Marathon

Elle entendit le vent souffler contre sa fenêtre, se déchaîner, faire claquer les volets. Elle se retourna dans son lit en s'enveloppant dans sa couette. A l'intérieur, emmitouflée de cette manière, elle se sentait en paix et en sécurité. Elle ferma les yeux et repensa aux fois où elle sortait courir avec ce même temps. Toutes ces fois où elle avait senti le vent dans son dos et où il l'avait poussée, tout en la décoiffant. Toutes ces fois où elle s'était, au contraire, débattue contre sa force pour avancer. Elle pouvait encore imaginer le poids de son souffle sur son ventre et les larmes qui restaient accrochées à ses paupières à demi closes. Elle revoyait dans le fond de sa pensée les éléments de la nature virevoleter, être envoyés violemment à droite, puis à gauche comme une balle de tennis. Elle entendait les arbres se débattre derrière les murs de sa chambre, en écho à ses souvenirs.
Nostalgique, et un peu amère aussi, elle rouvrit les yeux sur sa médaille accrochée au mur. Elle compta le nombre de semaines qui la séparaient du dernier jour où elle avait enfilé son bas de course et où elle avait foulé le béton. Elle eut un pincement au cœur en prenant conscience que les doigts de ses deux mains ne suffisaient plus.
Elle toucha ses jambes, créées pour avancer en rythme, avec force, pour la porter loin et toujours plus vite. Elle fut soudainement secouée d'un sanglot, puis elle pleura tout à fait. Elle en voulait au monde qui était injuste, elle en voulait à ceux qui ne pensaient qu'à eux, elle en voulait à lui, tout particulièrement. Lui, qui l'avait aperçue passer alors qu'elle courait. Lui, qui l'avait suivie discrètement. Lui, qui avait attendu qu'elle atteigne un endroit isolé pour la rattraper en un battement de jambes. Lui, qui l' avait touchée, agrippée, palpée. Lui, qui l'avait recouverte d'un regard pervers, envieux et sale. Elle avait essayé depuis de se débarrasser de cette enveloppe poisseuse qui la collait, en vain.
Tout à coup, elle essuya ses larmes avec colère, persévérance et volonté. Elle ne pouvait plus accepter de le laisser gagner. Il n'était plus possible que l'égoïsme d'un homme l'empêche de pratiquer le sport qu'elle aimait.
En une seconde, elle s'était levée, avait attrapé un tee-shirt neutre dans son placard et l'avait plaqué sur son bureau. Elle prit un gros feutre indélébile qui traînait dans un tiroir, puis traça les lettres qui s'étaient imposées à elle au sein de son esprit.

Après des mois d'entraînement, elle attendait, fébrile, derrière la ligne de départ, une foule devant elle, une autre derrière elle. Mais rien ne comptait plus que son objectif actuel. Elle se concentra, souffla, respira.
Une seconde avant le coup de sifflet, elle fut brièvement dérangée par une bourrasque de vent.
Pendant les premiers kilomètres, elle fut portée par les encouragements, par les autres coureurs autour d'elle. Elle avançait, pas après pas, elle sentait son engagement et son exploit se diffuser dans chaque muscle de son corps.
Elle souffrit, un peu au début, puis beaucoup. Elle accéléra, ralentit, accéléra de nouveau, trouva sa parfaite cadence.
Elle se remémora son premier entraînement, sa peur, ses doutes ; elle s'était habillée, puis avait soudainement abandonné ; elle avait rétracté son ambition et sa détermination. Au bout de quelques minutes enfin elle s'était résignée, s'était révoltée, s'était décidée. Elle y était allée.

Lorsqu'elle passa la ligne d'arrivée, qu'on la félicita, qu'on la photographia, qu'on l'acclama, tout en éclatant de joie, essoufflée des 42 kilomètres qu'elle avait victorieusement avalés, elle n'eut qu'un seul réflexe : montrer son dos. On pouvait y lire : "A toutes les femmes victimes de violences sexuelles".