un bon endroit pour parler, répondis-je. Venez chez moi si le cœur vous en dit. Nous y serons plus à l'aise.
À ma proposition, ils s'inclinèrent avec respect en signe d'acceptation. Nous nous rendîmes alors chez les miens.
Sur le chemin du retour cependant, un nouveau phénomène se produisit. Mes invités qui jusqu'à présent n'avaient pas le moins du monde attiré l'attention, commencèrent à se faire remarquer. Des yeux curieux nous suivaient ; des têtes se tournaient sur notre passage. Quelque chose avait changé, et je m'en inquiétais. Lorsque nous arrivâmes dans la rue où se trouvait ma maison, certains curieux m'ayant reconnu se mirent à nous suivre, le regard brillant d'une lueur malsaine. Désormais angoissé pour les miens autant que pour mes visiteurs, je me tournais vers ces derniers, et constatai qu'ils ne semblaient pas le moins du monde perturbés par ce qui se passait. Même lorsque certains de mes voisins commencèrent à m'apostropher à leur sujet, ils ne bronchèrent pas.
-Eh, dis nous qui sont ces deux là que tu traînes avec toi ?
-Oh oh, je ne savais pas que tu avais si bon goût en matière de fréquentation !
Je franchis la porte de chez moi et la refermai une fois mes invités entrés, mortifié. Moi qui faisais tout pour ne pas attirer l'attention dans cette cité malade. Qu'allions-nous devenir moi et les miens désormais ? J'aurais pu prendre comme responsables de mon malheur les deux inconnus que j'avais invités chez moi, mais je ne pouvais pas les incriminer si facilement d'un malheureux hasard incompréhensible.
Je me retournai vers eux et les fis asseoir à ma table. J'ordonnai à ma fille aînée de leur apporter de l'eau et à mon fils cadet de leur apporter du pain. J'observai au passage que ma femme n'était pas encore rentrée. En tout j'essayai de les traiter convenablement sans leur montrer mes inquiétudes, mais à travers les fenêtres, les visages de mes voisins se pressaient, le bruit de leurs conversations traversait le mur de la maison, et l'expression inquiète de mon père, de ma mère, de mon frère et des enfants n'aurait pu duper qui que ce fût.
Un dur martèlement de poings s'écrasa sur ma porte et une voix grasse et forte se fit entendre à l'extérieur.
-Allons, fais nous voir tes invités ! On les traitera à notre manière tu verras. Ils n'oublieront jamais leur visite ici !
Et des rires caquetants se firent entendre. La nuit était tombée. L'alcool devait couler à flot. Je pense que je dus pâlir à l'extrême. Je m'approchai de la porte avec prudence.
-Allez vous en ! Je préférerai encore vous voir abuser de moi plutôt que de vous voir toucher à eux !
Je ne savais pas pourquoi je disais ce genre de choses atroces. Sûrement parce qu'ils étaient étrangers à cette ville, vierges de toute corruption. Et je refusais de voir la pûreté encore une fois ravagée. C'est alors qu'une main se posa avec amitié sur mon épaule. Je me retournai et vis mes deux invités sous une forme que je ne leur avais encore jamais vue. Ils portaient à présent des voiles superposés allant du rouge au jaune. Les reflets bleus de leurs cheveux s'étaient accentués et dans leurs yeux noirs, des filaments dorés se mouvaient.
-Ne crains pas, Lûh. Viens t'asseoir et écoute-nous.
Saisis, je me retrouvai attablé sans me souvenir de m'être déplacé, les miens autour de moi, fixant mes visiteurs assis à nos côtés.
-Lûh, nous sommes le signe que tu attendais. Nous sommes venus te dire de partir sans délai. Il est fort possible que ta femme refuse de partir. Mais toi, quitte cet endroit avec les tiens avant qu'il ne soit trop tard et ne te retourne pas, car il est prévu de laisser le feu atomiser cette ville devenue folle.
Ils nous sourirent d'un air serein et s'évaporèrent comme s'ils n'avaient jamais été là.
Au dehors, le tapage de mes voisins avait cessé.
À l'extérieur de la cité, le vent annonciateur de la tempête nous saisit, faisant voler nos pèlerines, rendant pénible notre fuite. Je laissais derrière moi ma femme. Lorsque celle-ci était rentrée et que je lui avais expliquée ce qu'il s'était passé, elle refusa de partir, argant qu'elle ne quitterait pas l'endroit qui l'avait vu naître. Je ne cherchai pas à la convaincre de partir. L'urgence qui me taraudait alors ne me laissait pas le choix. Nous la laissâmes seule, et le sable du désert dans lequel nous pénétrions était marqué de nos pas aussi bien que des ravins salés de mes larmes ainsi que de celles de mes enfants.
Un sifflement aigu vrilla alors nos tympans et se prolongea quelques secondes. De derrière nous vint alors un souffle brûlant qui fit s'affoler le bétail tandis qu'une éclatante lumière rougeoyante projetait nos ombres loin devant nous et qu'un rugissement terrible se répercutait partout. Dans le ciel, d'étranges lumières parcouraient les nuages, et dans ma tête étaient répétées en boucle ces paroles : "Ne te retourne pas, ne te retourne pas, ne te retourne pas".
Dans mes bras, serrant sa petite tête contre ma poitrine, mon fils dernier né tremblait de peur. Je lui chuchotais des mots de réconfort à l'oreille, lui disant que mon oncle Ibrahim nous ferait bon accueil dans le sud, qu'il avait eu un fils, Ismaïl d'après les nouvelles que nous avions reçu de lui, et qu'ils pourraient sûrement jouer ensemble.
Derrière nous au loin, Gomorrhe avait été atomisée.