Les larmes de l’indifférence

« Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. » Houé!! Je suis trop fort ! Étant petit, je tenais tête à ces vieux dictons félons: A la vue de quelque chose, bouche cousue !, quand les  grands parlent les petits se taisent...Alors que je disais, pour une méchante gifle, que ce qu'on voit on en parle, il faut des agents transformateurs. Ambitieux, J'ai un parcours scolaire jalonné de succès, fréquentant le salon de l'Université l'objectif n'a pas cessé d'être, car les stratégies ne changent jamais. Mais à quoi cela sert d'être performant si on est indifférent des maux qui gangrènent son entourage ? À tort, les citoyens se font fils de l'inaction. Moi Lekalman Ajivit, écœuré suis-je ?

Ajivit est assis au bord de la table bancale de planches drues, il crache à flots impétueux ses réminiscences qui débordent sa tête. Il se rappelle la situation des citoyens haïtiens torturés, malgré tout, qui n'ont pas encore le courage de gagner les rues en grand nombre pour exiger de meilleures conditions de vie. Tantôt sa plume sur la feuille tantôt se plonge dans un monologue:

-L'autre jour, à la manif j'ai appris à la radio que la police a molesté une myriade de citoyens. Ils n'ont même pas eu le temps d'avoir les premiers soins. Y a-t-il un moyen d'organiser quoi que ce soit? Il fallait quelque chose d'autre, oui ! Les circonstances l'obligent ! Je l'attends, mon impatience grossit!! Je suis dans la vallée de misère vogue la galère!

Ajivit s'oriente auprès de la marchande car il est attiré par l'odeur de la friture.

Elle, vêtue d'un tablier noir a pu faire son diagnostic des clients qui sont de petites bourses. La table est garnie de pâtés bouffis, d'une chaudière remplie de sauce bien piquante.

Ainsi, il s'adresse à la marchande. Je n'ai que 50 gourdes, ai-je accès à quoi? Elle fait une grimace dédaigneuse du visage.

Promptement, il dit la viande n'est pas incluse.

 Pas besoin de ça, pense-t-il ?

-D'ailleurs, ce n'est pas réservé à nous. Ce qui a vitement ralenti l'orchestration de la scène qui lui allait être faite.

Se jetant sur un bout de mur crasseux au bord de la rue pour déguster sa pitance graisseuse, soudain, une rafale de vent imprudent d'une vitesse impeccable amasse une somme de poussière bien rassis provenant des ordures de toutes sortes, l'applique sur son visage, nonobstant le recours de ces bras protecteurs, abruptement arqués, le dos plié, le mets n'a pas eu intégralement la vie sauve. Ajivit est déguisé par l'envers du décor à l'instar des hommes de la minoterie. Frappé de la consternation la plus brutale, il secoue la tête. Il jette ses regards de loin, décontenancé, il est dans le pétrin, le courage lui manque...

La marchande attirée par sa réaction, l'invite à enlever la première couche. Il renonce ; d'un hochement de la tête traduisant son non-acquiescement.

Ainsi Ajivit dit :

 -Ce serait injuste de ma part de te rendre responsable. Tu as déjà tout payé à travers tes taxes. Cette rue, ne devrait pas être aussi raboteuse. Ce mal que nous connaissons aujourd'hui est le fruit des travaux de nos dirigeants inconscients, de notre bourgeoisie orgueilleuse.

En lui, n'habitait point le repos. De l'index caressant le menton, Il pense à ce peuple et quel peuple? Une bande d'aveugles amnésiques qui, à tort, se croient lucides.

 Il poursuit son monologue :

-Le peuple tient encore et toujours le fardeau de la flamme inextinguible de l'inconscience. Il ne doit pas abandonner. Non! Assurément non ! Si le fardeau est trop pesant, doit on baisser les bras? Revigorer les muscles serait meilleur.

De nouveau il plonge dans sa tête, se souvenant de son expérience, où lui et Avadra son meilleur ami, devaient investir les rues pour cette campagne de sensibilisation. Paisibles, ils marchaient et voilà; Ils ont failli être trempés d'un vase de nuit qui débordait de pipi en décomposition, lancé à quelque 1m d'eux sortant d'un corridor. Le sol change d'aspect, car il est colonisé de mousses jaunâtres l'humectant suffisamment.

Brusquement ! Avadra frappe énergiquement du pied un caillou et perd l'aplomb atterrissant droit dans le caniveau putride. Il se dresse difficilement et secoue les mains desquelles ruisselaient de l'urine décrivant des méandres pour atteindre l'extrémité de ces doigts pour se dégoutter par intermittence. Quelle galère!

Ils sortent du couloir et se dirigent vers le centre-ville. Amis du silence, ils avancent à cœur joie apercevant une foule qui s'amasse. Les uns applaudissent et les autres tentent de calmer l'atmosphère qui est troublée profondément.

Alors deux voisines se disputent de la maternité d'une pile de fatras dans le parage se dirigeant vers le cœur de la foule. Soudain ! Avadra, sans prendre le pouls de la situation  dit « vous êtes tous les deux responsables !! Bandes de cochonnes sales, vous êtes tous les deux propriétaires ». L'une des commères rétorque proportionnellement à cette offense qui l'attaque dans sa réputation, « Espèce de gros cochon gras ».

On est à Bolovil un quartier populaire de la ville des Cayes; ça ne nous offusque pas, on aime déguster les plats de propos grossiers, on aime entendre les bons sons. La foule se surchauffe, dégageant une énergie de bouches non encore expérimentée les bienfaits de la dentifrice.

 Les deux filles font semblant de garder un ton sérieux qui est continuellement aux prises avec une envie de rire débordante.

Ajivit, quoique embarrassé de la réaction de son pair a de toute évidence la carte blanche, le terrain propice pour débuter sa sensibilisation.

-Nous devons tous faire une bonne gestion de nos déchets, car nous en produisons chaque jour. N'est-ce pas vrai? Nous devons veiller à la propreté de notre quartier.

-Voyez-vous !

-Nous vivons, ici, Bolovil, un quartier dont la senteur puante du désespoir qui grossit. L'abandon a pu emporter le triomphe. La résignation trône, on se fait esclave de l'indifférence, ici, on déguste très bien les promesses non tenues.

La foule fait preuve d'une écoute active, elle est hors du commun, buvant sans répit les propos.

Ajivit continue encore plus fort, en lisant un texte titré "Remède pour les mentales disloqués."

-Halte-là ! Le développement n'a pas reçu de bon accueil, le sac de la compétence est troué. Nous sommes en train d'être guidés par des incompétents, mais hélas ! L'ignorance est presque à sa limite, oh non ! Elle est devenue mature, trop démesurée. Elle caresse l'immodéré, elle accapare notre centre de réflexion et nous fait immerger dans le sommeil profond de notre intelligence. La peur règne, je suis témoin oculaire de ma mère, matraquée, violée, assassinée par des gangsters qui commandent, ils sont payés car ils mettent en déroute le monstre froid.

Le déclin grossissant de cette société est visible voire palpable. L'état de la dégénérescence enfanté par les acteurs du népotisme scintille encore pour alimenter des jours bigarrés d'horreur qui jettent un désarroi additionnel sur le sort lamentable de la population qui croupit dans une misère infra-humaine.

Serais-je taxé de symbole de trahison si je ne tenais pas à vous dire la vérité, nous sommes en vérité saisie d'une lenteur. Notre société accouche trop souvent l'indécence, c'est une catastrophe sociétale débilitante, une péripétie sociétale. Je ne veux pas que ma dépouille soit dans le collimateur de la postérité de peur de ne pas régénérer les gênes de la complicité du mal. Nous sommes menacés, le gros du danger nous frappe de plein fouet, Bolovil se meurt, Bolovil se meurt.

Ainsi, Une vibration le saisit sur le même bout de mur crasseux accompagné de sa chaise roulante. Et crie, assez! assez! J'en ai assez. Moi, Lekalman Ajivit, plus jamais, je ne veux pas entendre les discours de résignation de ma tante, les complaintes de ma sœur et j'en passe.

Le calmant qui me tétanise est à bout. Je vais me faire une prothèse, car je dois agir vite. Il y a péril en la demeure!