Mirage

Toute histoire commence un jour, quelque part et la sienne débuta réellement ce soir du long été 2012 devant ce vieux tableau d'affichage. Le visage mouillé de larmes au milieu de cette foule agitée et excitée, elle contemplait foudroyée l'impossible revenue à la terre nue des choses possibles. Il y avait de quoi, elle y avait essuyé trois ans de larmes. Là, stupéfiée par la nouvelle, elle semble avoir perdu le nord. Elle retenait depuis un moment un cri qu'elle avait de plus en plus du mal à contenir. « J'ai réussiiiiiiiiiiiiiii » finit-elle par lâcher dans un long et aigu cri qui stupéfia le monde autour d'elle ! La nouvelle la rendait folle de joie et elle s'en foutait de savoir si elle passait sur le moment pour une réelle folle ou non. Il fallait que ce monde témoin de ses multiples malheurs depuis le décès de son père suivi d'un triple échec, soit aussi témoin de son bonheur. Celui-ci n'appartient pas seulement à ceux qui se lèvent tôt mais aussi à ceux qui savent veiller dans la nuit, dans le sombre du temps, des souffrances et des mépris.
« Mam'n, oui, Mam'n, j'ai réussiiiiiiiiiii » lança la jeune fille à sa tendre mère, à peine, la concession familiale franchie. Dans un bond, qui faillit la culbuter à terre, la mère se joignit à sa fille pour former un chœur presque hystérique. Ce bruit de bonheur emplit la concession et alarma plus d'un. Des familiers, aux curieux en passant par les amis. Ils accoururent alors, tels des fidèles venant de divers horizons pour célébrer sans retenu les divines merveilles. Les cris s'accentuaient puis se tempéraient par de brefs moments de dialogue et reprenaient de plus belle. Le bonheur oscillait au rythme des voix en cette soirée où le soleil prenait déjà la tangente.
Au grand calme, alors que la nuit continuait à couvrir la terre de sa grande obscurité pour donner paix aux âmes et corps fatigués, Ifè avait du mal à trouver le sommeil. Se levant, perdue entre rêve et réalité, elle s'avança vers la glace. Découvrant son visage de folle heureuse, elle se pinça au passage puis sourit. A nouveau, elle sourit. Ne pouvant tenir à l'air sérieux d'étudiante qu'elle tenta d'arborer elle sourit encore. Oh ! Comme ça a bien pu lui manquer depuis des années ce sentiment de joie et de liberté. Oui liberté de rêver, liberté de pouvoir avoir un mot à dire dans un monde où elle et les siens furent muselés par la force des clichés. Au fond, sa joie était de se sentir revivre, de se sentir belle, libre et toute autre dans sa peau comme l'exprime ce classique : « liberté, liberté, liberté... » qu’elle commença à fredonner.
Vu la lenteur de l'administration entre la proclamation des résultats et les délais d'inscription à l'Université, la nouvelle étudiante n'avait que peu de temps pour célébrer sa joie si elle tenait à être étudiante en cette année. Sacrifiant à la prudence, elle opta pour se rendre tôt dans l'une des cités estudiantines où elle a pu obtenir un logis grâce aux maigres moyens de sa mère. Revêtue de ce qu’elle avait comme belle tenue dans sa garde robe, elle fut alors accompagnée par les siens à l'agence de transport. Le moment des au revoirs dévoila alors des larmes ruisselant sur les joues. Saoulée de litanie de panégyrique et de bénédiction, elle s'éloigna désormais des siens pour prendre place à bord de ce bus qui peu à peu s'effaça du décor.
Habillée d’un jean et d’un tee-shirt avec ses cheveux ramassés dans un foulard pour marquer par le style sa fierté africaine, Ifè accompagnée de Sylvie sa colocataire se rendit à la faculté en vue d’être statuée sur son choix.
La petite promenade dans l'enceinte de l'Université fut une véritable œuvre de désenchantement. Le spectacle désolant de bâtisses vêtues non repeints par endroit, l'air d'abandon rayonnant dans certains secteurs...avait de quoi convaincre les deux amies que l'Université était bien loin de ce qu'elles avaient pu imaginer. Arrivées devant le tableau de l'Ecole supérieure choisie, Ifè y chercha en vain son nom. Révoltée, elle crut avoir, malgré son succès, emporté avec elle sa valise de malheur. Elle commença à maugréer : « c'est indignant ! J'avais pourtant le profil pour cette Ecole. »
Ifè devait apprendre à ses dépens qu'elle plongeait dès lors dans un système où l'on a envoyé la raison et le bon sens au champ pour faire régner le favoritisme, le népotisme et la médiocrité. Ici, c'est « le riche d’abord et le méritant, peut-être, ensuite ». Sylvie sa colocataire tenta de la consoler. Elle se laissa attendrir pour un bout de temps mais ne voulant pas perdre toute opportunité, elle décida de s'inscrire en faculté des sciences économiques et sans prendre pour autant l'avis de Sylvie, elle tourna sur ses talons puis se dirigea vers le bâtiment réservé à cet effet.
Sur le chemin elle se vit interpeller par un groupe de jeunes qui l'embêtait par des manières de drague à la con. Un, apparemment connu du groupe, rappela les gars à l'ordre. Ifè guetta du coin d’œil son ange gardien. Se jouant les galants, le bonhomme chercha alors à s'approcher d'Ifè qui bien que l'ayant remarqué, décida de continuer son chemin. Ayant rattrapé Miss inconnue, il fit quand même chemin avec elle malgré son manque de sympathie. Les présentations furent brèves et presque froides. Lui, il s'appelait Thierry.
Une fois au lieu d’inscription, elle remarqua que la file d’attente était loin d’être une partie de plaisir et comme si cela ne suffisait pas il y avait un favoritisme hors pair. Il suffisait juste que tu sois la protégée, l’amie, la petite-amie de quelqu’un ou le crush du moment d’un dirigeant pour passer haut les mains. Jetant un regard à côté elle remarqua que son Don Juan avait disparu. « Sûrement que ce salopard s’était dégoté une nouvelle proie » songeât-elle lorsqu'elle entendit cette voix familière. « Oh ! non ! Cet imbécile était encore là ». Chose très bizarre elle éprouvait une antipathie pour le jeune homme. Après quelques mots échangés avec son ami, Thierry vient chercher sa nouvelle compagne :
- Miss inconnue, suis-moi.
- Mais ça va pas ! Je ne t’accompagne nulle part.
- Allez, je ne vais pas te bouffer, je veux juste t’aider à vite t’inscrire, à moins que tu veuilles faire le rang !
Pour une bonne cause, les deux apparents ennemis se firent solidaires tel un bon couple. Thierry prit des couloirs qu'il maitrisait bien et, les cordiales salutations qu'il distribuait sur le chemin en disaient long sur ses connaissances dans cette administration de corrompus. Ifè se demandait s'il n'était pas aussi du lot. A la sortie, étonnée de la facilité avec laquelle les démarches administratives furent faites, elle voulut s'enquérir mieux sur le mystérieux bad boy :
- Qui es-tu en réalité ?
- Juste un jeune fan ma chérie.
- Arrête tes gamineries et sois sérieux.
- Oh là, on y va doucement, t'as la langue tranchante toi ! Je suis le pivot de l’équipe de basket-Ball de la faculté.
- Ah ! Je comprends mieux ton cliché de Bad boy, bah ! Merci quand même et bye.
- Oh, là, Comment fais-je pour te sortir des problèmes la prochaine fois si je ne sais comment te contacter.
- Je saurai te contacter... J'ai pas de numéro, finit-t-elle en souriant avant de prendre sa route.
Il sourit à son tour et prit aussi son chemin.
Petit à petit, Ifè s'accommodait à cette vie d'étudiante qui était loin d'être rose comme elle le pensait. Elle commençait par s'y plaire mais avait du mal à joindre les deux bouts. Il lui arrivait d’avoir de petits jobs pour se faire un peu d’argent. Car c'était une misère ses allocations que l'Etat leur payait au compte-goutte. C'était même une source à générer des dettes. On empruntait en pensant avoir à temps pour rembourser. Mais les retards dans l'octroi de ces allocations allongeaient non seulement les remboursements mais favorisaient de nouvelles dettes. Triste réalité mais au-delà de tout, cela n’empêchait pas de vivre et au passage de s’amuser. Au contraire, l’on apprenait à se contenter du peu et à vivre heureux. Les jours passaient, des mois suivaient et tout semblait bien se dérouler jusqu’à ce fameux matin où sur les parvis de l’amphi 1000, elle aperçut une silhouette familière. De par le style vestimentaire-ghetto, elle déduisit que cela ne pouvait être que Thierry et d’un ton moqueur elle s’écria : « boss Thierry, boss Thierry ». Le gentleman semblait ne pas répondre. Elle dut s’approcher pour découvrir l'air triste du bad boy souvent expansif. Sans dissimuler son inquiétude, elle l'aborda :
- Je ne te reconnais pas là, Monsieur le boss.
- Déjà tu ne me connais pas, reprit-il
- Pas faux mais l’impression que tu m’avais laissée est loin d’être celle à laquelle j’ai droit actuellement. - Regarde à l'arrière.
Elle vit alors un tableau avec beaucoup de notes et y remarqua du coup la petite foule qui y tournait autour.
- C’est quoi ça ? - Nos résultats.
- Et?
- Je reprends une deuxième fois l’année.
- Ah bon! Courage.
- Facile à dire vu que ce n’est pas toi qui reprends.
- Eh doucement, j’essaie d’être juste gentille, même si au fond, je crois que ta popularité et tes fréquentations en sont aussi pour quelque chose. Dans un décor pareil, comment veux-tu t’en sortir ? - Oh là ! Je crois c'est toi qui devrais aller doucement, Miss morale. Nous sommes loin de ta classe de terminale et comme tu ne le remarques pas encore, ici c’est une jungle ; Ouvre les yeux et tu verras. Dis-moi : combien sommes-nous par niveau ? Penses-tu qu’avec cet effectif ils peuvent vraiment suivre chaque étudiant ? Pourquoi n’as-tu pas été sélectionnée dans ses Ecoles ? Es-tu ici par choix ? Tranquillise-toi la conscience, nous sommes nombreux dans le cas. Et pour ce qui en est de ma popularité, mes amis, mon style vestimentaire, mon langage ; tout cela ne me définit pas. Je me lève plutôt que n’importe qui ici, je parie ma main au feu, j’étudie comme un dingue et je me tape des petits boulots par-ci, par-là pour m’en sortir, envoyer de l’argent aux parents et dépanner bien des potes de la fac. Le basket-ball et tout mon apparat qui semblent te répugner est le bout de l'iceberg. Avant de juger, renseigne-toi bien. L’enveloppe n’est pas la lettre, Miss.
Embarrassée, Ifè se confond en excuses :
- Excuse-moi!
- Pas grave, il fallait cette décharge pour t'aider à voir plus clair. J'en ai juste marre de ce système, je vais me barrer.
- Hein ? Tu vas tenter l’aventure ?
- Oui Miss, tout compte fait, je meurs peu à peu dans ce système donc je préfère me barrer.
- Humm...
Devant son air décidé, elle tenta de le dissuader en se référant aux mésaventures qui planent sur ceux qui ont tenté cette course vers l'Eldorado... Hélas ! il semblait bien décider. Elle lui demanda alors son numéro dans l’espoir de lui faire retrouver raison.
Au fil des jours, en considérant le désordre et le favoritisme dans l'administration universitaire, Ifè se demandait si elle n'allait pas se retrouver dans la même situation que Thierry. Pourquoi n’oserait-elle pas aussi se barrer ? Elle pensait à ce dilemme quand Sylvie vient la rejoindre dans l'amphithéâtre à la pause. Surprise de la voir collée à son Smartphone, Sylvie après quelques taquines salutations, continue à intriguer sa colocataire :
- Tu fais quoi?
- J’écris à Thierry un ami.
- Tu as des amis toi ? Ironisa Sylvie.
En effet, Ifè avait laissé des messages à Thierry qui du jour au lendemain avait gagné son estime et prit place dans son cœur. Elle s'inquiétait de ne pas avoir de réponses et lui en envoyait de nouveaux. Une fois, les derniers messages envoyés, elle entreprit avec Sylvie un de ces longs dialogues de femmes où se mêlent inquiétude, déception, espoir, rêve...
Plus les jours passaient, plus son inquiétude pour Thierry grandissait. Un soir, son téléphone sonna. Le numéro ne lui était pas du tout familier mais elle décrocha. C'était Thierry qui de l'autre bout lui fit savoir qu'il était au Mali, en transit pour l’Algérie où il compte s’arrêter un temps afin de se faire de l’argent avant de continuer son chemin vers le Maroc et l'Espagne. Ifè instinctivement reprit : - Mais tu es fou Amour, tu veux mourir ? N’as-tu pas entendu tout ce qui se dit sur ces genres d'aventures !
-Amour ? hum...Voilà de quoi rendre heureux dans cette rude aventure.
- Ne Te fais pas des idées ! Sois raisonnable.
- Haha, Miss, c'est que je m'en fou... il faut bien mourir de quelque chose un jour.
- Je m’inquiète pour toi, mais toi vraisemblablement tu le fais peu pour ta petite personne.
- Merci d’être si adorable mon ange ria-t-il, crois-moi loin de tous les arguments, on est contraint de se barrer car qui veut de nous là-bas ? Ces escrocs, même au sein de l'Equipe... ! Ils m’ont juste utilisé...
Je n’ai pas envie de me taper des mauvais souvenirs. Un de ses jours, Miss.
- Mais...
Elle n'avait pas fini sa phrase avant qu’il ne mette fin à la conversation.
La détermination du jeune homme et son apparent succès progressif donna quelques idées à Ifè qui y réfléchissait quand son téléphone sonna à nouveau. Elle crut que c'était encore Thierry, s'empressa pour décrocher et découvrir que c'était sa mère. Cela tombait bien, elle tenta de lui narrer une partie de ses chagrins tout en se gardant de lui faire part des plus décisifs. En écoutant, les mots d'affection, de réconfort de cette dernière qui lui rappela aussi tout l'espoir qu'elle a mis sur elle, Ifè laissa couler quelques larmes sur son visage sans savoir pourquoi. En pleine conversation, le téléphone coupa. Elle comprit que sa mère venait d'épuiser ses unités.
Elle aurait aimé rappeler mais le temps est celui des vaches maigres.
Devant cette situation qui de jour en jour s’accentuait, cette pression douce et son envie de sortir les siens de ce qu’on qualifierait<< de misère>>, elle commença à idéaliser comme Thierry ce bonheur ailleurs situé et c’est ainsi, qu’elle apprit dans sa quête d’informations, que le redoutable avait pris corps en la personne de son ami qui depuis peu ne faisait plus signe de vie. En effet, il avait péri en Algérie, où après un temps d’exil, il s’était pris la tête avec son employeur qui refusait de lui rendre à juste valeur son due, lui le jeune noir de couleur et de surcroit chrétien.
Oui, il venait de périr et au pire de la main de ses propres frères à qui une certaine couleur de peau conférait une chimère supériorité sous les yeux complices de tout un système qui comme pour soulager sa conscience, le peignit aux yeux du monde comme ce jeune ambitieux partir à la recherche du gain facile. Oui, il venait de périr aussi au nom de son amour pour les siens et de sa quête du meilleur. Mais qui s’en souciera ? Personne malheureusement. Quant à Ifè, elle avait perdu un amour secret et avait clairement compris comme tous ces jeunes ployant encore sous ce système, qu'il fallait référer son sort à l’éternel car chez nous au fil du temps, il nous a été donné de croire qu’il est le seul responsable de tout.