Madame Némault

Toute histoire commence un jour, quelque part.
La mienne commence dans cette chambre impersonnelle, réveillée par les mots banalement enjoués d'une dame en blanc. Le ton commerçant, comme celui de Mme Badillot, de la boulangerie, moins la chaleur et l'odeur du pain.
- Bonjour Mme Némault, comment-allez-vous ? C'est l'heure de vos médicaments. Tenez, avalez ça.
Elle pousse un gobelet de carton plié, comme dans les hôpitaux, où se terrent quelques pilules colorées.
- Qu'est ce que c'est ?
- Allez, on ne fait pas d'histoires, c'est comme hier.
Qui est cette dame ? Elle ne manque pas de culot, de débarquer dans ma chambre comme ça, sans se présenter. Les jeunes sont tous malpolis, maintenant - voilà que je parle comme une vieille dame.
D'ailleurs, ce n'est pas ma chambre.
- Qu'est ce que je fais ici ?
- Enfin, ne faites pas d'histoires. La journée est très chargée, j'ai encore quarante chambres et je dois couvrir pour Nina. Mais si, vous savez, c'est celle qui fait le deuxième, d'habitude. Enfin je dis d'habitude, mais ça fait des semaines qu'elle vient plus. Malade qu'elle dit, mais si vous voulez mon avis, c'est plutôt une allergie au travail.
Tout ceci me semble vaguement familier. Ce que je ne comprends pas, c'est qu'hier je me suis endormie dans le lit conjugal, comme tous les soirs depuis 30 ans.
- Où est mon mari ? Il va s’inquièter. Il doit me ramener à la maison. Je ne peux pas rester ici.
- On ira le voir vendredi après-midi, c'est prévu. Vous n'avez pas eu l'emploi du temps ? C'est juste a côté de l'église, donc c'est pratique après la messe.
Elle déblatère avec naturel, sans gêne, comme à une vieille amie. Elle a cette aise angoissante des gens qui connaissent toute votre vie sans que vous croyez les avoir jamais vus. Comme ces vieux amis de vos parents qui vous ont vu grandir, et vous rappellent qu'ils vous ont vu courir toute nue dans le jardin, il y a longtemps, pour briser la glace. Je me demande comment ils vont, d'ailleurs, mes parents. Ils commencent à se faire vieux.
- Mais on est où là ?
- Rooooh, décidément, vous oubliez de plus en plus, hein ?
- Pourquoi je suis là ?
- Pour vous reposer, Mme Némault, et vous voyez, vous en avez grand besoin.
- Mais je vais rester ici longtemps ?
- Aussi longtemps qu'il le faudra.
- Mais il faut que je rentre à la maison, mon mari doit se faire du souci.
- Ne vous inquiétez pas pour cela. Bon, je vais faire la chambre d'à côté, je repasse dans une heure. A toute à l'heure, Mme Némault !
Elle sort.
Mon regard parcourt la chambre. Un bureau, une télé, deux fenêtres, une salle de bain individuelle. Sur ma table de chevet, une photo de mon mari et moi, et plein d'inconnus qui nous prennent dans leurs bras. Je reconnais notre anniversaire de mariage, le costume de mon mari, quelle allure ! On se regarde en souriant. A mes pieds, tirant sur ma jupe, ce doit être ma fille, je ne la reconnais pas bien. J'ai l'impression de ne pas l'avoir vue depuis une éternité. Elle doit avoir terminé ses études, maintenant. D'enseignante, je crois. Elle était douée, je suis sûre qu'elle s'en sort bien. C'est dommage qu'elle n'appelle pas plus souvent.
Sur le dossier de la chaise est pendue une veste de dame, presque neuve, d'assez bon goût - ce vert m'irait bien.
Sur le bureau, ça et là, je reconnais quelques unes de mes affaires : ma médaille de baptême, ma montre - offerte à mes 60 ans, et mon alliance. Recroquevillé sur lui-même, ce sautoir que j'adore porter -  un autre cadeau de mon mari, d'avant même notre mariage, ça remonte. J'habitais alors rue du Frêne, chez mes parents. Je me demande d'ailleurs comment ils vont, mes parents. Ils commencent à se faire vieux.
J'ai de cette époque des souvenirs heureux : ce jeune homme me faisait la cour. Il était drôle, spontané, et me regardait toujours en coin, avec un sourire. Il semblait alors toujours faire beau, et nous nous plaisions beaucoup. Un jeune incapable, disait mon père. Ma mère, plus tard, lorsque nous étions seules dans la cuisine, m'en demandait des nouvelles et je lui racontais tout en gloussant. Lorsqu'il m'a offert ce collier, les copines n'en revenaient pas, et j’ai subis en souriant leurs ricanements bienveillants pendant toute une semaine. Après, la guerre a éclaté, et on a tous arrêté de rire. Je l'ai épousé l'année d'après.
La chaîne a depuis été remplacée maintes fois, mais le pendentif est intact. Je le porte tous les jours - sauf aujourd'hui. Il mériterait d'être poli. Tout comme cette dame en blanc qui est entrée dans ma chambre, il y a quelques minutes, je ne sais plus. Elle non plus n’était décidément pas polie.

Soudain la porte s'ouvre sur un "rebonjour Mme Némault, tout va toujours bien ?". Une dame en blanc vient de faire irruption dans la pièce, un plateau dans les mains. Sans attendre ma réponse, elle le pose sur mon lit.
- Mardi, c'est poulet, avec des haricots verts, comme vous aimez. Bon appétit !
C'est vrai que j'aime ça, les haricots verts. Je n'en mange pas assez souvent. Je la remercie à demi-mots, gênée par sa familiarité.
- Mais vous êtes qui, vous ?
- Enfin, Mme Némault, je viens vous voir tous les jours depuis que je suis ici - vous oubliez !
- Je vais rester ici encore longtemps ? Mon mari va être inquiet.
- Jusqu'à ce que vous soyez reposée, Mme Némault.
J'ai à peine le temps de protester qu'elle est déjà sortie, et pousse un chariot de plateaux similaires un peu plus loin dans le couloir. Rebonjour Mme Brunel, l'entends-je dire a travers la cloison.

Ces haricots sont trop cuits, sans saveur. Ce sont ceux de ma mère qui me les ont fait aimer. Ce n'est pas chose facile de faire manger des haricots à une môme de huit ans, mais elle avait sa recette. Je me souviens la voir en tablier dans notre cuisine d'antan, m'expliquant en levant son couteau et son doigt la science de la découpe de l'oignon, la délicatesse de l'ail, et la souplesse du poignet. C'est cette même recette qu'elle m'a transmise et que j'utilise encore aujourd'hui lorsque je cuisine pour mes jeunes enfants, et que je leur transmettrai quand ils auront grandi. J'en oublie de finir mon assiette.

Je ne sais combien de temps après, la porte s'ouvre. Un jeune homme s'approche en souriant.
- Bonjour Mamie ! Comment ça va aujourd'hui ?
- Bonjour, lui réponds-je en lui retournant son sourire.
Je ne sais qui il est, mais il a fière allure, comme mon mari. Il me regarde droit dans les yeux, comme s'il y cherchait quelque chose. Il a dû se tromper de chambre. Je n'ose pas le renvoyer, il a l'air si sûr de lui. Je continue de sourire.
Il s'assoit au bord de mon lit.
- Tiens, je t'ai apporté ça.
Il dépose une boîte de chocolats sur ma table de chevet. Je le remercie et continue de sourire. Il doit faire erreur, mais sa compagnie est si plaisante, amicale, et je reçois si peu de visites. Cette visite inattendue est un peu gênante, car je n'ai rien à lui offrir : peut-être ai-je encore quelques biscuits dans la cuisine ? Restera-t-il dîner ?
Il m'explique qu’il a raté le premier train pour venir, trop de travail à la fac en ce moment, les études, des nouvelles de sa sœur... Je l'écoute distraitement. Quel garçon sympathique et attentionné ! Son jeune visage a quelque chose de troublant. Il ressemble un peu à ma fille. Peut-être un lointain cousin dont j'ai oublié l'existence.
-... Mais enfin, j'imagine que Maman te l'a déjà dit quand elle est venue hier ?
Je masque tant bien que mal mon embarras.
- Oh, à mon âge, on perd un peu la mémoire.
- Oui, je sais.
Il détourne le regard, gêné.
Soudain il se lève, m'embrasse sur le front, et me dit à la semaine prochaine. Je n'ai même pas eu le temps de lui signaler son erreur, ni de lui demander ce que je faisais ici, et pour combien de temps.
Dehors, il se met à pleuvoir, doucement. Les fines gouttes qui battent les carreaux me rappellent mes années d'études. Je logeais dans une chambre de bonne, encore plus petite que celle-ci, rue Legendre. J'avais de la chance de faire des études - beaucoup n'en faisaient pas, surtout les filles, mais mon père croyait aux "têtes bien faites", et tout le monde s'était serré un peu la ceinture. Je me demande comment ils vont, mes parents - ils deviennent vieux. Chaque fois, penchée sur mon minuscule bureau, sur lequel s'étalaient livres et cahiers jaunis par la lumière de ma lampe, la pluie sur le velux accompagnait mon travail. Aujourd'hui c'est un autre bureau, recouvert de vêtements d'inconnus et de mes bijoux, dont le sautoir que j'aime tant - un cadeau de mon mari, avant notre mariage si mes souvenirs sont bons - et je ne suis plus étudiante - vous pensez, avec tout ce qu'il y a à retenir ! - mais c'est cette même pluie qui tapote les fenêtres, réconfortante.

La porte s'ouvre, et une dame en blanc vient poser un plateau sur mon lit.
- Allez Mme Némault, il faut manger un peu ce soir.
- Il faut que je rentre chez moi, mon mari m'attend. Il doit être inquiet.
- Je peux vous dire qu'il sera inquiet si vous ne mangez pas plus !
- Vous savez combien de temps je vais rester ici ?
- Jusqu'à ce que vous soyez reposée, Mme Némault ! Et puis me dites pas que vous êtes malheureuse, ici, c'est vous qui avez le plus de visites.
Je ne sais pas de quoi elle parle, mais je la regarde en souriant. Je ne sais pas combien de temps je vais rester ici.

Toute histoire commence un jour, quelque part, et jusqu’à ce qu’elle s’arrête, celle de ma grand-mère commence ici: dans cette chambre impersonnelle, aujourd’hui, puis le lendemain, puis, inlassablement, toutes les semaines, tous les jours, tous les matins, réveillée par les mots banalement enjoués d'une dame en blanc.