Mme Poirier

Toute histoire commence un jour, quelque part. La mienne, comme les autres. Moi, j'avais jamais rien dit. Rien. Rien du dernier regard de Sophie. Rien des cris étouffés de Richard. J’avais jamais rien dit. Rien. À personne. C’était mon petit secret, à moi, notre petit secret, à nous.

Quand ils sont venus me chercher hier matin, j’étais dans mon lit. J’avais placé mon thé, sur la table de chevet, au centre, entre la lampe rose et le petit livre blanc, comme tu me l’avais dit. J’avais plié mon chandail de laine quatre fois puis je l’avais rangé dans l’armoire, en-dessous des chaussettes en coton, comme tu me l’avais dit. J’avais monté les draps de Sophie pour qu’elle n’ait plus froid, j’avais refait le lit de Richard, comme tu me l’avais dit. J’avais même placé mes pantoufles blanches sous mon lit, pour ne pas te fâcher. J’ai tout fait dans l’ordre.

N’empêche, vers onze heures cinquante-deux et quarante-et-une seconde, ils sont rentrés par la porte d’en arrière, entre la piscine et le salon. Ils ont cassé les verrous, renversé la chaise, poussé le sofa, percé la toile grise : ils ont défoncé la porte et tout le reste avec.

Moi, j’étais dans la cuisine, à ce moment-là. Quand j’ai entendu les bruits dans le salon, j’ai suivi tes conseils. J’ai allumé la télévision au poste 602, le poste préféré de Sophie, j’ai placé ma casserole sur le feu et j’ai rependu l’huile d’olive sur le plancher. J’ai couru jusque dans ma chambre, j’ai fermé la porte à clef et je me suis couchée, calmement. Je pouvais entendre le téléjournal qui jouait en bas, ça me rappelait les soirs où on jouait toi et moi, avec Sophie et Richard. J’étais heureuse.

Après, tu m’as rappelé que la lumière de la salle de bain devait être fermée. J’ai déverrouillé la porte, j’ai couru dans la salle de bain de Richard et je suis revenue dans ma chambre. C’est là qu’ils m’ont entendu, je crois. Une petite voix grave, comme celle qu’aura Richard, dans quelques années, il appelait les autres, ses amis, je crois. Il leur disait de monter, vite. J’ai eu un peu peur, effrayée par l’urgence dans sa voix, mais je me suis recouchée, rassurée, parce que tu m’as dit de le faire. « J’ai tout fait dans l’ordre, tout, tout, tout », que je me disais. En effet, j’avais tout fait et dans l’ordre, en plus : ils ne pouvaient rien me reprocher.

Vers midi et une seconde précise, ils sont montés. « On les a trouvés, ils sont ici, code 54, je répète code 54 », qu’ils disaient. Je dis « ils » parce qu’ils devaient être trois ou quatre, des hommes, tous. Ils semblaient inquiets et un peu pressés, je ne sais pas trop pourquoi. Moi, je commençais à avoir peur qu’ils réveillent Richard. Sophie dort dure, elle, je savais qu’ils ne la dérangeraient pas. J’allais me lever pour aller leur dire de baisser un peu le son, pour ne pas réveiller les enfants, mais tu m’as dit de rester couchée.

Je suis restée couchée. Immobile.

Midi, dix minutes, dix secondes et un centième, je crois, ils sont rentrés dans ma chambre. Ils avaient des fusils, des bâtons et des uniformes. Bleus avec un motif jaune et or sur le torse. « Service de Police de la Ville de Montréal, êtes-vous Madame Poirier, mère de Sophie Fontainebleau et Richard Foisy? », qu’ils ont dit. Je les trouvais très impolis de rentrer comme ça, dans ma chambre, sans demander la permission, mais tu m’as dit de rester calme. Je t’ai écoutée. Le plus vieux, à gauche, a braqué son arme sur moi. Le plus jeune, celui qui avait parlé tantôt, en bas, a répété, sur un ton insistant : « Madame, répondez, sans quoi nous allons devoir faire usage de la force ». Tu m’as dit de rester calme. Ce que j’ai fait :

- Monsieur, j’ai dit, ne vous rendez-vous pas compte que vous êtes entrés ici, dans ma chambre, dans ma maison, par la porte d’en arrière, sans permission? Vous avez défoncé mon salon, marché dans ma cuisine. Ensuite, vous êtes montés dans la chambre de mes enfants et vous avez failli réveiller Richard. Il a le sommeil léger, je vous dis et...
- Madame..., a commencé le plus robuste, au centre.
- Vous savez que..., a continué le plus jeune, à droite. »
- Restez où vous êtes, a ordonné le plus vieux.

Je commençais sérieusement à perdre mon calme. Dans ma maison, d’accord, dans ma chambre, d’accord, mais de me dire quoi faire de la sorte? Ils s’en permettaient un peu trop à mon goût. Tu m’as dit d’essayer, une dernière fois, pour qu’ils comprennent :

- Richard a le sommeil léger, j’ai répété d’une voix contrôlée. Il dort à peine, il est fatigué. Sophie dort dur, elle, mais avec tout le bruit que vous avez fait, je ne serais pas étonnée de la voir crier d’une seconde à l’autre. Je vous ai demandé poliment de m’écouter et vous vous êtes mis à crier. Vous m’avez coupé la parole et, vous, j’ai dit en regardant le vieux à gauche. Vous m’avez donné des ordres!
- Suffit! a répondu le plus vieux. Mains ensembles, derrière le dos.

Ça y était, ils avaient dépassé les bornes. Tu m’as dit de passer à l’action. Sous le lit, dans les pantoufles, sur le tapis, le couteau, propre, comme le tapis. Prendre le couteau, un coup, deux coups, trois coups, dans la poitrine du plus vieux, comme pour Richard. Nettoyer le corps, le mettre dans le lit. Demain matin, il sera mieux, peut-être.

Je me suis penchée pour atteindre les pantoufles quand le plus jeune s’est jeté sur moi. Il avait dû voir le manche du couteau qui sortait des pantoufles de l’armoire, mais ça tu me l’as dit trop tard.

Il m’a prise, les mains dans le dos, il m’a couché sur le ventre. Dans ma tête, ta voix criait. Dans l’armoire, le chandail, bien plié, bien rangé, comme les autres vêtements. Prendre le chandail, un tour, deux tours, trois, tours, autour du cou du plus jeune, comme pour Sophie. Tirer les draps, réchauffer son visage bleu. Mais je ne pouvais plus bouger. Je ne pouvais pas t’écouter, cette fois.

Le plus robuste m’a mis des menottes, le plus vieux a tenu mes bras et le plus jeune s’est mis à fouiller dans ma chambre. Mon thé s’est renversé, il a taché le tapis. Mon tapis et les pantoufles, blanches, mes pantoufles blanches, sous le lit, sur le tapis. Il a fouillé l’armoire, il a trouvé le chandail, sous les chaussettes en coton, il l’a sorti, il a défait les quatre plis et il s’est dirigé vers la chambre de Sophie. Ma chambre, en désordre. Pourtant j’avais jamais rien dit. Je t’ai écouté et j’ai tout fait dans l’ordre.

Le plus vieux a rajusté sa prise. Ma chambre, en désordre. Son genou, sur mon dos. Et Richard... Tu priais avec moi pour qu’il ne se réveille pas tout de suite. En bas, le téléjournal, toujours la même voix, de beaux souvenirs : « Un but premier but pour le Canada contre la Russie aux Jeux Olympiques de Vancouver ».

Mes pantoufles, renversées. Mes vêtements, par terre. Ta voix, dans ma tête, impuissante. Et puis dans la chambre, la voix du plus jeune : « Madame, au nom de la loi je vous arrête ».

Ensuite, ils m’ont emmené, sans explication. Les mains derrière le dos, attachée. Loin de la maison, loin de ma chambre, loin de mes deux petits dormeurs. Ils m’ont déposé dans une petite salle, toute noire, toute sale. Je me suis demandée ce que dirait Sophie quand elle verrait que je ne suis plus là. Ce que dirait Richard, quand il verrait la chambre, vide, à l’envers. Tu m’as dit d’attendre, je t’ai écouté. Et ça a fini comme ça, comme ça a commencé.