Ma grand-mère, mon combat

Ange Kasongo. Je suis journaliste de la République démocratique du Congo. Nouvellement diplômée de l'Ecole supérieure de Journalisme de Lille. Amoureuse du journalisme narratif, portée par les ... [+]

Toute histoire commence un jour, quelque part : la mienne a commencé dans une minuscule maison remplie d’amour, où je vivais merveilleusement bien avec ma grand-mère. Au petit matin, les bruits des vendeurs ambulants me faisaient sursauter du lit, les beignets au gingembre concoctés par ma grand’mère, la veille, satisfaisaient ma gourmandise avant de prendre la route pour l’Université. J’étais à une année de finir ma formation en agronomie. Mon Institut était situé à quelque cinq cents mètres de notre nid de bonheur. Je faisais le trajet chaque jour à pied, sans me lasser.

Dans les rues miroitantes où l’on marchait le long des boutiques encore fermées à cette heure-là, nous nous reconnaissions, nous qui avions l’habitude de sortir de bonne heure chaque matin allant à la rencontre de notre destin, bousculés par la rage de réussir, motivés par les rêves de percer le mystère d’un avenir que chacun caressait silencieusement dans un petit coin de tête. Pour ceux qui somnolaient encore sur la route, les ruelles pierreuses de notre quartier se chargeaient de les réveiller chemin faisant.

Si mon histoire a commencé là petitement, avec le temps, elle a connu des rebondissements. Elle a été influencée notamment lorsque j’ai rencontré une bande de jeunes de ma paisible ville. Ils avaient une stratégie peu conventionnelle pour arriver à leurs fins. Il faut dire que dans la société où nous vivions, on n’était pas habitué, par exemple, à descendre dans la rue pour réclamer nos droits à l’autorité publique et lui rappeler ses devoirs. C’est ce que la bande d’amis entendait instaurer. C’était un combat perdu d’avance, nous disaient les citoyens lambda qui se contentaient de cette misérable paix. Mais les amis avaient prévu une première réunion pour mener à bien ce projet. J’avais décidé de me lancer.

Ensemble, nous avons commencé à réfléchir sur plusieurs stratégies à mettre en place pour sensibiliser jeunes et vieux à manifester. Il était question d’exprimer notre mécontentement au regard des injustices dont nous pouvions tous témoigner avoir été victime.

Contrairement à d’autres, nous n’avions pas forcément envie de quitter la ville qui nous avait vu naitre. Certains préféraient aller se battre dans la capitale qui commençait à ressembler à une boite de sardines tellement tout le monde pensait que c’était the place to be. Kalema était notre ville. On lui devait notre réussite. Sur son sol riche en minerais, chacun avait construit ses souvenirs d’enfance et appris à apprécier la beauté de la vie, à travers la joie de vivre de ses habitants, parfois insouciants de leur sort, un peuple avec un haut niveau de résilience au point d’énerver. La légèreté de la vie quand des gens mouraient sous nos yeux, pour si peu, pouvait devenir insupportable. Mes amis et moi avions juste le sentiment que le chef qui était à la tête de notre ville nous snobait totalement : il n’en avait rien à foutre de notre situation précaire ! Tout laissait croire qu’à ses yeux, seul son pouvoir arraché par la bataille et le sang comptait. Ekenzo, le chef de la ville, s’apprêtait à faire passer une loi au parlement provincial qui lui assurait la possibilité de rester au pouvoir à vie. Pour nous, il était hors de question d’accepter ce que l’on considérait comme un abus de pouvoir qui puait l’excès de zèle dictatorial. En acceptant d’aller manifester pour exprimer mon désaccord, j’étais conscient que tout pouvait m’arriver : la mort ou la prison.
Nous étions les oubliés de la république. Oubliés donc, nous avions décidé d’entamer notre première action après une série de manifestations réprimées pour donner de la voix. Ce jour-là, je partis d’abord à l’hôpital où ma grand-mère, âgée de 84 ans, était hospitalisée. Prévenu par le corps médical qu’il y avait peu de chance qu’elle s’en sorte, j’avais l’étrange sentiment que cette première manifestation pacifique à laquelle j’allais prendre part ne se déroulerait pas en toute quiétude.

Ma grand-mère était mourante, elle était affaiblie par la maladie depuis plus d’un mois. Ses yeux languissants, son corps sans force était alité dans une chambre très éclairée, peinte en grise et où l’odeur des produits pharmaceutiques dominait. Le calme de la chambre et toutes ces sondes autour de son nez et ses mains m’effrayaient. Son regard de chien battu m’évitait à tout prix. En évitant de me faire de la peine, elle me passait pourtant un message. Son radieux sourire d’autrefois qui exposait sa bouche presqu’édentée était tout d’un coup devenu difficile à arracher. Mes grimaces n’avaient désormais aucune influence sur elle. J’étais notamment venu pour ce sourire qui donne force et motive.

Si j’étais arrêté, il était clair que je n’assisterais pas aux derniers soupirs de ma grand-mère. Partir, c’était se détacher d’elle. C’était accepter de s’éloigner du chevet de son lit de mort. Je me souviens que deux amis de la bande étaient tombés sous des balles réelles quelques mois plus tôt. Nos cris d’alarme, nos manifestations n’avaient pas réussi à sortir Ekenzo de son palais; encore moins de son silence assourdissant. Nos plaintes sonnaient-elles désormais comme des cantiques élogieux ? La mort de nombreux jeunes était passée sous silence. Nos pleurs dans l’indifférence totale. Là, devant le lit de Charlotte, ma grand-mère, je soupirais ! Partagé entre l’envie d’aller manifester et la peur de périr.

J’essayais de me convaincre moi-même du bien-fondé du geste que je me préparais à poser. Ce combat était aussi l’occasion de la rendre plus fière de moi, peut-être. Elle aurait tellement souhaité que je devienne un jour ce grand Monsieur, comme ceux qu’elle appelait « Bilombé », entendez par là « les plus forts ». Il était temps que je devienne un Bilombé comme elle aimait si bien le dire lorsqu’elle me racontait l’histoire de Thomas Sankara, pour lequel elle avait tellement d’estime, et de Patrice Emery Lumumba dont une photo ornait notre salon. Ce souvenir qui resurgissait de manière inattendue, formulé comme un prétexte, m’aida subitement à quitter la chambre et aller vers mon destin !
A la sortie de la pièce, je croisai sa fille : mon inconnue de mère, à laquelle j’estimais ne devoir aucune explication sur mon engagement citoyen. Son sourire avec un brin de culpabilité n’arriva à m’arracher qu’un regard bienveillant. Elle n’existait quasiment plus pour moi, cette femme. Elle avait sa nouvelle vie de famille ; son mari et les deux enfants qu’ils avaient eus ensemble. Moi, je n’étais que l’enfant de sa jeunesse que son mari ne supportait pas de voir dans les couloirs de sa maison. Depuis tout petit, Charlotte, ma grand-mère, était tout pour moi, m’ayant élevé avec les moyens du bord qu’elle tirait de la bière traditionnelle et des beignets au gingembre qu’elle faisait et revendait. Charlotte pouvait être à la fois sévère au point de frôler la méchanceté et douce comme un chocolat fondant. Nos désaccords tournaient toujours autour de son rôle de trait d’union entre sa fille et moi.

Je quittai l’hôpital vers 20 heures. Je rejoignis mon nouveau groupe d’amis juste après. Il était 23 heures lorsque la dernière réunion se termina. Nous nous étions donné rendez-vous pour le lendemain à 8h quand, soudain, un de nos amis alerte dans le groupe Whatsapp qu’il a été arrêté par la police. Paniqués, les regards des amis avec lesquels nous étions dans la voiture semblaient se perdre tout d’un coup. Le temps de faire le tour avec le chauffeur et d’en déposer certains, nous n’étions plus que trois lorsque nous avons pensé qu’il n’était plus opportun de se disperser. L’un de nous a proposé que l’on squatte dans un petit hôtel pas cher. L’idée paraissait séduisante mais on n’aurait pas dû.

La réceptionniste semblait peu convaincue lorsqu’elle a sorti les clefs des chambres de son tiroir. J’ai toujours pensé qu’elle avait alerté les services de renseignements. L’une des premières nuits les plus longues. En voulant quitter l’hôtel aux premières heures du jour, nous fûmes interpellés juste à la sortie de l’hôtel par deux policiers.

Ils ne nous ont pas interrogés. Ils ne nous ont pas brutalisés. Ils ne nous ont rien ravi. Ils nous ont appelés par nos prénoms. Jules d’abord, c’était un habitué des marches pacifiques. Ils nous ont invités à entrer dans la jeep vert foncé encadrée de deux autres voitures. Mes mains tremblotaient, une sueur froide me traversait, mon ventre ballotait ; Jules me saisit la main et me susurra des phrases rassurantes : Ne panique pas, ça ne va prendre que quelques heures.

La vie de bilombé venait là de commencer pour moi. Nous fûmes directement conduits, sans être entendus, dans un petit cachot crasseux avec un coin toilette où une dizaine de personnes se trouvaient déjà. A peine arrivés dans la cellule, l’on nous invita à en ressortir.

Le chef de la prison centrale voulait échanger avec nous. Il avait la tête d’un vieux monsieur qui n’a jamais connu le sourire. Il avait tendance à toucher régulièrement sa moustache noire et une barbichette grise qui s’introduisait dans sa grosse bouche à chaque fois qu’il parlait. Le ton de sa voix et l’attitude de ses collaborateurs révélaient son caractère irascible. Il s’approcha de nous avec un air sévère : Ici, ce n’est pas la rue. Vos petits baratins sur la liberté que vous avez lus dans les livres, oubliez-les ! On est bien d’accord ?

Personne n’avait répondu.

Bien ! Qui ne dit mot consent. Je préfère considérer votre silence comme un engagement à l’obéissance.
Personne ne rétorqua.

Quelques poussières de seconde, et Jules décida pourtant de rompre le silence d’une voix forte : Alors, on peut retourner dans nos cellules ?

Ce n’est pas à vous de demander !, répliqua le chef qui n’avait pas l’air content, assis sur son fauteuil rouge face à une table en bois noir submergée de paperasse et qui, visiblement, n’allait plus tenir debout longtemps.
Sa réponse entraina une série d’expressions faciales de notre côté qui exprimaient un désaccord. Cela n’a pas joué en notre faveur.
Garde ! cria-t-il d’une voix enrouée !

Ils entrèrent comme des lions impatients de dévorer leurs proies.
Ils ont besoin d’une salutation de bienvenue avant de regagner leurs cellules !
Les gardes nous tirèrent brutalement vers eux et nous emmenèrent dans une salle suffocante et peu éclairée qui ressemblait à un garage non entretenu depuis des siècles. Les deux fenêtres fermées laissaient à peine la lumière du jour égayer la pièce. Ils nous demandèrent de baisser nos culottes et de nous coucher à terre. Je savais ce que cela voulait dire.

Ce jour-là, je reçus les premiers coups de fouet de ma vie. A chaque coup, je sentais mes fesses s’enflammer et cela traversait tout mon être. Mes larmes ne servirent à rien, car mon cœur se déchirait à chaque coup. Jules ne pleurait pas. Il encaissait avec de forts gémissements ; ce qui semblait agacer l’agent qui prenait cette retenue comme une manière de bouder ses forces.
Je commençais à crier :
Assez ! Arrêtez ! Arrêtez !

C’en était trop ! Mais ils avaient des règles à suivre. On en a pris trente chacun. A la fin, ils avaient tous transpiré. Ruisselant de sueur, ils rigolaient en nous regardant avec satisfaction. Nous, si faibles à leurs yeux. Nous étions à leurs pieds. L’un d’eux prit son index et balaya sa sueur pour la balancer sur moi. Jamais je n’avais autant pleuré du haut de mes 27 ans. Une soif ardente me dévorait. Je ne sentais plus mon postérieur mais je ne pouvais pas me permettre de le toucher au risque d’avoir atrocement mal. C’était notre première nuit en prison. J’avais perdu toute notion de l’heure.
Jules riait de tout. Même de nos peines. Il avait l’art de tourner des sujets sérieux en dérision pour nous encourager. Il avait une autre histoire avec la prison.

Je me rappelle avoir sombré dans un profond sommeil. Le crépuscule jetait ses dernières lueurs lorsque nous sortîmes de cette pièce vieillotte, où en plus de la senteur aigue de l’antiquité, l’odeur de la transpiration collait à la peau. Un couloir mal entretenu nous conduisait vers nos cellules lorsqu’un agent de l’ordre s’approcha et demanda : c’est qui Kizito ?
Pourquoi ? répondis-je sèchement.
Tiens, quelqu’un est passé pour toi hier.

Une lettre que je n’osais pas ouvrir tout de suite. Je me doutais de ce qui m’attendait. Je n’avais pas besoin de commencer une autre histoire alors que celle-ci n’était pas encore finie. Une histoire à tour de rôle. Selon les nouvelles qui nous parvenaient, nous n’allions pas mettre plusieurs jours en prison. L’avocat qui nous avait été proposé par les associations de droits de l’homme n’était pas encore autorisé à nous rencontrer. En gros, on passait nos journées à lire des ouvrages que les amis nous apportaient mais aussi à écrire des carnets. La prison inspirait.

C’était le dixième jour. La tentation d’ouvrir la lettre grandissait mais je résistais. L’image de mon passage à l’hôpital cristallisait mes pensées. Cette femme qui à mes yeux avait toujours paru indestructible et éternelle était dans le couloir de la mort. Il fallait que je retourne auprès d’elle, mais dans les couloirs de la prison, les nouvelles de notre sortie se floutaient au fur et à mesure que les jours passaient.

Ce soir-là, ils organisèrent une soirée culturelle. Nous avions de la chance, si l’on peut dire. Cela n’arrivait qu’une fois par trimestre. C’est alors qu’un prisonnier chanta une chanson du village de ma grand-mère. Elle avait l’habitude d’entonner cette chanson lorsqu’elle cuisinait. Pendant que sous les applaudissements, ce vieux prisonnier chantait et dansait, je revoyais ma grand-mère dans mes souvenirs en train d’esquisser quelques pas de danse et sourire.

Soudain, j’eus la force de me lever et de courir vers ma cellule. Jules qui suivait mes mouvements comprit que l’émotion m’avait envahi. De mes mains tremblotantes, je déchirai presque l’enveloppe marron qui contenait la lettre reçue. Elle n’était pas si longue. Elle ne contenait que quelques lignes rédigées par la fille de ma grand-mère.

«  Bonjour Kizito,

J’ai trouvé la force de venir à la prison en quittant l’hôpital. Elle se sentait un peu bien dans la matinée lorsqu’elle t’a aperçu à la télé. Je ne savais pas que tu étais emprisonné, c’est elle qui m’a annoncé la nouvelle en arrivant. Elle semblait être fière des raisons pour lesquelles tu avais été arrêté. J’ai eu le sentiment d’être une étrangère dans ta vie car elle a dit spontanément : « Voilà mon fils, mon Bilombé... » Maman n’a pas dit « mon petit-fils ». Mais elle n’a pas eu tort, il y a longtemps que je t’ai perdu. Au moins elle aura été fière de toi avant de nous quitter. Je comptais te le dire de vive voix et te prendre dans mes bras mais cela n’a pas été possible.
Sois fort.

La fille de ta mère. »