Mémoire d'une garde

CHAPITRE I
Toute histoire commence un jour, quelque part. Et Dieu sait s’il existe combien d’histoires prennent forme chaque jour dans un hôpital.
Je m’appelle Lou Ramasimieta. Lou comme Lou Reed, le chanteur américain accro aux amphétamines. Je l’écoutais souvent lors de mes stages en gynécologie-obstétrique, quand je m’asseyais au balcon de l’hôpital, au soleil, en attendant l’heure de la visite. Le ciel si bleu sans le moindre nuage, la haute-ville encore cachée par le brouillard, et le Lac Anosy bordé par les jacarandas, fleurissant de leur violet le plus beau, m’inspiraient un sentiment de paix et arrivaient à calmer mon anxiété.
Comme vous l’avez sûrement deviné, je suis étudiante en médecine. Interne plus précisément, en huitième année. Et à chaque fois que j’en parle, je reçois toujours une petite exclamation en retour : « huit ans » ! Ces années n’étaient pas faciles du côté étude, mais aussi plus particulièrement, du côté psychologique. Je ne me suis jamais habituée, et s’habituera-t-on jamais, aux personnes qui meurent sous nos yeux ? J’en ai eu, des bébés, de jeunes adolescents, des mères de famille, des vieux, mourir sous mes bras qui essayaient encore de les réanimer. Et quand tout était déclaré réellement fini, c’est un sentiment de dégoût envers la mort qui me restait, une rage immense que la vie ait pu perdre. Comment une existence pouvait-elle être balayée en un revers de main ? Tout ce qu’elle était, tout ce qu’elle aurait pu être, n’étaient que choses vaines ? La mort aura aussi raison de nous un jour, et nous serons tous insignifiant dans le grand vide qu’elle fera à notre place. Faiseuse d’orphelin, de veufs, briseuse de destin, personne ne pourra la vaincre, mais il était difficile pour moi de l’accepter. Chaque fois que je croisais son chemin, je ne m’en sortais jamais indemne. Chaque fois que je perdais un patient, il était sûr que j’allais passer les prochains jours à broyer du noir.
Mais une autre réalité me dérangeait aussi au plus haut point. C’était de voir des patients décidés de quitter l’hôpital sans pour autant être guéris, parce qu’ils n’avaient plus les moyens de payer le traitement. Ils pouvaient être encore mal en point, voire dans un état critique, ou en cours de diagnostic : quand l’argent manquait, ils n’avaient d’autre choix que de partir. Je n’osais penser ce qu’il en était advenu de ces gens-là.
Il m’était venu d’avoir un patient qui n’avait que sa mère pour s’occuper de lui. Le matin, je faisais les prescriptions, et je ne comprenais pas pourquoi, mais les médicaments n’arrivaient que le soir. C’est alors que je leur expliquai que ceux-ci étaient nécessaires au cours de la journée. La mère se sentit gênée, acquiesça et me promis de faire parvenir les médicaments à temps. Chose qui ne se fit pas. Je compris enfin ce qui se passait quand j’aperçus cette même femme, en train de mendier dans le parking de l’hôpital. Elle essayait de trouver le jour-même assez d’argent pour acheter ma prescription.
Se soigner est un luxe pour beaucoup de gens. L’hôpital public est vraiment le lieu à voir si l’on voulait connaître la difficulté que subit le citoyen lambda, victime d’un système qui ne peut pas les prendre en compte. Il y a un prix à payer, pour tout.

Il était 17 heures, et ce jour-là, j’étais de garde. Je me sentais déjà fatiguée du travail durant la journée, alors que je ne quitterai l’hôpital que le lendemain à 8 heures. J’avais sur moi un téléphone qui ne devait pas me quitter et sur lequel on m’appelait s’il y avait des problèmes dans un service de médecine. En tout, j’avais 5 services à assurer.
20 heures, premier appel. C’était le service de cardiologie. L’infirmière était en panique.
« - Il est très dyspnéique docteur ! me dit-elle
- Comment vont ses paramètres ? Est-il stable ? demandai-je
- Sa tension est à 13 – 9. Sa fréquence cardiaque à 112, et sa fréquence respiratoire à 45.
- Et la saturation ?
- A 92 % docteur »
Cette infirmière-là, je ne l’appréciais pas vraiment. Elle s’appelait Nicole. Elle avait un gros nez épaté, un visage pas du tout avenant et de gros doigts rudes. Elle était corpulente et se déplaçait difficilement, on la voyait se dandiner dans le couloir et devoir passer latéralement les portes trop étroites. Ce que je n’aimais pas chez elle, c’était sa nonchalance. Chaque fois qu’elle m’appelait pour voir un patient, je la retrouvais assise dans son fauteuil, toujours en train de regarder la télé, sans vraiment se soucier de ce qui se passait. Il y eut même un jour où elle me dit directement qu’elle ne pouvait pas surveiller les patients parce qu’elle avait un rhume. Mais pour cette fois, sa réaction m’inquiéta. Il y avait vraiment urgence pour qu’elle soit dans cet état.
Je feuilletai le dossier du patient : Ratsilaosana, insuffisant cardiaque. En entrant dans sa chambre, je vis un homme affalé sur son oreiller, avec son regard rivé sur la porte, et une femme agitant un éventail pour lui faire de l’air et qui semblait extrêmement concentrée dans ce qu’elle faisait. Elle avait environ la cinquantaine, et portait un très joli tailleur. Elle donnait l’impression d’être une femme d’une certaine classe, même dans ses gestes elle avait une manière bien à elle, délicate mais efficace, d’agiter l’éventail. Sa chevelure était grisonnante, coupée court, lui donnant encore plus de charisme. Elle était belle, un tout petit peu maquillée, ce qui m’étonna à une telle heure de la nuit. Son visage était certes crispé, se sentant désemparée face à la situation, mais elle conservait en général un calme de guerrier. Elle se tenait droite, et me scruta de ses yeux bridés quand j’entrai.
« - Ah docteur, enfin ! Je n’arrive plus à respirer, aidez-moi... dit le patient, tout essoufflé »
Je m’affairai autour de lui tout en lui parlant, déplaçais ses oreillers pour le mettre en position assise. Je l’auscultai, puis avait diagnostiqué un œdème pulmonaire et fis une ordonnance.
« - Oui, faites vite docteur, je vais mourir
- Vous n’allez pas mourir monsieur, voici l’ordonnance, le garçon de salle va aller à la pharmacie aussi vite qu’il pourra. »
Quand les médicaments arrivèrent, on les injecta aussitôt au patient.
« - Alors monsieur Ratsilaosana, vous allez mieux ? lui demandai-je.
- Un peu, juste un peu, je me sens encore légèrement à bout de souffle.
- Le médicament va faire effet, ne vous en faîtes pas, le rassurai-je. »
« - Je vais y aller, dis-je en m’adressant à Nicole. Comment vont les paramètres ? Bien ? Ok, prenez-les toutes les heures, je pense que ça ira. »
En m’adressant au patient,
« - Mr Ratsilaosana, je vais y aller. N’hésitez pas à appeler dès qu’il y a un problème, d’accord ?
- Mais... vous êtes sûr que ça va aller ? s’inquiéta Ratsilaosana.
- Ça ira, ne vous inquiétez pas ! lui dis-je avec un sourire »
Je sortis du bâtiment du service de cardiologie pour rejoindre le mien un peu plus haut. Il n’y avait qu’un clair de lune pâlot pour guider mes pas. Arrivée à un escalier, je m’assis. Je m’étais adossée à une clôture en bois, et contemplais le ciel qui était sans le moindre nuage, laissant voir des milliers d’étoiles. Durant mon enfance, j’avais beaucoup aimé l’astronomie. Je me souvenais encore de quelques constellations que j’essayai de retrouver. Tout était si calme. Tout semblait en parfaite harmonie.
Mais cette harmonie n’était qu’extérieure. Dans cet hôpital, sûrement, quelque part dans ces salles dont je voyais au loin leur lumière, des gens étaient en panique, courant en urgence à la pharmacie, des chirurgiens en difficulté en pleine opération, des patients se sentant de plus en plus mal, sans le moindre espoir de survivre jusqu’à demain.
Alors que je me perdais encore dans mes pensées, le téléphone sonna. Encore le service de cardiologie. J’y revins aussi vite que possible. Je retrouvai l’infirmière qui me semblait beaucoup plus calme que la première fois.
« - Pour un autre patient ou encore Ratsilaosana ?
- Pour le même monsieur, pas grand-chose. Je pense qu’il a juste envie qu’on se soucie de lui. Ses paramètres sont normaux, me répondit l’infirmière
- D’accord, je vais le voir. »
En entrant dans la chambre, je revis le même tableau que tout à l’heure, sauf que la femme avait cette fois-ci l’air énervée.
« - Que se passe-t-il ? leur demandai-je.
- Eh bien, c’est sa faute ! Il a insisté pour faire se lever, et du coup il a de nouveau du mal à respirer! »
Nous nous étions exécutés à mettre assez d’oreiller pour tenir Mr Ratsilaosana en bonne position.
« - Merci, merci. Je me sens déjà mieux. Je pense, docteur, que votre présence m’aide vraiment ! Pouvez-vous rester un peu ? me demanda-t-il.
- Euh... si vous voulez, oui. Je suis là pour m’occuper de vous. Répondis-je, un peu gênée. Vous voulez discuter ? Ne vous gênez pas, je sens qu’il s’est passé quelque chose aujourd’hui pour avoir autant agité votre cœur.
- Hummm... fit-il en soupirant. Ma famille est venue me voir cet après-midi. Toute ma petite famille. J’ai trois enfants et cinq petits-enfants. Ils étaient tous là.
- Et pourquoi ça vous a touché ? Ils ne viennent pas souvent ?
- Ils ne viennent jamais... Je ne vois que très rarement mes enfants depuis qu’ils sont partis de chez moi. Ils me détestent. Ils sont persuadés que j’ai tué leur mère. Ce qui est un peu vrai. Je n’étais pas un mari modèle, ni un père modèle. Je n’ai jamais battu ma femme, par contre, je la battais d’une autre façon : par les mots, par les actes. Peut-on mourir de désespoir ? Mes enfants ne me l’ont jamais pardonné. Dès qu’ils avaient eu les moyens, ils sont partis chacun à leur tour sans plus donner de nouvelles. Ma vie, je l’ai continué avec ma nouvelle femme que vous voyez là si énervée ! Et je ne sais comment ni pourquoi, ils étaient venus me voir aujourd’hui! Vous imaginez ! Mes enfants étaient là ! Je ne les ai même pas reconnus ! Je me suis soudainement rendu compte à quel point je les aimais. Je me ferai racheter. Je le ferai, avant de mourir, je le promets.
- Il se fait tard chéri, je pense que le docteur a beaucoup d’autres choses à faire aussi, dit la femme à son mari
- Vous allez mieux monsieur ? m’assurai-je
- Oui, bien mieux. Je vais pouvoir me rendormir là, je pense. Merci infiniment docteur. »
Et je suis partie.

CHAPITRE II

Deux heures du matin... le téléphone sonna. C’était le service des maladies respiratoires qui appelait.
« - Qu’avons-nous? m’adressai-je à l’infirmière
- C’est un cas délicat docteur. C’est un VIH positif, à une phase d’immunodépression sévère. Il a une pneumopathie et là il est complètement encombré. Il est inconscient.
- Vous avez un aspirateur? demandai-je en m’empressant
- Oui, je l’ai déjà installé, répondit l’infirmière
- Ok, allons-y, dis-je tout en me précipitant vers la chambre du patient »
Mes pas résonnaient dans ce couloir où aucun autre bruit ne se laissait entendre. Le traverser pour arriver à la chambre du patient semblait être éternité. Je le connaissais, et je ne voulais admettre que son cas s’est détérioré, non, je ne voulais pas accepter qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps.

***
La première fois que je l’eus rencontré fut le jour où il était entré à l’hôpital. C’était un dimanche où j’étais de garde. Je l’avais vu, assis à sa fenêtre, le visage passif, l’œil divaguant et l’esprit ailleurs. La chambre avait une ambiance tamisée de rouge. Tout était bien rangé. Sur une table, au moins huit boîtes de médicaments étaient alignées, avec une notice bien claire étalée devant. Sur une autre, des hot-pots et des verres s’empilaient bien propres et ordonnés. En me voyant, le patient me fit juste un signe de tête et ne m’adressa pas un mot. Il était petit, le teint clair, un visage rond, et les cheveux coupés ras. Sa maigreur était telle que la vue de ses clavicules saillantes à travers son T-shirt complètement trituré m’avait causée de l’effroi. Ses lèvres étaient si sèches qu’elles saignaient. Son corps était recouvert de tâches brunâtres, que je voyais surtout au niveau de ses bras, et il commençait à aussi en apparaître sur ses joues.
Je l’avais examiné, lui avais posé des questions sans que je ne puisse lui arracher la moindre syllabe. Quand j’eus fini et que je m’apprêtais à tourner les talons, il ouvrit enfin la bouche.
« - Dites-moi, est-ce que j’ai le sida? interrogea-t-il, sans lever les yeux.
- Ce n’est pas de ma responsabilité de vous faire quelconque annonce. Il faudra sûrement attendre les médecins du service demain pour vous tenir au courant de votre maladie, répondis-je.
- Je vous en supplie docteur, je veux savoir... insista-t-il. »
Son visage se crispait de plus en plus. Il voulait cette réponse à tout prix, et il en avait le droit.
« - C’est le Sida. Vous avez raison. »
Ma phrase terminée, il s’allongea en se tournant vers le mur. Je l’entendis sangloter, et d’une petite voix me dit :
« - Je regrette ce que j’ai fait, je le regrette beaucoup. C’était l’histoire d’une nuit. Et cela va me coûter une vie... »
J’avais posé ma main sur son épaule. Il pleurait. Il prenait ce qui lui arrivait comme une punition. Tout en ayant resserré ma main, je lui répétai qu’il méritait le pardon, et qu’il devait l’accepter pour que tout allât bien, n’ayant su que dire d’autre.
J’avais devant moi un Homme qui savait que sa fin, inéluctable en toute circonstance, était proche.

J’ouvris la porte et vis le patient immobile sur son lit. Je m’étais précipitée pour le voir. Par rapport à mes souvenirs, il était pâle. Ses pommettes saillantes faisaient reculer ses yeux jusqu’au fin fond de son visage. J’avais commencé l’aspiration bronchique. A un certain moment, des larmes coulaient de ses yeux: il ressentait encore la douleur. Cependant, un sourire se dessinait sur son visage. Était-ce de la sérénité face à la fatalité ? Quand j’eus fini, je savais que plus jamais je ne le reverrai. Je lui dis au revoir.

FIN

Il faisait jour. L’air était si frais après l’ondée du matin. Je sortis du bâtiment avec un sentiment étrange d’espoir, de renouveau. Tout autour de moi me semblait si gai. Des infirmières qui revenaient de la cafeteria se tenaient par la main et riaient comme des enfants. Des gardes malades qui faisaient la queue à la pharmacie, discutaient vivement sans pour autant se connaître. Ils avaient l’air apaisé et confiant, après la peur de la nuit, le jour apporte l’espoir. Les agents de nettoyage étaient à pied d’œuvre, et tout le monde fit attention à ne pas écraser le sol mouillé.

J’allais quitter l’hôpital dans quelques minutes, ma garde était finie. Je reviendrai demain. Et demain, après-demain, le jour d’après, et tant que je mettrai les pieds dans un hôpital, j’aurai à chaque fois un nouveau lot d’histoire, un nouveau lot de cocasserie, un nouveau lot de tristesse, et un nouveau lot de joie. C’est le dernier lieu où l’on peut se sentir émotionnellement à l’abri, et le premier lieu où l’on se sent vraiment... humain.