Les noces de bois

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Journaliste-Photographe, j'aime aussi écrire ce qui me passe par la plume. Plutôt noire et frissonnante parfois drôle. Peut-être me volerez-vous dans les plumes après lecture ? Peut-être ... [+]

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Vivian était assis devant son assiette. Il regardait fixement les nouilles fades, sans beurre ni sauce. « Tu ne dois pas tomber malade », lui avait-elle dit un jour. Il fallait donc se ménager. Faire attention à son alimentation. C'était long quand même. Depuis le temps. Quelle connasse !
D'un revers de la main, il repoussa ce plat insipide. Il avait perdu l'appétit depuis bien longtemps, et pourtant elle s'entêtait à le nourrir. Il aurait pu se laisser crever de faim, mais il était bien trop lâche pour ça.
Alors, il obéissait. Il essayait d'être gentil, enfin, le minimum syndical. Il ne voulait surtout pas prendre de risques. Pourtant, il lui en aurait bien collé une, à cette folle.

Au début, il n'avait pas du tout compris ce qui se passait. Il venait de perdre son boulot car il arrivait trop souvent en retard après ses virées nocturnes. C'était vraiment nul, ce job lui offrait pourtant un train de vie confortable.
Vivian était le commercial parfait : la chemise blanche toujours impeccable, la barbe toujours rasée de près, le sourire toujours all-bright et l'eau de toilette toujours à portée de main. Sans parler des pompes, cirées comme des sous neufs. « C'est à ça qu'on voit que les gens sont propres et sérieux, mon fils », lui criait sa mère de son vivant.
C'était la classe ce gars. Et il le savait. Les filles tombaient comme des mouches devant son charme fou. Un sourire et il les embarquait. Il n'avait que l'embarras du choix. Il en profitait et ne sélectionnait que les plus belles. Et puis, il se la jouait au volant de « son » BM comme il disait. Parce que sa bagnole, « c'était pas une gonzesse ». Il parlait d'elle au masculin et ne tarissait pas d'éloges quant à ses performances sportives. Tous les jours, il pensait à son BM, histoire de ne pas perdre la boule. Ça tournait plus très rond chez lui d'ailleurs. Surtout depuis qu'il s'était réveillé cul-de-jatte.
« Oh mon Dieu ! » Cul-de-jatte... Enfin presque, les deux guibolles brisées, écrabouillées, inutilisables. Deux pattes molles pendues à ses fesses devenues flasques.

Non, il n'avait vraiment pas compris ce qui se passait. Elle l'avait dragué ouvertement, se rappelait-il en se mordant les lèvres. Il était resté assis derrière le volant pendant qu'elle se jetait sur lui pour l'embrasser. Leurs bouches s'étaient entrechoquées, et pouf ! plus rien.
Il s'était réveillé là, sur ce sol carrelé, pieds et poings liés. Nu comme un ver. Dans la pénombre. Il avait rampé tant bien que mal dans la pièce, puis avait repéré une douche et des toilettes contre le mur. Il avait fait pleurer le colosse, se souvient-il en souriant. Et puis elle avait réapparu dans l'encadrement de la porte. Il l'avait d'abord traitée de « malade, connasse, salope » pour finalement la supplier de le relâcher, mais elle n'avait pas bougé d'un poil. Elle était aussi froide que le carrelage. Imperturbable. Muette.

Les premiers matins, elle lui portait un café avec une paille. À midi, de la soupe avec une paille. Et le soir, de la soupe avec une paille. Elle ne l'avait pas détaché. Il souffrait le martyre d'avoir les bras ficelés dans le dos.
Au bout d'une semaine, elle lui avait servi un potage poireaux pommes de terre, et pouf ! dans le coaltar. Quand il s'était réveillé, il avait senti le parfum puissant d'un gel douche bon marché sur sa peau. Il portait un pyjama propre. Il n'était plus attaché mais il ne pouvait plus se lever sans hurler de douleur. En remontant délicatement son pantalon, il avait découvert avec effroi qu'elle lui avait broyé les os des jambes, à coups de marteau sans doute. Il ne voyait pas d'autre moyen possible, d'autant qu'elle n'était pas allée jusqu'à les trancher net, cette dingo ! Elle l'avait soigné, pansé et plâtré de travers pour qu'il ne puisse plus bouger.
« Oh mon Dieu... »
Des sueurs froides recouvraient son corps. Il tremblait comme une feuille.
Il se souvint de ce film, Misery, inspiré du livre de Stephen King et de cette infirmière qui avait séquestré son écrivain favori. Elle lui avait même coupé un pied. Annie Wilkes. C'est comme ça qu'elle s'appelait, cette malade. Et elle, sa geôlière, comment s'appelait-elle ? Pourquoi lui faire tout ça ? S'il avait pu, il l'aurait étranglée de ses propres mains et se serait enfui à toutes jambes... Mais elle pouvait dormir tranquille. Un cul-de-jatte, ça détale pas comme un lapin.
Il lui faudrait des années, s'il s'en sortait, pour parvenir un jour à tenir debout avec des béquilles. De toute façon, il n'avait aucun espoir de se tirer de là tout seul. Elle avait sa vie entre ses mains. Il était à sa merci. Vulnérable. Impuissant.
Désormais dans l'impossibilité de prendre la fuite, il pouvait boire son café sans paille. Elle avait relâché la pression, supprimé toutes entraves et offert un matelas à même le sol. À midi, c'était pâtes, riz ou lentilles, et de temps en temps une tranche de jambon. Le soir, c'était légumes. Des fois, des carottes. Des fois, des endives bouillies. Des fois, des haricots verts.
« Bon appétit », lui disait-elle en déposant le plateau à ses pieds. Il n'y avait aucune ironie dans sa voix. Elle semblait suivre à la lettre un programme précis. C'était tout. Et c'était ça le problème. Vivian se demandait encore et encore s'il la connaissait, si elle avait été l'une de ses conquêtes abandonnées sans beaucoup de classe. C'est vrai qu'il n'était pas très élégant de ce côté-là. Il aimait séduire, conclure, mais après il n'y avait pas de lendemain de prévu. Il passait à autre chose, à une autre fille. Il était comme ça, Vivian.

Quelques semaines plus tard, elle le replongea dans le coaltar pour le débarrasser de ses plâtres. À son réveil, il découvrit ses membres inférieurs tout désarticulés, inertes, impossibles à bouger. Il s'assit sur le cul, le carnage devant lui, et se déplaça en glissant comme il le pouvait. Il ne restait plus rien du beau gosse. Elle l'avait réduit en miettes. Il avait beau hurler, personne ne semblait l'entendre. Il devait être dans un sous-sol car le soir il entendait le bruit des chaises déplacées au-dessus de sa tête, parfois ses talons aiguilles claquer sur le sol, la vaisselle s'entrechoquer dans l'évier et la télévision. Elle regardait le journal ou un jeu, puis elle écoutait un album d'AC/DC ou des Rolling Stones à plein tube. L'odeur du tabac qui arrivait jusqu'à lui le faisait frémir. Elle l'avait privé de tout. Il vivait dans la pénombre, ne distinguait plus la nuit du jour. Le temps était devenu un trou noir sans fond. Il ne savait même plus depuis combien de jours, de mois il était là. Son corps athlétique avait perdu de sa superbe. Il était devenu maigre, mou. Ses cheveux grisonnants étaient hirsutes. Elle les lui coupait régulièrement après la soupe... Comme sa barbe qui n'était plus rasée de près.
Il ne faisait rien de ses journées. Il attendait ses repas et ses visites avec impatience. Il prenait plusieurs douches par jour, pour s'occuper. Il imaginait comment aurait été sa vie s'il n'avait pas croisé le chemin de cette démente. Il pensait à sa mère, à ses collègues de travail, aux filles. Il ne manquait à personne car personne n'était venu le délivrer.

Un soir, il entendit ses pas dans l'escalier. Elle descendait probablement récupérer le plateau repas. Il n'avait pas peur d'elle. Après l'épisode des jambes cassées, elle ne lui avait plus jamais fait le moindre mal. Elle était calme. Silencieuse. Méthodique. Absente.
Quand la porte s'ouvrit, elle portait une bouteille de rhum. Elle s'assit à bonne distance en face de lui avec un fusil de chasse sous le bras et lui offrit un verre.
Et là, il comprit ce qui s'était passé. Elle lui expliqua tout en détail, pesant ses mots, reprenant sa respiration, sans le quitter des yeux, son regard plongé dans le sien. Elle était belle. Très belle.
Il l'aurait rouée de coups s'il avait pu, il lui en aurait fait baver à cette pétasse. Parce que ce n'était qu'une pétasse à ses yeux, une hystérique. Elle lui faisait tant de mal...
— Que ces endives sont fades..., lui dit bêtement Vivian. Tu pourrais pas me donner un peu de sel au moins. Juste une fois. Ça fait si longtemps que je suis là.
— Demain, ce sera nos noces de bois. Ça fera cinq ans pile, lui répondit-elle en lui servant un deuxième godet qu'il but cul sec.

Le lendemain soir, pieds et poings liés, drogué, elle le poussa dans un fauteuil roulant et le hissa dans son BM côté passager. Il ne pesait plus bien lourd, Vivian. Il ressemblait à une branche toute sèche, dévitalisée.
Ils roulèrent des heures dans la nuit. De temps en temps, il tournait la tête vers elle, à demi dans les vapes, un filet de bave aux coins des lèvres. Elle, elle écoutait un CD de métal en boucle, plein pot. Puis elle s'arrêta, descendit du véhicule, déplia le chariot et lui annonça d'une voix lisse : « Tu es libre, Vivian. »
Il était toujours dans le coaltar mais il comprit qu'il avait, enfin, fini de purger sa peine. Les cinq ans de prison ferme pour viol dont il aurait dû écoper si la police avait fait son boulot.
Elle, elle remonta dans sa « petite voiture de gonzesse » qu'elle avait garée sur ce parking désert et disparut dans la nuit noire.
« Je ne sais même pas comment elle s'appelle », songea Vivian entre deux eaux. « Mais celle-là, j'aurais dû la tuer. »

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