Les noces de Linette

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J'aime la solitude qui permet le rêve et l'évasion, les rencontres qui font grandir, la vie qui chaque jour me surprend. J'écris aussi parfois...

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Nouvelles :
  • Littérature générale

Le père maintient le poignet de Linette comme s'il avait peur de la voir prendre la fuite.
C'est mal connaître son enfant.
Linette a le sens du devoir enkysté dans sa chair, les gênes d'une famille qui, de génération en génération, s'échine à cultiver l'honnêteté dans l'ombre de l'honneur. Hommes et femmes élèvent la dignité au sommet des étoiles et lustrent la fierté avec leurs mains calleuses.
La ferme est mal en point. Les parents, et les parents des parents de la jeune fille vivaient de leur labeur et s'abreuvaient à la source de leur sueur, mais aujourd'hui la pluie oublie le Causse, les étés brûlants ploient les corps secs et tordus au milieu des sillons assoiffés. Le champ derrière l'étable ressemble à la paille de la crèche à Noël. Il implore qu'on le mette en jachère, un repos bien mérité après tant d'efforts à nourrir la tribu. Mais on n'a pas les moyens de perdre une année, si ténues soient les céréales, épis filiformes parodiant une danse macabre sur des tiges étiques. Alors on pousse la terre jusqu'à ce qu'elle rende l'âme, on l'exhorte, on la prie quand on ne la supplie. Tenir encore un peu avant de s'écrouler pour l'éternité, allongé face au sol, les bras en croix sur le roc des mottes.
De nouveaux fléaux apparaissent qui finiront par les tuer. Les vaches efflanquées du maigre troupeau meuglent de chagrin, on dirait les pleurs d'un enfant ventru au sein tari de sa mère, le cuir ciré de la croupe n'est plus de velours comme jadis, et le regard adouci de longs cils se voile à l'approche de l'homme, elles ont perdu la confiance.
Sans parler des ruches désertées par les abeilles moribondes qui battent de l'aile avant d'atterrir sur le lavandin ou le bleuet, étourdies au point de se perdre en rentrant au bercail et de mourir loin des leurs au milieu de nulle part.
Si près du désastre, le père caressa une idée. Les mains soutenaient ses reins enserrés de flanelle tandis qu'il admirait le champ d'en face, l'herbe verte et les veaux gras gambadant sous le regard attendri des vaches déjà pleines. Jusqu'à l'air frais, plus léger que sur son lopin. Une ferveur teintée d'envie et de souffrance en regardant mûrir jusqu'à l'écœurement le bien des voisins. Ceux-là mêmes qui savent arroser d'abondance, puisant l'or liquide dans quelque citerne secrète, et emploient une main d'œuvre venue d'ailleurs au cœur de la haute saison. Leur terre est meuble, elle a vomi toute la pierraille aiguisée chez les autres, hasard de la vie le jour de la distribution. Pour couronner la chance, un oncle venu de nulle part, mort au bon moment, et l'exploitation déjà bénie des dieux reluit de modernité.
Dans les temps anciens, on se fréquentait, on était du même monde. On se partageait le cochon en deux moitiés égales avant de cuire le boudin, on se régalait des bas morceaux, tous autour de la table, une planche posée sur les tréteaux au milieu de la cour. La piquette se tirait à tour de rôle, on faisait ripaille, parmi les éclats de rire ou les larmes amères si un souci venait assombrir la vie. Mais l'argent a gâché la belle entente et c'est à peine si aujourd'hui on se salue en se croisant. La tête grossit vite quand les poches se remplissent.
Ce matin-là, le père a décidé qu'on allait marier Linette à l'Augustin, la petite allait les sauver. Il a couru jusqu'à sa bâtisse de pisé, comme il a pu, accentuant son déhanchement de canard tant il souffrait du dos et de partout. Il est entré par effraction pour annoncer la nouvelle, debout dans la cuisine, se balançant d'une jambe l'autre comme un enfant pris en faute. La mère écossait les fèves pour le souper, elle n'a pas levé la tête, concentrée sur sa tâche, veillant à ne rien perdre du précieux légume. Encore un jour sans viande, on avait l'habitude. Elle n'était pas sûre d'en mettre sur la table le dimanche qui suivait.
Linette n'était pas loin. À l'énoncé de la sentence, elle n'a pas prononcé un mot, pas le moindre soupir. Les femmes parlent peu à la maison. Toujours pour l'utile. Elle est montée au grenier pleurer dans la pénombre, trouvant un maigre réconfort à enfouir son visage dans un coussin poussiéreux. La peine serait moins lourde si aucun témoin ne venait troubler son chagrin.
Linette n'a que faire d'Augustin, elle aime Pierre. Quand le facteur, son tuteur, s'est cassé la jambe en tombant de vélo, le jeune homme a repris la tournée, comme une évidence. Les amoureux se sont connus un jour d'hiver, il faisait un froid à fendre les cailloux. L'horizon hésitait, à mi-chemin entre un sol cotonneux et un ciel anthracite prêt à répandre sa semence, une nouvelle couche de neige fraîche qui assourdirait les paroles des hommes et les cris des bêtes. Le père avait invité Pierre à se réchauffer devant l'âtre avant de poursuivre sa route, de distiller les nouvelles, bonnes ou mauvaises selon l'époque. Linette ravaudait à la lumière des flammes, elle mettait une pièce à un tablier élimé. Le regard noisette, doré par le feu, rencontra un sourire franc creusé d'une fossette. L'amour fit le reste.
Pierre cueillait des brassées de fleurs sauvages qu'il accrochait à la porte de l'étable et Linette chantonnait tout au long du jour. Si, le guettant au bout du chemin, elle parait ses cheveux d'un ruban avant de lui offrir son plus clair sourire, Pierre pédalait de bon cœur, priant pour que la jambe de son tuteur tarde à se ressouder.
Au printemps, quand il a demandé Linette en mariage sous le gros chêne, la jeune fille a accepté son premier baiser, celui qui fait frissonner l'innocente. Sans être opposé à cette union, le père n'avait pas donné le consentement officiel, quand on tope dans la main comme un maquignon. Il commençait à manigancer le mariage avec Augustin, le fils du voisin. Un garçon pas futé, pas très courageux, pas beau non plus, mais l'unique héritier d'une famille à l'aise.
Linette inondait de larmes les lattes disjointes du grenier, quand ce n'était la paille craquante de l'étable où le bétail la cajolait de son haleine tiède. Sans cesse, elle pleurait, en secret, sans jamais affronter son père. Elle n'osait, l'idée ne l'effleurait même pas, respectant l'ancêtre et tous ceux avant lui, devoir et obéissance, résignation mêlée aux coutumes de la lignée. Elle ne chantait plus, murée dans sa peine. Et le père a donné sa parole à la famille d'Augustin.
Ce matin, Linette se laisse conduire à l'autel de son malheur.
Elle se tient sur le parvis de la chapelle au bras de l'homme qui l'a élevée et aimée, à la façon rude des paysans, d'une tendresse muette. Linette se souvient de sa frayeur quand elle était tombée du pommier, l'élan de son père affolé. Il avait ébauché un baiser en la recevant dans ses bras, vite repris aux sirènes de la pudeur.
La mère est installée sur le banc du fond. Elle marmonne les prières en égrenant son chapelet, demande que sa fille soit une bonne épouse, une bonne mère si Dieu le veut, et qu'elle sache tenir son ménage. Elle est femme et sait ce qu'il en coûte de faire tourner une maison quand on n'aime pas avec le cœur.
Linette flotte dans sa robe de dentelle. La famille d'Augustin a tenu à habiller la mariée. Ils sont soulagés de caser le fils, mais refusent qu'on jase derrière leur dos. Ils ont un rang à tenir maintenant qu'ils sont riches. À l'église, ils s'agenouillent au premier rang sur un prie-Dieu recouvert de tapisserie, sous le regard complice du curé, lorsque débute la quête.
La bientôt femme s'avance dans l'allée. Son père l'abandonne à son futur mari, les joues rubicondes d'avoir arrosé l'événement avant l'heure. Sa cravate est dénouée, un pan de chemise dépasse de la veste. Il sourit aux anges du vitrail, comme s'il assistait à la cérémonie d'un autre. À peine s'il jette un regard sur sa promise.
Linette paraît tranquille, presque paisible. On pourrait croire qu'elle est heureuse au plus beau jour de sa vie.
Elle s'est donnée à Pierre la veille des noces et s'est fait un serment. À elle seule elle a dit oui. Si un petit pousse dans son ventre, elle aura un peu de son amour à chérir tout au long de son existence. Et si la nature rechigne à faire son œuvre, elle connaît le chemin de l'étang. Linette ne sait pas nager.

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