Lettre à mes sœurs

Toute histoire commence un jour, quelque part entre ambition et interdit...
Mes sœurs, j’ai appris que dire ce qui vient du nec plus ultra de notre âme est empreint d’une simplicité et d’une honnêteté sans faille. Il ne faut donc pas craindre de dire la vérité.
Mes sœurs, j’ai appris qu’il n’est pas mauvais d’avoir soif de réussite mais lorsqu’on en oublie l’interdit, notre ambition devient toxique.
Mes sœurs, je vous déconseille, à travers ce récit, de faire comme moi parce que j’ai ignoré l’interdit et j’ai laissé mon ambition dépasser mes oreilles. Voici comment tout s’est passé :
J’ai rencontré, pour la première fois, mon père, ou devrais-je dire mon professeur d’économie ou plutôt mon amant à l’école de commerce de l’unique université publique de la capitale verte de mon pays. Si vous n’avez pas compris, cela veut tout simplement dire que mon père, mon professeur d’économie et mon amant sont la même personne. Ne me jetez pas encore la pierre, s’il vous plaît, laissez-moi poursuivre.
Ma mère m’a eu à l’âge de 15 ans et je n’ai jamais connu mon père. Élevée par sa grand-mère après la mort de ses parents, cette année-là, elle était tombée éperdument amoureuse d’un jeune homme d’à peine un an de plus qu’elle, fils d’un des candidats aux législatives qui étaient venus battre campagne dans notre village. Vous savez, les amours de jeunesse s’en suivent souvent d’une passion incontrôlée. Tous deux à fleur de l’âge, découvrant pour la première fois les saveurs du fruit de la connaissance du bien et du mal, c’est au milieu de toute cette fraîcheur que j’ai été conçue. Une fois les campagnes terminées, celui qui allait devenir mon père s’en était allé avec sa famille, promettant à ma mère qu’il reviendrait l’épouser et ignorant que la semence qui allait me faire germer était déjà plantée. Malheureusement pour ma mère, elle n’a plus jamais eu de nouvelles de son amour de toujours. Avec le décès de sa grand-mère juste après ma venue au monde et brisée par cette déception, ma mère a vécu toute sa vie comme une orpheline, une veuve et mère solitaire.
Dans mon village tout le monde m’appelait, dans notre langue, « mwana étiké » (enfant abandonné ou enfant bâtard). J’étais la risée de tous mes amis. Quelques fois, pour éviter d’en souffrir je prenais leurs moqueries pour des blagues et je considérais cette appellation comme un pseudonyme. Lorsque j’ai eu quatorze ans, par chance, la cousine de ma mère qui vivait et travaillait dans la capitale comme enseignante me prit sous son aile pour que j’aille à l’école convenablement. Cela m’a été d’un grand soulagement. C’est ainsi que j’ai connu la ville, que j’ai réellement compris l’importance d’aller à l’école. C’est ainsi également que j’ai eu envie de devenir comme l’une de ces grandes dames que l’on voit à la télé, respectées de tous. Cette soif de réussite était surtout motivée par l’envie de prendre ma revanche de toutes les humiliations et les railleries que j’ai subies. Tel un chevalier qui vient de remporter une bataille, je voulais devenir une grande dame pour aller sortir ma mère du cercle vicieux dans lequel elle a vécu toute sa vie. Cette ambition dévorante m’a valu le mérite d’être toujours la meilleure à l’école, plus j’étais déterminée plus j’étais meilleure.
Quatre ans après mon arrivée en ville, alors que je venais de satisfaire à mon baccalauréat, ma tante décéda et je me retrouvai seule dans la grande ville. J’avais donc le choix entre retourner au village ou oser continuer mes études sans aucun soutien. Pauvre paysanne de son état, ma mère ne pouvait me soutenir alors elle me suggéra la première option mais la force de mon ambition était telle que j’ai préféré courir après mon rêve contre vents et marées. Avec l’argent que mes amis avaient récolté pour moi à l’occasion du décès de ma tante, j’avais donc résolu de prendre place au campus et de m’inscrire au concours de l’école de commerce dans l’espoir d’obtenir une bourse, ce qui me serait d’un grand soutien. Malheureusement cette année-là, le pays traversait une crise économique sans précédent et les bourses avaient été suspendues. L’ironie du sort c’est que j’avais satisfait à mon concours. Malgré cela, je résolu quand même de continuer ma bataille, il n’était pas question pour moi de retourner au village sans devenir une grande dame. Une amie me présenta son oncle qui me prit comme vendeuse pour cabine téléphonique. Mon salaire me permettait à peine de trouver de quoi me mettre sous la dent. C’est ainsi que j’ai commencé à travailler les week-ends comme serveuse dans une boîte de nuit. Toujours en quête de sous, je ne servais plus seulement les verres des clients mais je servais également de dame de compagnie pour leur faire passer du bon temps mais aussi pour leur donner envie de revenir. Je dois avouer que je m’en sortais pas mal puisque j’avais une longue liste de clients fidèles. Malgré mes dérives, moi-même je me demande encore comment, j’étais toujours aussi brillante à l’école. Je pense avoir découvert la double face du pouvoir de l’ambition parce qu’en même temps elle faisait de moi une intellectuelle sans égratignure, en même temps elle me détruisait l’âme.
Je réussi à valider brillamment ma première année universitaire comme major de ma promotion. Bien que le problème de finances persistait, c’est donc avec assurance que la nouvelle année académique annonçait merveilleusement ses couleurs. Mon succès estudiantin me permettait d’assumer la fonction de délégué ma classe et de vice-président du syndicat de l’école. Ce sont des rôles que j’affectionnais tendrement parce que pour moi avoir des fonctions de leadership dans mon établissement me faisait rêver à occuper des postes de responsabilités au sein des entreprises ou à diriger ma propre équipe au sein de l’entreprise que je rêvais de créer. En plus, désormais, je faisais non seulement partie des étudiants les plus connus de l’établissement j’avais également la facilité d’être en contact avec tout le personnel enseignant.
Un jour, Monsieur Philippe, notre professeur d’économie m’avais demandé de passer à son boulot pour prendre le support de cours parce qu’il devait s’absenter quelques jours. Pendant que nous discutions dans son bureau, je ne sais pas comment, la conversation était passée de sujets d’actualités à sujets personnels et je commençais à lui raconter certaines difficultés auxquelles je faisais face, à croire que j’avais encore des années d’études devant moi. Étant père de famille de deux enfants, épris de compassion pour moi et sachant que j’étais une étudiante brillante, Monsieur Philippe proposa de me soutenir financièrement, ce qui fut fait d’ailleurs. Ensuite, par le jeu naturel des idées et par l’enchaînement des faits, notre relation s’est transformée en une sombre et belle histoire d’amour. Sombre parce qu’il y avait l’interdit que nous ignorions au départ, il était mon père, et il y avait l’interdit que nous connaissions, il était marié. Et, belle parce qu’il était mon seul soutien, mon seul réconfort et il était déterminé à m’accompagner dans la réalisation de mes rêves. Notre histoire était si forte que je crois aujourd’hui que c’est plutôt le lien du sang qui nous avait autant rapproché. Étant donné qu’il était marié et pour éviter d’être mal vu au campus, Philippe pris pour moi un appartement et c’est là que nous vivions notre petite vie. Sans vouloir me justifier, mais comment pouvais-je imaginer que ce jeune homme de trente-cinq ans était en réalité mon père ? D’autant plus qu’à part ce que je vous ai raconté je ne savais rien de lui, ma mère ne m’en a jamais dit plus que ce que je vous ai raconté. Alors nous avons continué notre histoire jusqu’à ce qu’on découvre un jour que j’étais enceinte. Tous les deux, nous voulions de ce bébé, on avait donc décidé de garder la grossesse. Il fallait cependant que j’appelle ma mère pour l’informer que j’avais rencontré quelqu’un et que nous allions avoir un enfant.
Au sixième mois de ma grossesse je fis venir ma mère pour qu’elle vive avec moi. Le matin de son arrivée j’étais allée la chercher à la gare routière, les retrouvailles avaient été émouvantes et chaleureuses à la mode française, c’était tout simplement magnifique. Une fois arrivée à l’appartement, dès que ses yeux sont tombés sur Philippe au son de ma voix lui disant « je te présente ton beau-fils Philippe » l’atmosphère était aussitôt devenue morose, même après dix-neuf ans, elle reconnaissait encore le visage qui était autrefois l’amour de sa vie, le père de son enfant, mon père.
Mes sœurs, je viens d’accoucher d’un garçon. A cet instant où je vous écris ces mots, je réalise que j’ai le verdict dans l’âme : mon fils et frère est le fruit de l’interdit. Comme le disait Denis Diderot, « ce que nous appelons le péché originel, Ninon de Lenclos l’appelait le péché original ». Moi, j’ai péché de façon originale.