L'homme, l'ombre et le lézard

Toute histoire commence un jour, quelque part. Pourtant, sous ces cieux d'un noir etincellant, où se noient silencieusement les myriades d'astres immaculés, un homme anonyme marche, seul. Il semble provenir de loin, chaque pas l'éloignant de ses origines, le plongeant dans un fugace instant présent pour le conduire vers un futur incertain. L'homme était en haillons, ses cheveux hirsutes luttaient contre le vent, froid et impitoyable, cruel et sauvage. Ses lèvres étaient mortes, sa gorge sèche, son estomac noué, sa tête en feu et son corps faible et fébrile. Ses pieds nus étaient squelettiques, des entailles dansaient sur ses genoux, et les muscles de ses mollets étaient secoués de vibrations, mûs par l'effort excessif qu'on leur imposait. Chaque brûlure, entaille, écorchure, à vif, brûle. Peut-être fuyait il un passé pénible, tourmenté d'interrogations sans réponses ? Ses yeux étaient rivés vers le sol, sans doute pour ne plus voir ce monde. Ce monde simple, beau, laid, niais, aberrant, souffrant et pénible, vil et fourbe, tendre mais buté. Halètement, suffocation, saignement et marche douloureuse, l'ombre à gauche, les ténèbres à droite, l'inconnu devant et le sang derrière.
L'homme marchait depuis très longtemps, peut-être trop. Harassé, il finit par plier des genoux et les poser sur le sol sableux, tel un religieux prostré dans une prière aphone. Né de la terre, il y retournerait, il le sait. Une terre aussi cruelle que le scorpion qui regorge en son sein, aride et sèche comme le coeur des hommes et insensible comme l'oeil qui fuit le malheur de l'autre. Peut-être est ce la fin, nuits et jours se sont succédés sans eau ni ration nourricière. Mais il ne mourra pas, il ne veut pas mourir. L'homme semblait seul, mais une voix, une ombre, l'accompagnait dans son voyage silencieux. Appelons la "Leundeum", cela aurait pu signifier dans une langue ancienne et obscure "Obscurité". Ce qui collait bien à la description que l'on peut se faire de l'ombre. Elle émergea du corps de l'homme comme si elle eut été une partie intrinsèque à celui-ci. Oui, c'était une belle terreur que de la regarder : grande, noire, plus sombre que le ténèbres de la nuit, haletante de joie, haine et plaisir, désir irrépressible de faim et de violence, de sexe et de colère. Flux et reflux. L'ombre était terrible, mauvaise.
- Où sont tes paroles ? Où est ton refus ? Où est passé ta hargne ? Où es tu ? Criait Leundeum.
Répondre était impossible. Peut-être fallait il juste fermer les yeux et feindre l'ignorance. L'homme devenu frêle à force de lutter ne put même pas se lever pour avancer que l'ombre immobilisa ses bras sans attendre. Il fallut que l'homme meure pour qu'elle vive. Il le fallait.
- Tu va mourir, homme. Dit Leundeum.
L'ombre se delectait de la souffrance silencieuse et stoïque de l'homme. Il fallait qu'elle fasse souffrir à ce misérable et éphémère homme qui l'a tenu attachée et maintenue dans des chaînes sans la laisser exprimer ses instincts.
- Homme, ta fin est proche pourtant ta délivrance est loin. Ta mort ne sera pas ton repos, ta mort sera ma vie et ta vie était éphémère et puérile. Vous, hommes, êtes tellement ridicules ! Avant de vous rendre compte du mal intrinsèque à votre âme et de la lutte que vous devez opposer à lui-même..." ici l'ombre le mordit cruellement à l'épaule "..vous mourrez, et finissez sous terre. Masse de chair désormais oubliée, maintenant victuaille pour les vers. Meurs donc, pour que je vive. Tu n'es qu'un humain.Tu mourra". Et l'ombre rit.
L'homme se leva lentement alors et lui dit, interrompant son rire
-...oui, je mourrai, comme tout le monde. Comme toi.
L'ombre rugit " Silence ! Plie les genoux, homme ! Je suis immortel ! Les âmes qui te hantent en sont la preuve, nous ne mourrons plus ! Je suis immortel par rapport à vous autres ! Plie tes genoux ! ". L'ombre avait emprise sur lui, mais l'homme ne plia pas les genoux. ". Un homme ne plie jamais les genoux", lui disait son père. L'homme leva lentement la tête et regarda alors l'ombre, la bête eut peur, elle eut peur de cet homme qu'elle haïssait mais aussi craignait, car il était tout ce qu'elle n'était pas. L'ombre cria, encore une fois, mais de peur.
Le regard de l'homme était froid, froid comme la braise, chaud comme le soleil, vif comme une plaie exposée au soleil. La haine d'un peuple, d'une idée ou tout simplement, d'un homme qui avait tout perdu et qui ne reculerait pas, fusse t'il devant le Diable lui-même dans sa splendeur macabre. L'homme regarda l'ombre qui le regarda, cette haine ne serait jamais éteinte, car elle était née avant eux. Et elle perdurera après eux. L'homme empoigna l'ombre par le cou et la jeta sur le sol et lui administra un coup qui lui fit crier de douleur. "Tu es faible, ombre. Tes pulsions te tuent, tu n'es pas mon esclave, tu es ton propre esclave. Tu t'es ligotée toi-même et hurle de rage contre ta nature."
- Disparaît maintenant. Ombre, voix. Disparaît. Va t'en. Je t'en prie... Libère toi. Murmura l'homme, las et exténué.
L'ombre entra dans son bras gauche avec le rire le plus sale, vile et sournois qu'elle avait
- Oh oui... Homme, je disparais... Mais en toi. Cette malédiction perdurera en toi et ne s'eteignera jamais, aussi longtemps que les cieux seront présents, aussi longtemps qu'un homme voudra se venger par le sang, je vivrai, homme.
La douleur reprit. Les muscles étaient las et l'esprit éteint.Mais il ne mourra pas. L'homme est fort.Il se relève, le sang tâchant ses bras,et continua de marcher, en quête d'une âme, d'un homme qui aurait assez de coeur pour lui donner la rincée d'une goutte d'eau et un caillou de pain.
Sur son visage, quelques larmes perlaient.
Douleur ? Chagrin ? Haine ? Désespoir ?
Il avait trop de questions pour le savoir. Il les but en silence en marchant.
Le matin, et son soleil ardent, caché sous une petite grotte providentielle, l'homme s'était réfugié de l'astre du jour qui régnait d'une main implacable sur la Terre Cruelle et Aride. À moitié évanoui, il se laissait aller au gré du vent qui était frais puis se fit âcre, âpre, sec, chaud, et torride. Quelques moustiques zezayaient au dessus de lui. Les chassant d'une main fébrile, il espérait qu'au moins l'une d'entre elles auraient suffisamment de sang pour se nourrir.La douleur des piqûres ne le dérangeait pas, ni le fait de perdre quelques millilitres de son liquide vital,mais son corps était faible désormais et il ne tenait pas à tomber malade, c'est en pensant à tout cela qu'il vit un petit lézard
- Tiens tiens, de la viande. Murmura l'ombre.
L'homme regarda l'animal pointer sa tête puis montrer le reste de son corps et inspecter la grotte, insouciant. Il pensait peut-être que l'homme était mort car il s'approcha de lui.
- Attrape le, homme. Si tu tiens à vivre. Ordonna l'ombre.
L'homme regarda l'animal, son regard était vide et avec une faible lueur, cette pâle lueur qui refusait de s'éteindre depuis le nombre incalculable de levers et couchers de soleil sur cette Terre. Son corps était brisé, sa respiration tremblante et faible, sa gorge desséchée et ses boyaux noués, tous criant "Faim ! Soif !".L'homme leva donc la main et pensa "enfuis toi, sinon je te tuerai. Si tu peux lire en moi, lézard, use de ta vélocité, et échappe toi"
- Si tu ne te dépêche pas il va fuir et c'est ta stupidité et ta soi disant bonne action qui te tuera. Répliqua l'ombre.
l'homme lança sa main. Le lézard fut pris. Soudainement il se débattit et s'échappa par l'entre ouverture des deux doigts de la main de l'homme. L'homme, pour la première fois depuis bien longtemps, rit légèrement. L'ombre le tança :
- Excellent. Plus rapidement tu aura de chances de mourir et plus je pourrai contrôler ton corps. Ridicule humain, il ne te restera plus à crever de faim."
l'homme se leva et rampa pour sortir de la grotte. Il était temps d'y aller. L'ombre sortit aussi et riait tout le long du chemin, attendant de voir l'homme tomber, définitivement. Mais il continua de marcher.
Il marchait de manière inconsciente mais assuré, telle la fourmi guidée par des forces invisibles comprises que par elle. Toute la journée il marcha, et l'ombre riait et dansait autour de l'homme,le croyant inconscient au fil des heures éternelles de marche.Car oui, l'homme était si fort qu'il pouvait continuer de marcher en étant inconscient de ses mouvements. Mais ce soir ce n'était pas le cas. Il regardait le sol, il y'avait les empreintes du lézard de ce matin.
Mais comme chaque être biologique a des limites, des chaînes invisibles de la nature sur toutes choses, il tomba. Pour la première fois, depuis qu'il avait commencé à marcher sur cette Terre, l'homme, le voyageur anonyme, tomba. Ses yeux étaient révulsés et sa poitrine rythmée de respirations lentes, douloureuses, et laconiques . C'était la fin, oui vraiment. Lui qui avait tant vu, survécu à tout et tous, allait mourir. Il avait besoin d'être réveillé, une piqûre de moustique aurait suffit, un coup, une tape, il ne doit pas dormir, non, pas maintenant, lève toi. L'ombre s'assit et le regarda agoniser. L'homme luttait, de toute la force de chaque fibre de son corps, de tout son être, mais c'était fini...Oui peut-être était-ce la fin... L'ombre dit, d'un ton presque triste en le regardant agoniser :
- Au moins tu t'es battu comme aucun homme avant toi ne l'a fait.
Puis criant d'une manière obscène :
- Maintenant meurs ! Meurs et laisse le sang retourner au sang et venger le massacre par le massacre !"
Non, non, lutte, tu es las, mais lutte, non, non... L'homme mourrait, et c'était terrifiant car il n'avait pas peur, tellement il l'a attendu avant ce jour. Il pensait que la lumière n'apparaîtrait plus devant ses yeux qu'il senti une morsure, vive, presque cruelle, sur un de ses doigts. Il se réveilla subitement et regarda : c'était le lézard de ce matin. Brave petite bête. Le lézard disparu entre des rochers. La voix hurlait et hurlait de haine, de désarroi, de tristesse et de bestialité. L'homme ne devait pas mourir aujourd'hui, comme il en fut d'hier. C'était tout
- S'il le suit dans les rochers, il y'aura sûrement un éboulis et il tombera et faible comme il l'est, il mourra forcément, pensa Leundeum.
Elle ria alors et suivit l'homme dans l'obscurité des roches. L'homme rampa jusqu'à la fin du petit tunnel et vit là où il s'arrêtait. Il ferma les yeux, car il avait bien fait d'épargner le lézard et de l'avoir suivi jusqu'ici
C'était un puits souterrain. Sans doute un vestige de l'Ancien Monde qui existait et a été enselvie sous cette terre où marchent des hommes, insouciants de ce qui s'est passé auparavant. Ou qui ne veulent plus se rappeller. L'homme sorti alors de l'orifice et marcha lentement vers l'eau. On lui a appris à réprimer et canaliser ses envies, ne pas se jeter sur l'objet de ses convoitises, ne pas être l'esclave de ses émotions mais de les contrôler. Il prit son doigt et bu la goutte qui était d'abord petite puis s'égoutta. Il l'a bu, et c'est alors, qu'ayant compris que cette eau était fraîche et pure, il regarda le lézard, qui le regarda. Ensemble ils burent de l'eau dans le silence. L'ombre se tenait derrière l'homme. Elle avait perdu espoir, l'homme ne mourrait pas aujourd'hui. C'était tout.
L'homme avait senti l'essence de la vie, la matière liquide, inonder son être assoiffé et délirant, eus pour la première fois un semblant de bonheur. C'est dans l'adversité et la perte que l'on comprend et ressent vraiment l'importance des éléments simples de la vie. D'abord lourde dans son gosier, l'eau se dispersa et descendit pour remplir ce corps décharné, une eau dont il avait presque oublié la couleur et l'apparence. Après cela, il prit un simple mais rafraîchissant bain. Et il s'assoupit, et l'ombre, cette nuit, le laissa dormir.
À son réveil, l'homme but encore quelques gorgées de l'eau salvatrice et s'enquit à reprendre son périple dans la Terre desséchée. Il savait qu'au delà, il trouverait une autre terre, peuplée. Certains disaient que ses habitants avaient une couleur de peau rouge sang. Plus que quelques jours de marche. Il tremblait de faim mais s'était abstenu de tuer le lézard, peut-être aurait il moins faim à l'heure qu'il est. Alors l'ombre le tourmenta, pour le plonger dans le cycle infernal et irréductible des regrets. Mais l'homme avait l'esprit clair et une certaine morale guidait ses choix. Alors l'homme parla, de manière solennelle :
- De la plus infime particule de matière de l'atome jusqu'à l'échelle cosmique, tout est sous une pression qui le dépasse. L'embryon se fixe sur l'utérus comme un parasite et fait saigner sa génitrice,absorbe sa nourriture et vit à travers elle,notre métabolisme tue, le végétal se nourrit de matières minérales provenant de la décomposition de la matière organique qui a pu se développer car elle absorbait de la matière végétale ou animale. Même le monde des insectes est carnassier, féroce. Mais je ne veux me soumettre entièrement à cette influence universelle, mes choix dépassent mes instincts.
L'homme s'arrêta de parler,son regard redevint las et contrit.Ce n'était pas des paroles qu'il récitait par coeur, il l'avait vécu. S'était il résigné ou justifiait t'il ses actes ? L'ombre se tut.
Telle est l'une des innombrables événements de marche de l'Oublié sur la Terre Aride et Morte. Le voile de la nuit ne l'arrête pas car il le sait, chaque pas amoindri une distance qu'il sait courte, car l'éclat de l'aube, sa timide éclosion décèle toujours une lueur d'espoir dans les lendemains de notre vie. Au loin, le lézard le regardait s'éloigner.