Lilas

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« On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. » Antoine de Saint-Exupéry

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C'est un matin pareil à tous les autres. Il n'y a encore personne « Chez Fernand ». Pierre est accoudé au bar. Il prend son café habituel. Sans sucre, avec deux croissants. Et il parle de Lilas avec le patron. C'est un chic type dont il apprécie la compagnie. Un homme qui l'écoute. Surtout à cet instant de la journée où le bistrot est tranquille. Il ne vient jamais à un autre moment. Surtout pas à l'heure où les sarcasmes des clients l'accableraient : « Le Pierrot, c'est un taciturne. Un sauvage. Pas étonnant que la Claudia se soit barrée avec la gamine. » La Claudia, c'était sa femme. La gamine, c'est leur fille : Lilas. Quatre ans tout ronds quand sa mère l'avait emmenée en région parisienne. Ça fait six ans qu'il ne l'a pas revue.

Il était couvreur. Après une chute qui a failli l'emporter loin, il ne travaille plus sur les toits. De toute façon, il ne veut plus voir la vie d'en haut ni essayer de décrocher la lune. Il préfère toucher la terre et fouler un sol ferme. Alors, il cultive des jardins. Et le sien. Les jours, les semaines, les mois se ressemblent. Seul varie le temps : beau temps malgré le froid. Temps de chien malgré la saison. Temps de saison, parfois. Quelle que soit la météo, il se lève à six heures, prend une douche, s'habille puis va au bistrot. Le dimanche est un jour particulier, il écrit à Lilas. Même s'il est bon en orthographe, il ne sait raconter que l'ordinaire. Il répète toujours les mêmes histoires : « Je n'ai pas changé la déco de ta chambre. Tu le feras quand tu viendras. Je n'ai pas acheté de nouvelle voiture : je garde l'argent pour toi. » Les soirs d'été, après sa prose, il s'assied au jardin, sous la tonnelle, et contemple la nature. Et qu'il pleuve ou vente, il reste là. Assis sur son banc. Longtemps. Dans son cœur, il ne s'attarde jamais. Il y a trop de douleurs.

Les gens ne savent pas que son plus grand chagrin, c'est quand Lilas a disparu de sa vie. Bien sûr, il y avait eu des arrangements juridiques. Mais à quatorze ans, elle n'avait plus voulu venir chez lui. Pourtant, il était aux petits soins pour elle. Du moins, il le pensait. C'est vrai qu'il ne savait pas toujours y faire. Les ados, ce n'est pas évident à comprendre. Certes, il n'était pas très bavard et à côté de sa femme, il passait pour un rustre. Elle se donnait des airs de grande dame. Quel poison avait-elle bien pu distiller dans l'esprit de la petite pour qu'il en soit ainsi ? Il n'avait engagé aucune procédure. À quoi bon ? Il ne pouvait pas obliger Lilas à lui rendre visite. Il continue de verser une pension pour ses études. Et lui réserve un petit pécule. Il est très économe. Parfois, l'envie de revendre la grande demeure familiale lui vient sauf que la chambre de Lilas est un lieu sacré. Un sanctuaire. Elle avait collé des posters sur les murs. Et quelques photos. Chaque jour, il vient les regarder. Les admirer.

D'ailleurs, il est maintenant dans cette chambre quand la sonnerie retentit. Et c'est une apparition qui se tient sur son paillasson : « Bonjour papa ! » Il ne répond pas et reste planté là, les bras ballants à ne savoir qu'en faire. « Sa » Lilas est ici, en chair et en os. Qu'est-ce qu'on dit à son enfant qui sonne à la porte après six années d'absence ? Six longues années à attendre. À espérer. Et quand le miracle se produit, il ne se passe rien. Rien. Il n'a pas anticipé. Les questions se bousculent. Les réponses se taisent, et lui aussi. C'est bien elle ? Il la reconnaît à peine. Six années. Six longues années. Qu'est-ce qu'il peut dire ? : « Content de te voir, tu veux un café ? » C'est qu'à cet âge, on ne boit plus seulement des sodas. Elle est là et c'est à peine s'il la reconnaît. Est-ce bien elle ? Ce n'est plus une enfant. Déjà une femme. Oui, déjà.

Les mots ne viennent pas. Et c'est encore elle qui parle : « Papa, je peux entrer ? » Il s'entend répondre oui. Et alors, elle passe devant lui tel un courant d'air qui vient faire le tour de la maison avant de repartir. Qui va aller voir ailleurs, emportant la joie. Ne laissant que la peine. Il voudrait la prendre dans les bras et chanter son nom. Cependant, il reste dans l'ombre et dans son silence. Et c'est étrange. Un vacillement. Qu'est-ce qu'il faut faire ? La peur de la perdre en même temps qu'il la retrouve le paralyse. Et déjà la souffrance pointe en lui. C'est un grand bonheur qui le poignarde. Il est trop puissant. Le chemin de la souffrance n'est pas une ligne droite. Et c'est qu'elle est perfide, cette souffrance : elle vous guette à chacun de vos pas. Quand on la croit loin, elle vous rattrape. Même aux meilleurs moments. Et puis, ce n'est peut-être qu'un rêve. Une hallucination ? : « Papa, je peux rester chez toi ? Je me suis cassée de chez maman. Elle me pourrit trop la vie ! »
Ce n'est plus un matin pareil à tous les autres.

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