Ne pars pas trop tôt

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Tout a commencé quand j'avais onze ans. J'étais en voiture avec mon père, et puis... Et puis, c'est mon plus ancien souvenir. Voici le deuxième : je me suis réveillé à Saint Hendbaye. Aujourd'hui, j'ignore toujours où se situe ce village. Je ne peux affirmer que cela : ce cercle parfait formé par les maisons de briques rouges, se trouve au milieu d'une forêt profonde. Saint Hendbaye n'a pas de mairie, ni d'école, ni de magasins ou de bureau de poste. Une soixantaine d'habitations, disposées en rond, entourées d'arbres à perte de vue, et c'est tout.

Les habitants m'ont rapidement expliqué comment ça marche, ici. Comme moi, les nouveaux apparaissent dans la nuit. À chaque nouvel habitant, une nouvelle maison élargit le cercle. Nous ne nous rappelons de presque rien. Pour ce qui est de la vie au village, on s'entraide, mais on ne sympathise pas. Personne ne s'éloigne du cercle de maisons. Personne ne va dans la forêt.

Et puis il y a la route. Elle se dessine entre la maison de Mme Erste, la plus ancienne Hendbayoise, et celle de son voisin, puis se perd entre les arbres. À l'endroit où elle pénètre dans la forêt, elle est entravée par de lourds et vieux troncs en décomposition qui forment une véritable barricade. On m'a immédiatement averti : interdiction formelle de s'aventurer sur la route. Du moins, pas trop tôt. Si les habitants du village apparaissaient comme par magie, il en était de même pour leur disparition. Tout le monde se couchait, et le lendemain matin, une, deux, ou parfois jusqu'à quatre personnes âgées et leurs maisons avaient disparu. On les soupçonnait d'avoir voulu partir par la route. Certains disaient que si on se risquait à vouloir fuir le village « trop tôt », on se perdait dans la forêt et on mourait de faim. Quand je demandais à ces gens ce qu'ils entendaient par « trop tôt » et d'où ils tenaient cette information, ils me fixaient, les yeux soudain vides, restaient immobiles quelques secondes, pour finalement articuler : « C'est comme ça. N'y va pas. Pas trop tôt, petit, pas trop tôt... »

En grandissant, la curiosité me rongeait de plus en plus. Le mystère qui nous enveloppait m'étouffait. Je voulais savoir ce que je faisais là. Pourquoi moi ? Pourquoi eux ? Surtout, je ne comprenais pas pourquoi nous ne nous en allions pas par la route. C'était notre seul espoir de sortir de ce trou, et personne ne voulait essayer ! Ils paraissaient tous éteints et résignés.
J'ai commencé à poser des questions à mes voisins. Elles n'étaient pas les bienvenues, je le sentais. Je voulais juste vérifier si personne ne se rappelait de quelque chose d'intéressant, mais non... Ma voisine me parla d'une indigestion alimentaire, une autre me raconta comment elle avait été agressée, une fois, dans la rue, avant d'habiter à Saint Hendbaye. Un homme d'une vingtaine d'années me confia avec une fierté inconsciente comment, avant, il collectionnait les contraventions pour excès de vitesse. Enfin un voisin rondouillard qui n'était encore qu'un adolescent, m'accabla de la gratitude dégoulinante qu'il avait pour sa grand-mère qui lui apportait des brioches à l'hôpital. Enfin bref, rien ne m'indiqua ce qui aurait pu tous nous conduire là.

Une nuit, dans l'année de mes vingt-deux ans, alors que je ne parvenais pas à sombrer dans le sommeil, un bruit à l'extérieur attira mon attention. D'habitude tout était parfaitement silencieux jusqu'au lever du jour. Je passai la tête à ma fenêtre. Je n'en crus pas mes yeux : Mme Erste était sortie de chez elle et avançait, déterminée, vers la route. Elle s'éloignait dangereusement du cercle protecteur. Je la hélai, mais elle ne répondit pas, ni ne s'arrêta, comme si elle ne m'avait pas entendu. Je me précipitai dehors, dans sa direction. Quand j'arrivai au bord de la route, elle avait disparu. Une sorte de malaise étrange fit frissonner tout mon corps. Tout à coup, je discernai une forme au milieu des sapins, de l'autre côté... Elle était là, errant tel un fantôme triste. À sa vue, la terreur me frappa. Je me retournai et courus jusqu'à chez moi. Le lendemain matin la maison de Mme Erste, qui venait d'atteindre ses soixante-six ans, s'était évaporée.

À partir de ce jour, j'ai arrêté de poser des questions. Je suis resté résigné jusqu'à ce soir. Me voilà à nouveau devant la barricade végétale. J'ai soixante-dix-huit ans à présent. Une intuition si vive qu'elle en est presque douloureuse m'a réveillé au milieu de la nuit. Cette fois je le sens, il faut que je suive la route. Soudain, les arbres qui barrent le chemin disparaissent. J'avance, hagard et perdu. Dès que je pénètre dans la forêt, ils se matérialisent à nouveau derrière moi. Je n'ai plus le choix. J'avance encore.

Et encore.

Et encore.

Cela fait des heures que je marche. Et si je m'étais trompé ? S'il était encore « trop tôt » ? Vais-je rester prisonnier des arbres cruels ?

De temps en temps, je croise une ombre blafarde. Nous ne communiquons pas. Étrangement, je n'en ai ni la force, ni l'envie.

Enfin, j'arrive à un croisement. Je dois choisir de quel côté m'engager. Au hasard, je prends à gauche. J'ai l'impression de marcher encore pendant des heures. J'ai chaud. L'air est de plus en plus étouffant. Je suffoque. L'obscurité, également, se fait oppressante, un noir absolu m'entoure à présent. Soudain, des arbres en feu se dressent devant moi. Les sapins forment deux murs de flammes de chaque côté de la route. Une odeur âcre flotte par vagues à mes narines. On dirait... du souffre ?

Je m'arrête. La route se termine abruptement. Devant moi, il n'y a plus qu'un gouffre de flammes immense.

Et enfin, je comprends. La voiture avec mon père, les excès de vitesse, l'indigestion, l'agression, l'hôpital. Nous sommes tous morts, cela me frappe comme une évidence. Nous avons perdu la vie alors que notre heure n'avait pas encore sonné. Nous étions juste en stand by, au village, attendant le jour où nous aurions dû mourir, pour pouvoir enfin accéder au salut. Une dernière vérité amère se révèle à moi. Tout à l'heure, j'aurais dû tourner à droite.

Je tombe dans les flammes de l'enfer.

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