Mouche et Libellule

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L'auteur dresse un double portrait dans le cadre familier des cafés où gravitent de nombreux habitués. L'amitié qui lie les deux personnages

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Bonjour ! Les petites aspérités du quotidien, et la complexité des interactions humaines, sont une source inépuisable d'inspiration. pierre-hervé Je publie également Nouvelles et ... [+]

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Il l'appelle Libellule, elle l'appelle Mouche.  
Libellule bouge tout le temps, virevolte, elle s'est fait tatouer cette bestiole sur le haut d'un sein qui attire souvent des yeux émerveillés. Elle s'en fout.
Mouche parle sans cesse. Bourdonnement permanent. Du matin au soir un sifflement, un fredonnement, une question spontanée aux uns, une remarque banale aux autres, un rire fort, des mots charmeurs et faciles pour tous, un bruit, peu importe lequel, toujours un bruit. Prouver sa présence.

Derrière le bar ils se croisent, s'évitent, se frôlent, renversent parfois un Perrier tranche dans l'exiguïté de l'espace, s'interpellent en haussant la voix quand le perco chuinte comme une locomotive fatiguée. Pourquoi les bars sont-ils conçus d'une façon qui rend leur mission si inconfortable ? Ils se le demandent à chaque télescopage. Fréquemment donc. Ils se pressent, mais accélèrent pourtant, s'agitent, dansent presque, font mine de s'engueuler, ils ont leurs rituels, on vient aussi pour eux.

Leur complicité se creuse lors du café matinal et de l'inamovible bière fraîche du soir après le nettoyage. Deux piliers qui équilibrent la journée. Un bonjour, un bonsoir. Il y est question du sommeil perturbé du gamin de Mouche, successivement appelé larve, puce, et récemment moucheron. Du film de la veille, un peu lourd, mais consommé sans culpabilité comme une confiserie, de Julien le boss tellement chiant, heureusement qu'il vient peu, de la commande de fûts qui n'est pas arrivée, du vieux Gabriel qui va faire son jeu de mots quotidien montrant à Libellule le journal qu'il lit, Libé, en buvant son pastis tout au bout du comptoir. Ils évoquent le week-end trop pluvieux, la tournée payée hier par Emma qui n'a pas voulu dire pourquoi, certains ont parlé de tiercé gagné ou de naissance d'un petit-fils. Pourquoi pas petite-fille s'était écrié Mouche en servant les habitués de seize heures. Un bon moment, léger et souriant, comme souvent.

Une seule fois ils ont couché ensemble. Un soir d'été après le ménage. Libellule transpirait et avait retiré le tee-shirt pour serpiller en soutien-gorge. Un geste naturel, elle faisait ça chez elle, ici c'était aussi chez elle. Mouche s'était tu, un silence inédit les avait saisis, rapprochés, rideaux tirés. Elle l'avait embrassé d'un coup, comme si elle lui servait un verre, en plus enivrant. Ils s'étaient encastrés naturellement, penchés sur une table qui sentait le produit d'entretien, s'étaient donnés avec intensité, et avaient conclu l'épisode en repassant la serpillière et en se disant qu'il faudrait désormais éviter ça. Éviter le silence entre eux s'il avait cet effet. « Compte sur moi », avait dit Mouche. Éviter cette situation qui compliquerait le boulot dans leurs trois mètres carrés. Éviter de se mettre des idées en tête sur une éventuelle suite. Éviter d'en parler à Julien, dire cela les avait fait exploser de rire dans la Jupiler.
Pour Libellule c'était devenu immédiatement un souvenir agréable renforçant leur amitié. Pour Mouche l'atterrissage avait été plus long, il blaguait que désormais l'odeur de la javel l'excitait, qu'il ne faudrait pas grand-chose pour que Libellule le fasse bourdonner de nouveau, qu'il était désolé de ses rêveries déposées sur ses seins délicats. Elle avait dit « non t'inquiètes ». Simplicité retrouvée.

L'épisode Coupe du monde avait bousculé leur routine. Julien avait déboulé la veille du premier match avec Sonia, une grande brune très maigre, sa nièce, dont le regard leur avait semblé instinctivement mauvais. Peut-être parce qu'elle louchait. Julien savait très bien rappeler qui était le boss, il embauchait qui il voulait, quand il voulait et il faudrait désormais être trois à faire tourner la boutique, c'est clair ? Il avait tout misé sur ce mois de compétition, horaires étendus, écrans agrandis et terrasse prolongée, alors il voulait du chiffre, il voulait que les gens voient arriver des pintes avant qu'ils ne commandent, il voulait que la caisse déborde et que Sonia y contribue.
N'importe qui se serait fait éjecter en une semaine, mais le rythme nonchalant et les gestes maladroits de « Soniaise », surnom adopté instantanément pour la petite loucheuse, accélérèrent le processus. Mouche lui ordonnait de baisser la musique, d'essuyer la vaisselle, d'arrêter les pauses clopes, de sourire s'il te plaît, de ne pas essuyer le bar avec sa manche, de nommer Libellule par son prénom ce n'est pas ton amie, de descendre les stores, de les remonter. Julien était venu les engueuler dès le lendemain, preuve que la cocotte anorexique au parfum bon marché avait appelé tonton à la rescousse. Il avait menacé de les virer tous les deux. Ils se savaient intouchables. Trois jours plus tard, Sonia disparaissait et Libellule obtenait qu'ils restent à deux moyennant trois cents euros de plus, Julien ferait quand même une bonne affaire. Ils eurent pendant cette période l'impression d'être les vainqueurs de la Coupe du monde, et donnèrent à toute la clientèle du Café des Platanes une force collective sans laquelle la France n'aurait jamais réussi à battre la Belgique ou à faire plier les Croates.

Début septembre, Julien s'invita pour la bière du soir. Une première depuis la finale. Il avait à parler, air grave et chemise ouverte. Il voulait vendre. Mouche se tut et on entendit voler les autres. Les chiffres étaient bons, c'était le moment et il avait des plans ailleurs. Vous inquiétez pas ils vous reprendront, tout le monde vous connaît, et à part moi tout le monde vous aime. Clin d'œil complice. Du Julien. Qui étaient « Ils » ? Personne encore, il venait de décider. Il prévenait c'est tout. Silence.

— Nous, on rachète.
Premiers mots de Libellule après avoir avalé sa bière d'une traite. Deuxième silence de Mouche qui comprenait l'idée, mais ça bougeait un peu vite pour lui. Pour Julien il était impensable que de simples serveurs puissent acquérir, gérer, patronner, et il le fit savoir par un rire incrédule.
Deuxième affirmation de Libellule.
— On rachète, c'est tout.
— Quoi c'est sérieux ? Ben après tout si vous payez je m'en fous.

Libellule avait négocié. Habile. Rapidité de la reprise, continuité des fournisseurs, accord à trouver sur les centaines d'heures sup qui pourraient bien sinon un jour se finir aux prud'hommes, « faut pas me prendre pour une idiote Julien ». Le Crédit Mut était à côté, on les connaissait, cela irait vite, dans trois mois il aurait son cash et ferait sa piscine ou une autre connerie. Affaire conclue.
Ils changèrent de statut en quelques semaines, le temps de débloquer l'héritage de la grand-mère et qu'un banquier sympa qui venait souvent déjeuner trouve les arguments pour convaincre une hiérarchie prudente quand il s'agissait de prêter aux petites gens.

Aujourd'hui 5 janvier, c'est leur jour. Le Café des Platanes devient officiellement le Café des Insectes. Mouche explique que c'est important pour la biodiversité, qu'ici c'est comme une ruche, qu'aucun autre café ne porte ce nom, qu'ils ont hésité avec Café des Moustiques, mais ce n'est pas très populaire, et qu'un café c'est fait pour être populaire. Quelques anciens devisent grassement sur le décolleté de Libellule qui laisse faire. L'inauguration est une réussite. La terrasse ouvrira plus tard, il fait -2°, restons au chaud.
Libellule promet que rien ne changera, juste quelques travaux pour agrandir un peu leur espace parce que Mouche a grossi. Il est un peu vexé, mais rebondit rapidement, être patron rendrait naturellement plus gros. Puis il enchaîne, la politique c'est ce qu'il y a de plus important et de plus chiant à la fois, cette nouvelle année va leur donner des ailes pour prendre son envol, « et ta petite fille Annie tu l'as vue à Noël ? », « et Kamil ce divorce tu t'en sors ? », « et Benzema alors, retour ou pas retour ? », « Macron va pas tenir sur les retraites qui prend les paris ? », « Gigi t'as pas compris le concept boire avec modération, si ? »
— Gabriel arrive avec son journal, prépare-toi à sa vanne Libellule...
— Je suis prête. T'inquiète.

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